Typologie de la Désinformation

Après le choc de la défaite du Vietnam et les révélations convergentes de transfuges toujours plus nombreux, le monde non communiste est en train de comprendre qu’une guerre est menée contre lui, et que cette guerre est conduite au moyen d’une arme si efficace et si subtile qu’elle rend les batailles invisibles et les débâcles insaisissables. Cette arme, c’est la désinformation, qui est consubstantielle au bolchevisme, car, selon la formule de Michel Heller, « le mensonge est pour lui une forme d’existence ; ( … ) il est perpétuellement en guerre ».

Françoise Thom à Saint-Petersbourg — Archives © Joël-François Dumont
Françoise Thom à Saint-Pétersbourg [1]— Photo © Joël-François Dumont

Conférence au Reichstag de Françoise Thom — Berlin, le 21 mars 1987 —[2]

Le régime soviétique pratique la désinformation depuis sa naissance ; il lui doit ses plus grands succès et on conçoit l’inquiétude croissante que suscitent en lui le début de lucidité du monde occidental et la volonté chez certains pays de contrer les offensives organisées par le fameux département A.

On peut s’attendre à une contre-attaque vigoureuse, qui se déploiera en vertu des meilleurs canons… de la désinformation. Certains articles de la Gazette littéraire (voir notamment la Literaturnaja Gazeta des 3 et 10 décembre 1986) laissent présager les grandes lignes. Il s’agira comme toujours d’entretenir la confusion mentale en brouillant le concept de « désinformation » qu’on utilisera à toutes les sauces (méthode qui a fait ses preuves avec la notion de « totalitarisme » on a étendu cette notion au Chili et à l’Afrique du Sud ; après quoi il était facile de l’appliquer à tout et à n’importe quoi, notamment aux anticommunistes ; la notion de « langue de bois », également éclairante sur la nature du communisme, et donc dangereuse pour lui, a connu le même sort : le terme « langue de bois » en est venu à désigner tout discours politique, et surtout celui de la droite).

Un fantasme des anciens combattants de la guerre froide

« Désinformation » sera assimilée à « propagande », et on aura beau jeu de prouver que c’est là un élément inhérent à toute activité politique.

Le deuxième volet de cette tactique consistera à nier le phénomène et à faire peser le soupçon sur tous ceux qui le dénoncent qui le dénoncent : on insinuera que les nostalgiques de la « chasse aux sorcières » saisissent ce prétexte pour donner libre cours à leur paranoïa.

Il importe donc de montrer que la désinformation n’est pas un fantasme des anciens combattants de la guerre froide, et surtout d’en donner une définition claire et distincte, capable de résister aux tentatives de galvaudage communistes, d’appuyer cette définition sur une typologie aussi rigoureuse que possible. Ces précautions permettront, espérons-le, de sauver une notion indispensable pour comprendre les erreurs passées des démocraties et leur situation réelle dans ce que les Soviétiques appellent la « corrélation des forces ».

La désinformation est une pièce de l’arsenal soviétique

L’organigramme de la désinformation a fait l’objet de nombreuses descriptions et nous n’y reviendrons pas.[3] Contentons-nous de souligner l’importance d’un dispositif qui emploie des milliers de personnes, à Moscou, dans toutes les « résidences » du KGB à l’étranger, sans compter les « petits frères », fort actifs eux aussi. Rappelons que cet appareil est parfaitement centralisé, que chaque directive du Département International du PCUS est mise en œuvre par les organes de propagande, les organisations de masse et le département A chargé des mesures actives, chaque instance soutenant et amplifiant l’action des deux autres.

La structure hiérarchique, toute militaire, de ce dispositif montre à elle seule que la désinformation est une pièce de l’arsenal soviétique, pièce extrêmement utile: car dans la doctrine léniniste la guerre ne prend qu’accessoirement la forme de la lutte armée ; les stratèges communistes ne manquent pas une occasion de rappeler que sont tout aussi décisives la guerre économique, la guerre diplomatique et la guerre psychologique. A l’ère Gorbatchev, la presse militaire insiste particulièrement sur les deux dernières. Or la désinformation l’emporte sur les autres types d’armes pour plusieurs raisons elle est sans risque, elle est économique (Sun Tzu: « Aussi doit-on ( … ) tirer parti de la situation, exactement comme lorsqu’on fait rouler une balle le long d’une pente abrupte. La force fournie est minime, mais les résultats sont énormes ». Elle est « tout terrain », elle peut servir dans les quatre types de guerre prévus par la doctrine léniniste.

Venons-en à la définition de la désinformation

Vladimir Volkoff a dit « qu’elle consiste à faire croire à l’ennemi ce qu’il faut qu’il croie pour qu’il courre à sa perte ». Cette définition a l’avantage d’être presque un antidote ; il faut la garder à l’esprit chaque fois qu’on pense à la désinformation. Cependant pour contrer cette arme, il ne suffit pas de savoir qu’elle existe ; il est également nécessaire d’en connaitre les champs d’application et le fonctionnement. Une analyse des objectifs de la désinformation permet d’établir une classification.

1. La désinformation que j’appellerai « misogène » (qui engendre la haine)

« Lorsqu’il est uni, divisez-le. Tantôt enfoncez un coin entre un souverain et ses ministres ; tantôt détachez de lui ses alliés. Faites naitre en eux des soupçons réciproques, de façon à faire régner entre eux la mésentente. Vous pourrez alors comploter contre eux ». Sun Tsu

Le principe est simple : il s’agit d’enfoncer un coin partout où c’est possible, l’objectif premier étant de faire éclater l’Alliance atlantique.

Dans ce but les soviétiques essaient de prouver aux européens et au reste du monde que les États-Unis ont une politique agressive d’ingérence intolérable ; sur ce  point le Département D (prédécesseur du Département A) et le Département A se sont montrés d’une fécondité intarissable : on trouve dans le livre de Thierry Wolton une liste de faux concoctés par le KGB qui avaient pour but d’illustrer « la politique de force » de Washington ou de faire peur à l’Europe.

Quelques exemples :

  • En novembre 1981, une « lettre » de Ronald Reagan au roi Juan Carlos fait surface dans la presse espagnole, dans laquelle le président américain met le roi en garde contre certains membres de son entourage hostiles à l’entrée de l’Espagne à l’OTAN.
  • En janvier 1982, deux documents émanant soi-disant du Département d’État américain mentionnent l’éventualité d’un coup d’État militaire contre Papandréou si celui-ci ne renouvelle pas l’accord sur les bases américaines en mer Égée.
  • En avril 82 une « lettre » du général Haig, datée du 29 juin 1979, adressée à Joseph Luns, secrétaire général de l’OTAN, mentionne l’éventualité d’un usage en premier des forces nucléaires par les occidentaux.

A l’heure actuelle, et surtout depuis l’Irangate, les désinformateurs soufflent aux Européens que les États-Unis ne sont pas des alliés fiables, qu’ils sont imprévisibles, qu’on ne saurait faire fond sur leur parole etc… La commémoration de l’affaire de Suez vient opportunément soutenir ce thème.

Parallèlement les Soviétiques essaient de dégoûter les États-Unis des Européens ; telle est la fonction essentielle des mouvements pacifistes en Europe : on imagine l’effet qu’a eu sur le téléspectateur moyen d’Outre-Atlantique la vue du drapeau américain brûlé à Berlin par des manifestants pacifistes (septembre 1981).

Le Département International ne néglige pas non plus de semer la zizanie entre Européens de l’Ouest ; l’objectif principal est ici d’isoler la RFA, dont l’ancrage à l’Ouest est aux yeux des Soviétiques le principal obstacle à la neutralisation de l’Europe.

De grands efforts seront donc faits pour ressusciter l’épouvantail néo-nazi, pour montrer que la peste brune est toujours virulente en RFA. Les témoignages de nombreux transfuges s’accordent pour souligner le rôle du KGB dans la manipulation de groupuscules d’extrême droite: l’affaire Trémeaud est le cas le plus illustre.

L’objectif essentiel est plus que jamais de saper l’axe Paris-Bonn

Récemment de nouveaux thèmes sont apparus.

Il s’agit avant tout d’attiser les craintes suscitées en France par le neutralisme allemand, d’implanter l’idée qu’on ne saurait faire confiance aux Allemands. En RFA, parallèlement, il est facile de jouer sur « l’égoïsme » français, sur l’incompréhension française des problèmes allemands, sur l’hostilité française latente à la réunification allemande. La division du pays est présentée par les désinformateurs comme le résultat d’un nouveau Versailles et non comme l’effet de la mainmise communiste sur l’Europe centrale.

La désinformation misogène prévoit également un ensemble de thèmes visant à discréditer les institutions et à empoisonner la vie politique des démocraties. C’est ainsi qu’aux droits de l’homme on a cherché à opposer les « droits humains », c’est-à-dire le droit au travail, le droit à la vie etc… , inventions qui ont pour but de faire perdre de vue la nature de l’État de droit ; en France les communistes ont habilement manipulé la notion de « gauche » qui leur permettait de garder les socialistes en otage ; l’opposition droite/gauche affectionnée par le PC faisait oublier l’opposition démocrate/non démocrate infiniment plus fondamentale, qui marginalise les communistes.

Le Département International a aussi organisé des campagnes de haine contre certains hommes politiques occidentaux jugés particulièrement dangereux pour les intérêts soviétiques ; le cas le plus célèbre est celui de Franz-Josef Strauss : deux transfuges de l’Est, Jan Sejna et Ivan Djirkelov ont entendu Ponomarev, chef du Département International, enjoindre aux différents services de tout mettre en oeuvre pour discréditer le leader de la CSU. La police, l’armée et les services secrets sont bien entendu des cibles constantes de la désinformation. Dans ce domaine l’imagination du KGB devient rocambolesque : il n’est que de rappeler la version soviétique de l’origine du SIDA, ce mal serait dû à l’ingénierie du Pentagone et de la CIA avides de se procurer une arme bactériologique efficace ; il n’aurait frappé que les homosexuels et les drogués car la CIA, fidèle jusqu’au bout à l’idéologie bourgeoise, a testé l’arme nouvelle sur la lie de la société.

2. La désinformation de diversion

Très courante, elle consiste à attribuer à l’adversaire ce qu’on fait soi-même : les États-Unis se livrent au terrorisme, la CIA a manigancé l’attentat contre le Pape, la répression psychiatrique est courante au Canada etc…. En novembre 1982 le journal suédois « Le Prolétarien » annonce que des blindés américains ont traversé Göteborg, violant la neutralité suédoise ; en fait il s’agissait de détourner l’attention des allées et venues de sous-marins soviétiques dans les eaux territoriales suédoises.

3. La désinformation prophylactique

Elle est mise en œuvre chaque fois qu’il s’agit de dissuader le monde libre d’adopter une mesure que l’URSS juge défavorable à l’évolution de la corrélation des forces. Un mouvement d’opinion est provoqué par une campagne bien orchestrée où les organisations de masse jouent un rôle déterminant. L’échec de la CED, l’abandon de la bombe à neutrons témoignent de l’efficacité de ces actions ; si bien que les Soviétiques ont été fort surpris de perdre la bataille des euromissiles, ce qui ne les a pas empêchés de se lancer avec une énergie nouvelle dans la campagne anti IDS. Les mêmes thèmes sont ressortis à chaque occasion : les États-Unis recherchent la suprématie militaire pour imposer leur diktat au monde entier (bel exemple de désinformation de diversion), ils ne craignent pas de compromettre la sécurité de l’Europe etc…

4. La désinformation en miroir

« Je fais en sorte que l’ennemi prenne mes points forts pour des points faibles, mes points faibles pour des points forts, tandis que je transforme mes points faibles en points forts…»

Elle réunit l’ensemble des thèmes qui permettent aux Soviétiques d’aveugler le reste du monde sur la vraie nature du communisme. C’est ici que la différence entre propagande et désinformation apparaît le plus crûment.

La propagande proclame que l’URSS est un paradis ; la désinformation affirme que c’est un pays comme les autres.

Cette dernière offre une ligne de repli à la première, qui en retour lui permet de se dissimuler : on croit que les communistes ont fait de grands progrès vers la vérité depuis qu’ils ont cessé de faire de l’URSS un modèle, depuis qu’ils admettent que l’URSS a ses problèmes comme nous ; en fait cette nouvelle position est aussi fausse que la précédente, et bien plus trompeuse. Le principe de la désinformation en miroir consiste à encourager les Occidentaux à projeter sur l’URSS les mécanismes de leur propre société. Voulant tirer le maximum de profit de l’entrée en guerre de l’URSS contre le Japon, Staline se plaignait à Roosevelt de l’entêtement du Politburo soi-disant hostile à cette guerre, et des trésors de patience qu’il lui fallait déployer pour venir à bout de ces réticences. De même, le schéma bien connu des « faucons » et des « colombes » semble inusable on l’a vu resurgir ces derniers temps avec une vigueur nouvelle. Le marketing des secrétaires généraux entre également dans cette rubrique ; on cultive l’analogie avec des hommes d’État légitimement élus, jusque dans les épouses ; on laisse deviner dans chaque secrétaire général un libéral réduit à l’impuissance par un système cruel et par la peur de finir comme Khroutchev.

On encourage les Occidentaux à appliquer leur propre expérience historique, faisant miroiter devant leurs yeux le mirage d’un Thermidor toujours imminent : c’est là l’origine du classique de la désinformation, le schéma « faiblesse et évolution » excellemment décrit par Golitsyne,[4] selon lequel l’URSS, en pleine crise, renoncerait à l’idéologie et finirait par revenir au capitalisme, surtout avec l’aide des crédits occidentaux. Ce schéma est remis en service à chaque NEP : dans les années 20, sous Khroutchev et maintenant, chaque fois que le régime soviétique a eu besoin de l’aide occidentale pour survivre.

Voyons de plus près quelques thèmes de la désinformation en miroir version Gorbatchev. Le cadre général est classique (c’est le schéma « faiblesse et évolution ») mais l’équipe Yakovlev-Dobrynine a su y apporter des touches subtiles et raffinées :

  • l’URSS entre dans une phase post-léniniste ; l’intérêt manifesté par Gorbatchev pour les sciences révèle sa désaffection à l’égard du marxisme qu’au contraire il trahit la permanence du vieux projet d’ingénierie sociale qui est à la base du bolchevisme).
  • Par voie de conséquence, le mouvement communiste n’existe plus ; en témoigne le remplacement de Ponomarev par Dobrnine le Département International est absorbé par le MID, l’URSS renonce à la subversion au profit de la diplomatie classique.
  • L’URSS est trop occupée à ses réformes économiques pour faire preuve d’activisme sur l’arène internationale (alors que les précédents historiques montrent au contraire que l’expansionnisme soviétique s’est déployé avec une nouvelle vigueur à chaque période de « NEP »).
  • Une opinion publique est apparue en URSS. Les différents groupes sociaux s’expriment librement. Le parti tient compte de l’opinion, comme le prouve l’abandon du projet de détournement des fleuves sibériens sur la pression de la société (faux : le projet avait été abandonné faute de fonds avant même d’avoir été livré à la « discussion » publique). Le Monde du 24 mars 1987 cite un cas qui illustre à merveille la nouvelle technique soviétique : M. Timerbaev, diplomate à l’ONU, déclare : « Nous reconnaissons que l’invasion de l’Afghanistan a été une erreur (…) mais nous voulons maintenant retirer nos troupes » ; il se hâte d’ajouter qu’il s’agit d’un point de vue personnel. Le but du procédé est double faire croire que quelque chose bouge en Afghanistan, faire croire qu’un diplomate soviétique a le droit d’avoir des opinions personnelles et d’en faire état. Pareille économie de moyens était impensable sous Brejnev.
  • La position de Gorbatchev est précaire ; à chaque instant il risque d’être limogé (ce thème est devenu particulièrement nécessaire depuis que le président Reagan est en difficulté à cause de l’Irangate : il faut rassurer les Américains en leur montrant qu’il y a parfaite symétrie entre l’exécutif affaibli des deux pays.

La désinformation en miroir se fait aussi à l’échelle des alliances : le référendum organisé en Roumanie en novembre 1986 sur la réduction du budget militaire en est un bel exemple. Ceci était à l’évidence un message aux pays d’Europe occidentale, les invitant à manifester la même « indépendance » face aux États-Unis.

Il ne suffit pas de dissimuler la nature du communisme, il faut parfois cacher les communistes eux-mêmes.

Dans ce cas le meilleur expédient est de les déguiser en nationalistes méthode que Mao, Fidel Castro, les communistes vietnamiens et les sandinistes ont employée avec un succès constant. En France des thèmes antiaméricains et prosoviétiques ont souvent été développés sous couvert de gaullisme et de francophonie. Sun Tzu : « Proches, faites croire que vous êtes loin … ».

Ceci nous mène à la deuxième face de la désinformation en miroir. Non seulement l’URSS arrive à nous tromper sur elle-même en nous poussant à nous projeter sur elle, mais elle nous ment sur nous-même en nous incitant à adopter des schémas d’interprétation et à les appliquer.

Des pays entiers, tels l’Afrique du Sud et Israël, sont mal connus en Occident, tant la couche de désinformation qui les recouvre est épaisse.

5. La désinformation stratégique

Elle est à distinguer de la propagande pacifiste, à laquelle l’URSS a surtout recours pour mobiliser les masses, l’étoile du marxisme-léninisme ayant considérablement pâli. La liquidation de l’arme nucléaire par le monde occidental est bien l’objectif n°1 de la politique soviétique. Car il faut bien voir ce que représente l’arme nucléaire dans la perspective léniniste : c’est une arme absolue, c’est-à-dire quelque chose d’inadmissible pour un marxiste, puisque l’existence de cette arme gèle la corrélation des forces. C’est elle qui a bloqué l’avance soviétique en Europe, obligeant l’URSS à adopter la « stratégie oblique », l’avance dans le Tiers-monde, le recours accru à la subversion et au terrorisme, et aussi la réactivation de la désinformation : le Département D est créé en janvier 1959, quand les Soviétiques ont réalisé l’étendue des implications du nucléaire. Or l’Europe occidentale demeure la cible principale des Soviétiques. Pour cela il est indispensable de faire sauter le verrou nucléaire. D’où la gigantesque campagne pour la dénucléarisation, qui est une constante de la politique de Moscou depuis des années, et à laquelle Gorbatchev s’est attelé avec une nouvelle vigueur. Alors qu’elle a apporté à l’Europe la plus longue période de paix de son histoire, l’arme nucléaire est présentée par la désinformation comme un fauteur d’apocalypse.

« L’arms control » (négociation sur le contrôle des armements) doit être envisagé dans le cadre des mesures actives et des objectifs politiques soviétiques de longue haleine. L’URSS désinforme  lorsqu’elle affirme que des considérations de sécurité sont à l’origine de ses propositions ; en réalité elle pratique la « guerre diplomatique ». L’installation des SS-20 avait un but politique (faire peur à l’Europe); la proposition de retrait des INF a exactement le même but (effrayer l’Europe en soulignant l’abandon américain).

Quelques exemples récents de désinformation

Voici quelques exemples récents de thèmes de désinformation stratégique distillés aux États-Unis :

– Il faut négocier maintenant car les États-Unis sont en position de force, alors que plus tard le Congrès peut faire obstacle à la réalisation du projet IDS et les positions américaines seront moins favorables (en réalité les Soviétiques craignent de perdre avec l’administration leur monnaie d’échange pour la dénucléarisation de l’Europe, qui n’est rien d’autre que l’IDS).

  • Si les Etats-Unis ne parviennent pas à un ils perdront le soutien de leurs alliés européens.
  • Il ne faut pas laisser à Gorbatchev le monopole de l’initiative dans « l’arms control »: il faut surenchérir.
  • L’enjeu de la compétition entre les superpuissances n’est plus l’Europe, mais l’espace (en fait les Soviétiques raisonnent plus que jamais en termes géopolitiques, mais ils tentent de le dissimuler aux Occidentaux : tel est le but du nouveau slogan de « l’interdépendance »’ dont ils font abondamment usage).

La technique même de la désinformation a évolué ces derniers temps : la méthode est maintenant de cribler l’opinion mondiale de fausses nouvelles sensationnelles ou d’informations partiellement vraies, de faire pleuvoir un flot ininterrompu de rumeurs ensuite démenties, de façon à créer l’impression de changement en URSS et à user la volonté de résistance occidentale : les « menaces » de démission de Gorbatchev, les bruits concernant une éventuelle publication de Soljentsyne en URSS illustrent ce procédé.

Comment le monde libre peut-il se défendre contre la désinformation ?

Une bonne connaissance du passé bolchevik et une claire conscience des objectifs soviétiques forment la condition préalable à la neutralisation des mesures actives. On a beaucoup dit que « l’Occident s’auto-intoxiquait, et que le Département A n’avait au fond pas grand chose à faire pour exploiter cette heureuse tendance… ». Il y a peu de vrai là-dedans, encore qu’il ne faille pas exagérer. Quels sont donc les dispositions auxquelles font appel les désinformateurs ?

Snobisme intellectuel et désinformation en miroir

La première et la plus importante est à mon sens le snobisme intellectuel, qui explique le succès de la désinformation en miroir. Il est de mauvais ton d’avoir des jugements tranchés ; le dernier chic consistera au contraire à arborer une impartialité élégante, à affirmer par exemple, comme le font certains soviétologues américains, que la hausse de la mortalité infantile en URSS est due à une amélioration des statistiques, que nos sociétés ont bien des aspects totalitaires, que Reagan est plus idéologue que Gorbatchev etc … Ce snobisme intellectuel se double souvent de griefs à l’égard de la « société bourgeoise », griefs exploités et attisés par la désinformation misogène.

L’antiaméricanisme, terrain rêvé de la désinformation

La vanité nationale est aussi fréquemment tournée contre l’intérêt national bien compris ; elle est à l’origine de l’antiaméricanisme, sentiment très puissant en Angleterre et en RFA, et terrain rêvé de la désinformation. Enfin il ne faut pas oublier la paresse intellectuelle, particulièrement redoutable à une époque où tout le monde se sent tenu d’afficher une opinion sur les sujets les plus divers: au lieu de reconnaître honnêtement qu’on ignore la situation réelle de tel ou tel pays, on préfère débiter le prêt-à-penser confectionné par la machine de propagande communiste. Quand nous aurons le courage de nous avouer nos ignorances, de nous y résigner ou d’y porter sérieusement remède, la désinformation aura perdu la partie.

Françoise Thom

Notes

[1] Agrégée de Russe, Docteur es-lettres, Françoise Thom est une « soviétologue » dont la renommée dépasse largement nos frontières. Professeur à la Sorbonne, on lui doit de nombreux articles, livres ou études publiés tant en France qu’à l’étranger. Co-auteur notamment de « L’école des barbares » (Julliard 1985), elle est également l’auteur de « La langue de bois » à paraitre en juin 1987 chez Julliard.

[2] « Sommes-nous sur la bonne voie pour surmonter la division de notre pays » ? Cette question a fait l’objet d’une grande conférence au Reichstag sur le thème « Quel avenir pour l’Allemagne » (Deutschland unsere Zukunft). Ce texte sera diffusé en français, fin mars 1987, dans le deuxième « Cahier » de Désinformation Hebdo, publié à Paris par l’Institut d’études de la Désinformation — reprenant l’intervention de Françoise Thom à Berlin du 21 mars 1987, lors de la conférence que le chancelier Helmut Kohl, six années de suite, avait organisée au Reichstag pour préparer les Allemands à la réunification.

[3] Voir par exemple, Richard H. Shultz & Roy Godson : Desinformatsia (Anthropos, 1985).

[4] Anatoliy Golitsyn : New Lies for Old (London, 1984).

Articles repris de Désinformation Hebdo :