Réflexions sur l’Europe de l’Espace et la coopération euro-atlantique

Réflexions sur l’Europe de
l’Espace et la coopération euro-atlantique
Pour
répondre aux diverses propositions américaines de "coopération" en matière de
spatial et de défense, l’Europe doit bâtir une Politique Spatiale Européenne
Globale (PSEG) qui pourrait intégrer en partie les domaines civils et
militaires. Elle se doit de définir et de programmer les moyens pour se placer en position
plus équilibrée vis-à-vis des États-Unis et développer des programmes
fédérateurs d’intégration et de démonstration des capacités européennes en la
matière.
L’objectif est de doter l’Europe de capacités autonomes d’accès et de contrôle
de l’espace, permettant, entre autres, que son industrie devienne un partenaire
à part entière et non pas un simple sous-traitant. Analyse et propositions de
Didier Compard, (*) Expert Conseil International ECTI (Professionnels Seniors
Bénévoles). Paris, le 25 Avril 2004.

Didier
Compard (Photo Ó
European-Security)
« L'espace représente le même
enjeu aujourd'hui que la dissuasion nucléaire dans les années soixante »
Interview de Michèle Alliot-Marie, Air & Cosmos du 13 juin 2003.
La maîtrise de l’Espace extra
atmosphérique (au-dessus de 120 km d’altitude) a toujours été un enjeu
stratégique pour la sécurité des grandes puissances
- Cette maîtrise de l’Espace
concerne non seulement les systèmes satellitaires, mais de plus en plus les
moyens d’accès à l’Espace et tous les systèmes balistiques suborbitaux
- Les USA développent une
politique clairement affichée de Domination de l’Espace, qui représente un
défi pour l’Europe, et en particulier la France, première puissance spatiale
européenne.
La France et L’Europe ne
pourront acquérir et conserver un statut de grande puissance qu’en disposant de
technologies et moyens spatiaux lui permettant :
Dans le domaine de la sécurité
et de la défense :
– d’évaluer
globalement les menaces de façon autonome,
– de gérer,
partout dans le monde, les crises en s’appuyant sur ses moyens propres,
– de contrer
les menaces, soit par la défense, soit par une capacité de riposte, dans un
concept de dissuasion étendue
– de coopérer
de façon plus équilibrée et plus équitable avec les États-Unis
Dans le domaine spatial
scientifique et de l’exploration extra terrestre :
– de pouvoir
continuer à jouer un rôle majeur dans ces domaines, en particulier dans celui
des véhicules orbitaux et d’exploration..
- Le contrôle de l'espace : Un
enjeu stratégique (1)
La maîtrise des technologies relatives
aux lanceurs spatiaux et aux satellites constitue une composante cruciale de la
puissance militaire.
Au
delà du développement des missiles balistiques ou des satellites d'observation
et de télécommunication, ce sont désormais des pans entiers de la panoplie des
armées modernes qui font appel aux capacités spatiales, en vue notamment
d'acquérir la maîtrise de l’information en temps réel et la supériorité quelle
confère sur le théâtre d’opération.
Le
recueil du renseignement (image ou écoute électronique), les transmission de
données à très haut débit, la surveillance de la prolifération des armes de
destruction massive et l’alerte balistique, les moyens de positionnement
utilisés pour les armes de précision sont autant d'exemples de l'importance
acquise par l'espace dans les conflits modernes.
Stratégique, puis tactique d'un
point de vue militaire, l'espace l'est également par ses applications civiles, y
compris commerciales, qui prennent une part de plus en plus importante en
matière de diffusion d'images et de données, de téléphonie, de navigation
aérienne et terrestre ou de météo dans notre vie quotidienne et dans l'économie
mondialisée.
- SDI : "Space
Dominance Initiative"
Les États-Unis ont bien entendu, fait
des systèmes spatiaux un instrument privilégié de leur prééminence stratégique,
politique, économique et scientifique. Ils fournissent à eux seuls 80% de
l’investissement financier public dans le monde en matière spatiale, et le
chiffre atteint 95 % si l'on ne considère que le spatial militaire.
L'effort américain ne se relâche pas,
bien au contraire. et l'ensemble des budgets consacrés à l'espace, tant dans le
domaine civil que dans le domaine militaire, représentent un montant annuel
considérable de l'ordre d’une quarantaine
de milliards de dollars au total avec 12,4 Md$ au budget FY 2005 pour les seuls
programmes spatiaux militaires non classifiés.
De tels chiffres témoignent de la
priorité politique accordée à l’espace et de la ferme volonté d'y maintenir
l'avance technologique américaine. En dehors du renouvellement et du
perfectionnement des actuels satellites d'observation, de télécommunication et
de navigation. les États-Unis développent une nouvelle génération de lanceurs
visant à concurrencer les lanceurs européens offrant une alternative aux
lanceurs européens.
De plus, la nouvelle politique de
conquête spatiale de G.W. Bush du plan Moon/Mars peut donner à l’Amérique un
monopole avec le développement de nouveaux systèmes de transport en orbites
terrestre et extraterrestres.
Mais c’est surtout dans le cadre du
programme Missile Defense dont l’architecture a été revue dans un sens beaucoup
plus ambitieux par l’administration Bush, que sont envisagés de nouveaux
développements. Ce programme comporte en effet une forte composante spatiale.
avec des satellites de surveillance SBIRS, voués à la détection précoce des tirs
de missiles, mais aussi des projets concernant l’interception, depuis
et dans l'espace, des missiles durant leur phase propulsée soit par laser (Space
based Laser) soit par lancement d’ intercepteurs exo atmosphériques (dont
certains devraient être déployés dès cette année 2004, et la "Space based
experiment").
S'agissant de
la place dévolue à l'espace dans la doctrine stratégique américaine, un nouveau
degré a été franchi dès janvier 2001, lors de la publication du rapport de la
commission chargée d'évaluer l’organisation et la gestion des activités
spatiales américaines, placée sous l'autorité de Donald Rumsfeld avant que
celui-ci ne devienne Secrétaire à la Défense. Ce rapport a fait sensation en
révélant la grande dépendance des États-Unis vis-à-vis de systèmes spatiaux et
la nécessité de les protéger d'une éventuelle attaque, sous peine de subir un "Pearl Harbour spatial". Il a particulièrement mis en avant le thème du contrôle
de l'espace qui recouvre au moins trois aspects :
La surveillance du milieu spatial, la
protection « passive »des systèmes satellitaires contre une agression et la mise
au point des moyens offensifs visant à dénier l'usage de l'espace à un
adversaire potentiel, « ennemi ou rival ».
C’est ce que déclarait clairement
James. Roche, Secrétaire d’état à l’US Air Force, l’été 2003, en prévoyant de
déployer à l’horizon 2014 une flotte de « rapid-launch military Space Planes »
·
Ces réflexions relancent le débat sur la "militarisation de
l’espace"
Si le traité de l’espace de 1967
interdit la présence dans l’espace d’armes nucléaires ou tout autre type d’armes
de destruction massive, il ne règle pas la question des autres formes de moyens
offensifs . On voit bien qu’une nouvelle controverse se profile entre les États-Unis, ou du moins ceux qui poussent à la mise au point d’armes spatiales,
et une large opinion de la communauté internationale, plutôt favorable à
l’extension du champ d’application du traité de 1967 à tous les types d’armes
offensives.
De plus, sous couverts d’évolutions de
la technologie et de la géopolitique, un traité peut être dénoncé
unilatéralement. (CF : le traité ABM…)
La Missile Defense - avec un budget de plus 10
milliards de dollars/an - est donc motivée par des objectifs que les Etats Unis
ne dissimulent guère:
·
dominer l'espace et, d'autre part, irriguer leur industrie de
l'espace et de la défense.
Cela va même au-delà quand, en avril 2004,
Condoleeza Rice déclare devant la commission d’enquête du Sénat sur les
attentats du 9/11 , que la Missile Defense , « en plus de son objectif dissuasif
permettrait aux Etats-Unis, d’avoir une politique étrangère plus agressive»
·
Coopération internationale
Mais les Etats-Unis appellent leurs alliés et
"amis" à coopérer avec eux sur la Missile Defense:
"Je m'engage à déployer un système de
défense antimissiles le plus tôt possible afin de protéger le peuple américain
et nos forces projetées contre les menaces croissantes auxquelles nous
faisons face. Parce que ces menaces mettent aussi en danger nos alliés et amis
dans le monde, il est essentiel que nous travaillions ensemble pour nous en
protéger, une tâche importante que le traité ABM prohibait. Les Etats Unis
renforceront le dialogue et la coopération avec les autres nations dans le
domaine de la défense antimissiles" [George W. Bush, 13juin 2002]
La démarche est comparable pour
le plan Bush d’exploration planétaire Moon – Mars où l’on trouve une seule
phrase sur la coopération internationale dans le discours de George Bush et qui
reste très sibylline: « We’ll invite other nations to share the challenges
and opportunities of this new era of discovery. » et plus loin: « We
choose to explore space because doing so improves our lives and lifts our
national spirit. »
Officiellement ce n’est pas
le cas mais, Missile Defense et Space exploration sont liés. D’ailleurs, il
n’est pas étonnant que l’ancien directeur de l’Office de la Missile Defense(BMDO)
du DoD, le Lt General Lester Lyles, ait été nommé au Comité présidentiel de
supervision du programme Moon - Mars dirigé par l’ancien Sous Secrétaire d’état
à l’US Air Force qu’est Pete Aldridge.
Face à la claire affirmation des ambitions
américaines, l’Europe peine quelque peu à définir une stratégie. Les moyens
financiers ne sont pas du même ordre. entre le budget spatial total de tous les
pays européens et le budget spatial américain, le rapport est de un à trois dans
le domaine civil et de un à vingt dans le domaine militaire où seule la France a
véritablement réalisé un effort significatif.
L'Europe ne peut pas ignorer ces
initiatives américaines.
Elle doit bâtir une Politique
Spatiale Européenne Globale (PSEG) qui pourrait intégrer, du moins en partie,
les domaines civils et militaires.
Elle doit définir et programmer,
à moyen et long termes, les moyens de se placer en position plus équilibrée
vis-à-vis des Etats-Unis et développer des programmes d’intégration et de
démonstration des capacités européennes en la matière.
Il ne s'agit pas d'entreprendre
une course aux capacités spatiales avec les Etats-Unis dont nous ne partageons
pas tous les objectifs et les ambitions. Il est néanmoins indispensable de
provoquer une véritable prise de conscience en Europe sur les enjeux que
représente l’espace et de mettre en œuvre une politique appropriée. Sans
fédérations d’efforts aujourd’hui dispersés, il sera difficile de maintenir
durablement une autonomie stratégique européenne dans le spatial et d’éviter une
dépendance technologique vis-à-vis du leader mondial américain.
En dépit d’avancées dans des
coopérations bi- ou trilatérales, beaucoup reste à faire pour définir une
véritable politique spatiale européenne à la hauteur des enjeux de demain.
- Quelques réflexions et
propositions pour les besoins du futur pour l’Europe de la défense et
l’exploration spatiale
Dans le
domaine des systèmes satellitaires de télécommunications et d’observation, si
souhait de coopération européenne il y a, cela sera pour les générations
suivantes soit au delà de 2015 pour les télécommunications et vers 2012 pour
l’observation
Mais il
faut réfléchir dès maintenant à ce que pourrait être la suite.
Dans d’autres domaines plus
nouveaux (écoute, alerte avancée, liaisons laser) la France se lance dans une
philosophie de démonstrateur pour s’assurer de la faisabilité avant de passer
aux systèmes opérationnels dans les domaines correspondants.
Les démonstrateurs en question
sont : ESSAIM pour l’écoute électromagnétique, LOLA pour les liaisons laser et
SPIRALE pour l’alerte avancée.
Ces démonstrateurs sont
développés dans un cadre national ( les ouvertures de coopérations ayant
échouées)
- Les systèmes opérationnels
qui devraient suivre doivent se faire en coopération : il faut y réfléchir et
les programmer dès maintenant.
Ces capacités doivent être
complétées par des capacités propres (identification des satellites douteux,
suivi des débris spatiaux, état des satellites amis…) pour répondre aux besoins
de surveillance de l’espace. Ces besoins de surveillance de l’espace permettent
le contrôle des opérations spatiales telles que les lancements, les rendez-vous
orbitaux ou les désorbitations de satellites en fin de vie.
D’autres besoins émergent dans
le domaine du contrôle de l’espace tels que la neutralisation des satellites
douteux, le lancement à la demande de mini ou micro-satellites, l’inspection ou
le ravitaillement de structures orbitales.
En particulier, face d’une part
à la prolifération des armes de destruction massives et des missiles
balistiques, d’autre part aux risques posés par l’obsolescence des moyens
stratégiques de certaines puissances nucléaires traditionnelles, l’Europe se
doit de penser à la sécurité de ses habitants. Dans ce contexte, il est
nécessaire d’envisager des moyens de défense balistique adossés à la dissuasion
nucléaire, à la surveillance de l’espace et au contrôle de l’espace.
Ne serait-il pas souhaitable
d’organiser une information des Français et des Européens en expliquant la
menace et la complémentarité de la dissuasion nucléaire et de la protection. ?
En parallèle, une architecture
de systèmes spatiaux de défense devrait être définie, en France en premier lieu,
pour être adaptée aux besoins d’une certaine autonomie stratégique de l’Europe.
Par exemple, la France pourrait
prendre l’initiative de fédérer la vision européenne sur la prolifération afin
de définir dans le cadre de la PESD, une stratégie européenne de
"Non-prolifération", mais aussi de "Contre- prolifération"
En effet, la France peut être le
moteur de cette réflexion car elle a les compétences techniques et industrielles
dans ces domaines de "systèmes de systèmes" stratégiques (Nucléaire, spatial,
balistique, etc.).
Un premier pas concret pourrait
concerner la coopération européenne sur l’analyse de la menace avec la création
d’une "Cellule européenne de Renseignement" sur, entre autres, la prolifération
et la défense antibalistique stratégique.
La France proposerait
d’européaniser un système spatial opérationnel de surveillance et d’alerte
précoce et de lancer un programme de démonstrateur d’intercepteurs, intégrant et
fédérant les capacités européennes en la matière.
La coopération euro atlantique
ne serait pas occultée mais, pour que les Américains nous prennent au sérieux,
nous devons leur faire des propositions de coopération globales et unifiées.
Montrons leur que nous avons un
projet et un objectif de développer les capacités européennes qui nous
permettraient de nous placer en position d’égal partenaire dans un "New NATO" et
non de simple sous-traitant du type "partenaire JSF".
Enfin, concernant le transport
d’astronautes du
programme Moon-Mars, l’Europe doit sérieusement analyser si les projets et programmes
prévus répondent aux objectifs d’une éventuelle coopération équitable avec les
USA.
- Des idées sont à développer:
Programmes de recherche,
d’intégration et de démonstration des capacités européennes, liens entre les
technologies, les systèmes et les savoir-faire du spatial civil et de l’espace
militaire.
L’objectif recherché serait
toujours de construire des solutions transatlantiques concrètes permettant des
partenariats –industriels entre autres- équilibrés
En tout
état de cause, des budgets nouveaux seront à dégager si l’Europe veut jouer un
rôle majeur dans le monde et si elle ne veut pas être « larguée » par… les
Chinois et les Indiens, voire les Pakistanais….
Didier Compard ©
-
(*)
Didier Compard est un physicien, diplômé de l’École Supérieure de Physique et
Chimie de Paris et en astronautique, de l’Université polytechnique de New
York. Sa carrière s’est développée dans l’industrie aérospatiale (EADS) dans
les systèmes d’armes stratégiques et spatiaux de la dissuasion nucléaire et
comme analyste international de la prolifération des armes de destruction
massive et de leurs vecteurs. Actuellement, Consultant international, associé
à l’ECTI (Échanges et Consultations Techniques Internationaux), il conseille
divers organismes industriels, techniques et politiques sur les questions
liées à la politique de sécurité et de défense européenne, les technologies et
systèmes spatiaux et la prolifération.
(1) Cf.: Article de Xavier de
Villepin, Sénateur. Dossiers de l’Abécédaire parlementaire - 2ème
trimestre 2003)
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