Et si Macron avait raison ?

La petite phrase d’Emmanuel Macron suggérant aux Européens de ne pas écarter l’idée de mettre des troupes au sol en Ukraine a fait couler beaucoup d’encre. Elle n’a laissé aucun pays allié indifférent. Il n’a pas fallu longtemps pour constater que cette unanimité dans la condamnation se transforme en un soutien discret, de quoi irriter Vladimir Poutine… Il aura suffi d’une semaine pour constater qu’il n’y avait pas que les Baltes, les Tchèques ou les Polonais, pour penser que la gravité de la menace d’une défaite de l’Ukraine méritait bien que l’on se pose sérieusement certaines questions. Dans les pays du Nord également, l’idée a rapidement trouvé une résonnance comme cela a été le cas aux Pays-Bas. La publication ce jour d’une analyse de Britta Sandberg [1] dans le Spiegel, le plus grand des magazines allemands, a été accueillie avec un soulagement et une surprise mal dissimulés. Nous reproduisons ici cet article avec l’autorisation de son auteure.

Source : Der Spiegel N°13 — 23 mars 2024 —

Le président français ne veut pas exclure l’envoi de troupes au sol en Ukraine. Il s’aliène ainsi Olaf Scholz, mais les experts sont d’accord avec lui. Ce qui se cache derrière la stratégie de Macron.

Par Britta Sandberg

Emmanuel Macron aime que l’histoire le frôle, car elle le transporte au-delà des affaires politiques quotidiennes et l’élève à quelque chose de plus grand. Aucun président avant lui n’a rendu hommage à autant de soldats morts, de victimes du terrorisme ou de personnalités françaises dans la cour d’honneur des Invalides.

Aucun autre n’a fait transférer avec autant de passion des Françaises et des Français méritants au Panthéon de Paris.

C’est dans la guerre que l’on écrit l’histoire. Après l’attaque russe contre l’Ukraine, Macron s’est longtemps considéré comme un médiateur. Poussé par la foi en sa propre force de persuasion, il a mené avant et après le début de la guerre des conversations téléphoniques interminables avec Vladimir Poutine et s’est laissé observer avec complaisance par une équipe de documentaristes.

Macron pensait effectivement pouvoir influencer l’homme du Kremlin – en tant que dernier Européen avec lequel Poutine s’entretenait encore au téléphone. Tout comme il avait cru pouvoir convaincre Donald Trump en 2019 d’entamer des discussions avec l’Iran. La stratégie de Macron vise à s’approprier l’adversaire par la « séduction », un principe très français.

Depuis qu’il a réussi, contre toutes les règles de la politique, à convaincre l’électorat français en mai 2017, Macron mise avant tout sur Macron. Même après le début de la guerre, il croyait encore à la puissance d’action de sa propre personne. En juin 2022, il avertissait encore qu’il ne fallait pas humilier la Russie.

Durant cette période, Emmanuel Macron a perdu en crédibilité auprès des soutiens de l’Ukraine. Cela le poursuit encore aujourd’hui. Il est considéré comme vaniteux, volatile, peu sérieux. Il est facile de tourner ses propositions en dérision, y compris sa déclaration du 26 février sur l’option d’envoyer des troupes au sol en Ukraine.

Il a dit : « Rien ne doit être exclu. Nous ferons tout ce qui est nécessaire pour que la Russie ne puisse pas gagner cette guerre ». Ses paroles ont été largement rejetées, en particulier à Berlin. Elles ont été rapidement classées dans l’image d’un homme qui se fait surtout remarquer par ses actions solitaires.

A la chancellerie de Berlin, Macron est considéré comme celui qui retourne beaucoup de choses à son propre avantage : Macron, l’éternel tireur à la première personne.

Le président français y a lui-même le plus contribué. Le fait qu’il ait été le premier à déclarer en janvier 2023 que la France avait décidé de livrer des chars à l’Ukraine n’a pas arrangé les choses. Les États-Unis, l’Allemagne et la France avaient déjà discuté de cette mesure, ils voulaient l’annoncer ensemble. Mais Macron a pris les devants, comme un petit garçon qui doit crier « le premier ».

Le regard négatif sur Macron est devenu une routine à Berlin. Ce n’est pas toujours juste. Bien avant la guerre d’agression de Poutine et le « tournant d’époque » allemand, le président français a donné le ton pour une politique de sécurité européenne plus autonome. Lorsqu’il a qualifié l’OTAN de « mort cérébrale » en 2019, il n’a fait que souligner l’évidence : L’Alliance semblait sans direction et affaiblie par la présidence de Donald Trump. Macron en a conclu que les Européens devaient enfin prendre en main leur propre défense. Pour Macron, la disruption est un élément central – il l’utilise pour lancer un débat, pour faire bouger les choses.

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Le président Macron lors de la conférence de soutien à l’Ukraine le 26 février — Capture d’écran

Et maintenant, des troupes au sol. Est-ce une manœuvre de diversion, demandent certains, car la France a jusqu’à présent livré nettement moins d’armes et de munitions à l’Ukraine que l’Allemagne ? Ou est-ce la tentative d’assumer une responsabilité de leader dans cette guerre et de s’attribuer un rôle historique ? En Allemagne, rares sont ceux qui pensent que Macron s’efforce sérieusement d’impressionner le Kremlin.

Mais la doctrine de la France en matière de politique de sécurité comprend une ambiguïté stratégique que Macron a de nouveau avouée dans ses déclarations. Cela signifie la décision consciente de laisser l’adversaire dans l’incertitude quant à ses propres intentions.

En fin de compte, Macron met ainsi en œuvre des principes que Charles de Gaulle avait forgés : « A partir d’un certain point de menace … tout recul conduit à irriter encore plus l’agresseur et ne fait que l’amener à augmenter la pression », a dit un jour le général et ancien président.

Après la première année au cours de laquelle Macron a tenté de comprendre Poutine, la politique russe de la France a radicalement changé. « Macron a opéré son propre changement d’époque, de manière calme et réfléchie », explique Claudia Major, experte en sécurité à la Fondation Science et Politique à Berlin. « Il a opéré des changements de cap importants et remarquables pour se positionner dans le nouveau contexte ».

Cela s’est manifesté pour la première fois en mai 2023 lors du discours de Macron à Bratislava. Le président français s’est alors excusé – ce qui est assez étonnant – pour des erreurs de jugement antérieures et a annoncé un nouveau cap contre la Russie et une nouvelle politique à l’égard de l’Est. La France s’engage notamment en faveur de l’adhésion de l’Ukraine à l’UE et à l’OTAN.

Depuis, Macron fait preuve d’une fermeté maximale à l’égard de la Russie, de manière continue et contre tous les clichés de flottement. La rhétorique « la Russie ne doit pas être humiliée » s’est transformée en « la défaite de la Russie est indispensable ». Des mots qu’Olaf Scholz n’a pas encore prononcés.

Alors que Scholz reste sur sa position modérée, Macron a acquis la conviction que contre Poutine, il n’y a que la force la force qui soit utile.

Plus que tout autre chef d’État ou de gouvernement européen, Macron décrit désormais la situation militaire en Ukraine comme dramatique. Il ne cache pas son inquiétude face à une victoire russe. Les pays d’Europe de l’Est lui en savent gré. Lorsqu’il a invité à l’Élysée, début mars, des représentants des partis d’opposition, il leur a demandé de s’exprimer sur la situation militaire en Ukraine, Il ne cache pas son inquiétude face à une victoire russe. Les pays d’Europe de l’Est lui en savent gré. Lorsqu’il a invité début mars des représentants des partis d’opposition à l’Élysée pour les informer de la situation militaire en Ukraine, il a fait préparer des cartes géographiques. Selon les participants, elles montraient un possible passage des Russes jusqu’à Odessa.

Macron se positionne ainsi une fois de plus en tant qu’instigateur, tant au niveau national qu’international. Le 30 janvier, lors d’une visite en Suède, il a laissé entendre que la doctrine nucléaire française pourrait également prendre une nouvelle signification en ces temps. Bien sûr, la dissuasion nucléaire sert les « intérêts vitaux de la France », a-t-il déclaré. Mais elle a en outre « clairement une dimension européenne, ce qui nous confère une responsabilité particulière ».

« Il nous montre justement la bonne façon de traiter avec la Russie », a déclaré François Heisbourg, expert français en politique étrangère à l’International Institute for Strategic Studies de Londres. « Même s’il y en a encore beaucoup, qui se taisent désormais. Et un chancelier allemand qui se positionne contre ».

La rhétorique française déterminée a un défaut de taille. Elle serait plus crédible si la France donnait plus d’argent à l’Ukraine : selon ses propres indications, Paris a fourni depuis le début de la guerre une aide militaire d’une valeur de 3,8 milliards d’euros, l’Allemagne a fourni dans le même temps plus de 17 milliards d’euros. Scholz reproche cela aux Français depuis des semaines.

Le discours de défense de Paris est le suivant : on ne gagne pas une guerre uniquement avec des milliards. On a livré aux Ukrainiens le missile de croisière Scalp dont ils avaient un besoin urgent, contrairement aux Allemands qui refusent le Taurus. Rien que cette décision est « priceless », elle ne peut pas être chiffrée en euros, dit un conseiller à l’Élysée. L’Allemagne a cédé beaucoup de vieux matériel militaire dont l’armée française ne dispose guère, expliquent les experts français en matière de sécurité – Paris a livré des armes high-tech importantes sur le plan stratégique.

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Conférence de soutien à l’Ukraine le 26 février à l’Élysée — Capture d’écran

Macron est un homme impatient. Le rythme lent de la vie politique lui est presque physiquement insupportable. L’histoire de la conférence de soutien à l’Ukraine avec les représentants des gouvernements de 27 pays à Paris, au cours de laquelle ses phrases controversées ont été prononcées fin février, en témoigne. Pour Macron, organiser une telle réunion en l’espace de quelques jours, parce que le temps presse, est logique et ne manque pas de sérieux. A Berlin en revanche, au lendemain de la conférence, on parlait avec mépris d’une réunion ad hoc avec une liste de participants très inégale.

« Savez-vous pourquoi Macron n’a pas appelé la chancellerie pour organiser la conférence conjointement avec Berlin ?», demande un diplomate à Paris. « Parce que de toute façon, on lui aurait répondu que c’était trop court et que ce n’était pas faisable. Il a donc préféré laisser tomber ».

Avant la conférence, les Français ont envoyé ce que l’on appelle un « non-paper », un document de travail non officiel. Ce texte indiquait déjà que les Européens devaient intensifier leur soutien face à l’aggravation de la situation. Paris y proposait, entre autres, une coalition de volontaires qui pourrait assumer des tâches sur le territoire ukrainien avec du personnel militaire afin de soulager les Ukrainiens. La formation de soldats, les commandos de déminage, la sécurité des frontières, l’entretien du matériel militaire en faisaient partie.

Ce non-paper n’a pas provoqué de tollé à Berlin, Londres ou Prague. Les Britanniques ont déjà leurs propres soldats sur place depuis un certain temps. Beaucoup ont trouvé que l’idée semblait raisonnable. Lors de la conférence du 26 février, les participants ont discuté d’un éventuel envoi de soldats européens, mais l’attitude négative a prévalu. Il a été décidé de ne pas inclure cette question dans la déclaration finale.

Puis, lors de la conférence de presse, Macron n’a pas exclu la possibilité d’envoyer des troupes au sol. Le président américain Joe Biden s’est rapidement distancié de la déclaration, tout comme Olaf Scholz. Il a promis que l’OTAN ne deviendrait pas un belligérant et qu’en tant que chancelier allemand, il n’enverrait pas de soldats en Ukraine. Ni Macron ni personne n’avait exigé cela de lui.

Dans de nombreux briefings, l’Élysée avait entre-temps expliqué qu’il ne s’agissait pas d’envoyer des soldats. Il ne s’agit pas de troupes de combat. A Paris, on a l’impression que Scholz veut délibérément mal comprendre Macron. Le président français lui a fourni un modèle. Cela permet à Scholz d’être tout à coup un chancelier aux paroles claires. Celui qui dit non à haute voix au bon moment.

Selon le stratège militaire français Pierre Servent, Scholz rejoint les rangs des politiques européens qui tentent constamment de se glisser dans la tête de Poutine : « Pourquoi se demandent-ils même si Poutine pourrait ressentir telle ou telle décision comme une escalade ? Pourquoi y a-t-il cette étonnante soumission à l’agresseur » ?

Scholz en est resté à l’attitude pondérée pour laquelle Macron avait été critiqué en 2022 – alors que Macron est parvenu à la conviction que seule la force est efficace contre Poutine.

Quelques semaines après sa déclaration controversée sur les troupes au sol, Emmanuel Macron a fait publier des photos de sa photographe attitrée : elles le montrent en train de boxer dans les sous-sols de l’Élysée, combatif et avec des biceps impressionnants. C’est ainsi que Macron semble se voir : comme quelqu’un qui monte sur le ring et ne craint pas la confrontation – même avec l’homme du Kremlin, qui aimait autrefois se mettre en scène dans des poses de combat masculines.

Berlin et Paris peuvent difficilement envoyer des signaux plus divergents lors d’une des plus grandes crises géopolitiques depuis la Seconde Guerre mondiale.

Britta Sandberg

[1] Diplomée de Sciences-Politiques et Histoire au Ludwig-Maximilians-Universität à Munich et à l’Institut des Sciences Politiques à Paris (IEP), Britta Sandberg a occupé diverses fonctions au Spiegel à Hambourg. Après avoir été de 2010 à 2019 chef du service de Politique étrangère, elle est, depuis avril 2019, correspondante politique de Der Spiegel pour la France et Cheffe du bureau de Paris.