L’appareil stratégique de déstabilisation mentale

« Tant que ne sera pas levée la véritable contradiction qui règne chez nous entre la bonne préparation de nos forces armées et l’impréparation, voire le sabotage, de nos forces morales, il manquera tout un pan dons notre système de défense, une défense qui relève aujourd’hui davantage des idées et des attitudes psychologiques que des milliards et des kilotonnes.»

Telle était la conclus1on de l’éditorial du général Jean Delaunay, ancien Chef d’état-major de l’armée de Terre dans le dernier numéro de notre lettre. Aujourd’hui l’Administration américaine a pris le problème à bras le corps. Hélas on ne peut pas en dire autant de certains responsables de notre pays.

Aujourd’hui nous vous présentons en exclusivité les principaux extraits du rapport que la commission, spécialement créée à cet effet, vient de remettre au Président Reagan. La désinformation soviétique y est décortiquée, les responsables, pays par pays clairement désignés, les nouveaux modes d’action choisis par les Soviétiques mis en avant.

Un travail de fourmi absolument indispensable et dont vous êtes les premiers en France à avoir la teneur, nouvelle contribution de notre part à « l’œuvre de Défense Nationale » saluée par le Général Delaunay (CR) dans un précédent numéro. Daniel Trinquet.[1]

Enquête à Washington de Graham M. Kinahan et Joël-François Dumont — Désinformation Hebdo — Le 15 octobre 1987 —

A l’initiative de Ronald Reagan, les agences fédérales de Renseignement ont été incitées à coopérer étroitement pour détecter, identifier, analyser et contrer les méthodes toujours plus sophistiquées et les techniques subversives de désinformation utilisées par l’Union Soviétique lancée dans une réactivation de sa politique de déstabilisation mentale du monde (encore) libre.

Formation à Washington d’un « Groupe de Travail Mesures Actives » (AMWG)

La première réponse du Gouvernement des États-Unis a été la formation à Washington d’un « Groupe de Travail Mesure Actives » (AMWG). En février 1981, plusieurs services fédéraux, encouragés par le Congrès et agissant sur ·’recommandation » expresse du Président, ont décidé d’un commun accord, la création d’un comité ad hoc, inter-agences, regroupant notamment des experts hautement qualifiés du Bureau Fédéral d’investigation (FBI), du Conseil de Sécurité Nationale (NSC), de l’Agence Centrale de Renseignement (CIA), de divers services du ministère de la Défense (DOD) dont l’Agence de Renseignement de Défense (DIA) sans oublier l’Agence d’lnformation des États-Unis (USIA) et I’Office du Renseignement et de la Recherche du Département d’État (INR).

Création d’un « Bureau d’Analyse de la Désinformation et de Réponse »

Parmi les spécialistes éminents réunis dans le « Bureau d’Analyse de la Désinformation ct de Réponse » sous l’égide de I’INR.

Citons les plus célèbres, comme le Dr. Herbert Romerstein (USlA), le Dr. John Lenczowski et John J. Dziak (NSC), entourés d’experts comme le Dr. Michael Ledeen, le Dr. David Thomas. Hayden Peak, Juliana Geran Pilon (Heritage Foundation).

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M.M., Herbert Romerstein, Todd Leventhal et Joël-François Dumont — Archives © European Security

On y trouve également le Professeur Richard H. Shultz et le Dr. Roy Godson rendus célèbres par la publication dans plusieurs langues de leur « Desinformatsia : les Mesures Actives dans la stratégie soviétique »,[2] et bien d’autres anciens des Services spéciaux, soviétologues distingués américains, mais aussi russes ou tchèque, ayant « pratiqué »….

Parmi ceux-ci, citons notamment Stanislas A. Levchenko, ancien Major du KGB, llya Dzhirkvelov, ancien lieutenant-Colonel du KGB … et Secrétaire général adjoint du Syndicat des Journalistes soviétiques ; Ladislav Bitman du STB tchèque, qui ont révélé en « passant à I’Ouest » comment des départements spécialisés du Comité Central du Parti Communiste de l’U.R.S.S. mettaient en œuvre des « mesures actives » exécutées par le service A du KGB, manipulant ainsi les opinions publiques occidentales et trompant leurs dirigeants sur la nature et la finalité de leurs intentions « spécifiques », avec l’aide des différents Services des pays « satellites ».

L’AMWG s’est fixé un double objectif

1) « Faire prendre conscience aux dirigeants et aux responsables américains ou alliés de cette menace insidieuse, sensibiliser chercheurs, universitaires et journalistes- et à travers eux le grand public » – au danger représenté par ces mesures actives, fabrication de faux ou utilisation d’agents d’influence aboutissant grâce à une manipulation des media à fausser le jugement des dirigeants occidentaux.

2) Ne « jamais rester sans répondre en rendant publiques les opérations spécifiques de mesures actives ». L’information étant le meilleur et le plus efficace des remèdes pour lutter contre la désinformation.

« La publicité la plus large » est faite dès qu’une mesure active a été détectée. Après une période de rodage, certains experts de l’AMWG ont pris leur bâton de pèlerin pour « effectuer des voyages à l’étranger » afin de maintenir le contact avec les Services alliés, de compléter les dispositifs d’alerte existants et de vérifier si les traditionnels journaux ou revues-relais qui « reprennent la fausse information », alimentant ainsi une « banque de données spéciale du Déportement d’État pour faciliter les identifications et pour permettre de contrer les mesures actives futures » .

Parallèlement, le groupe AMWG a publié trois « rapports spéciaux » entre octobre 1981 et septembre 1983, ainsi que dix-neuf « notes des affaires étrangères » consacrées le plus souvent à des organisations de front, relais de la désinformation soviétique.

Herbert Romerstein — Photo Hoover Archives

Parmi les publications qui ont connu un vif succès, citons les  » documents de Grenade », un  volumineux recueil de documents accablants saisis à l’Ambassade d’U.R.S.S. de Saint George’s, mettant en lumière le rôle – pour le moins suspect joué par certains dirigeants de l’Internationale Socialiste, dont un représentant français ayant rang d’ambassadeur itinérant et « travaillant de concert sous la houlette du Colonel Manuel Pineiro, Chef de la section mesures actives » du célèbre Département des Amériques de la DGI cubaine.

Plusieurs milliers de documents ont été mis à la disposition du public dans deux grandes bibliothèques.[3]

Herbert Romerstein — Hoover Archives © Photo

Dernière initiative en date de ce groupe de pionniers en la matière, la présentation la semaine dernière à Washington par Kathleen C. Bailey, Sous-Secrétaire d’État Adjoint, Chargée du Département du Renseignement et de la Recherche du Département d’État (INR) d’un « rapport sur les mesures actives et la propagande 1986-87 » qui sera disponible dans les semaines prochaines,[4] Un document de 89 pages, essentiel pour mieux percevoir les changements intervenus dans l’appareil d’État soviétique depuis l’arrivée au pouvoir de Mikhail Gorbatchev et qui permet d’apprécier les nouvelles « orientations » du pouvoir central, et donc les campagnes futures que nous réservent les départements spécialisés du Comité Central du P.C.U.S.

Les trois premiers chapitres de ce rapport traitent des principales structures bureaucratiques utilisées par l’Union Soviétique dans la mise en œuvre des mesures actives et des campagnes de propagande. Les chapitres 4 et 5 décrivent « les deux techniques de base d’influence : les faux et la désinformation ».

Le chapitre 6 est consacré à l’usage de « la tromperie et de l’ingérence » en prenant le cas particulier de la campagne d’Afghanistan, dans une étude thématique remarquable. Les trois derniers chapitres traitent des ingérences du bloc soviétique en Amérique Latine, en Afrique et décrivent l’appareil de mesures active mis en place … aux États-Unis.

Le nouvel organigramme du Département International, le DI, est précédé d’un examen détaillé de la nouvelle approche soviétique, plus subtile, des « problèmes de la paix ». Leur intention est de reprendre en main les organisations pacifistes non-communistes, en offrant notamment une participation plus grande à des personnalités socialistes ou à des associations dans la même mouvance. De même ils semblent porter un intérêt particulier aux organisations confessionnelles, catholiques et protestantes de l’Europe occidentale, des États-Unis ou du Canada, qui se font parfois les avocates d’un désarmement unilatéral de l’Occident. A cet effet, les organisations religieuses soviétiques ont été réactivées comme un instrument efficace. Déjà en Avril 1980, Vladimir Kuroyedov, qui présidait alors le Conseil des Affaires Religieuses du Conseil des Ministres de l’U.R.S.S. écrivit dans Kommunist : « il faut dire que la très grande majorité des représentants du clergé comprennent correctement les lois sur les cultes religieux et qu’ils les respectent ; ils observent une loyauté politique aux directives de l’État soviétique ».

Le rapport cite également une dépêche de l’Agence Tass, datée du 28 mars 1980, selon laquelle « Les églises fonctionnant en Union Soviétique prennent une part active dons la lutte pour renforcer la paix universelle, éviter la menace d’une autre guerre mondiale, enrayer la course aux armements, pour établir enfin des relations justes entre les peuples. Cette noble activité est approuvée par les citoyens et par tout le public, elle est également très appréciée par le Gouvernement soviétique ».

70 ans d’athéisme officiel n’ayant pas réussi à estomper les sentiments religieux d’un peuple, après les succès remportés par l’organisation de front « Généraux pour la Paix », à quand « Évêques pour la Paix » ?

Enfin, ce passionnant rapport nous apprend la création en mai 1986 au ministère des Affaires étrangères (MID), du Département des non-alignés (sur l’Ouest) permettant de mieux cibler le tiers-monde et de contourner les stratégies occidentales. Dès sa prise de fonction en mars 198S, Mikhail Gorbatchev a procédé à des changements très significatifs dans les plus importantes institutions du « système » soviétique.

Le Département International

Le Département lnternational, le DI, successeur et héritier du Komintern a été rajeuni et des hommes plus souples idéologiquement, mais plus au fait des mécanismes de prise de décision occidentaux ont été nommés. Pour la plupart, ce sont d’anciens « diplomates » chevronnés qui ont été en poste aux États-Unis, au Canada, en Grande-Bretagne, en République Fédérale ou en France.

Leur objectif étant de repérer le failles ou les insuffisances de notre système démocratique, et de le pénétrer pour mieux le paralyser. Dans le seul dessein de consacrer l’hégémonie mondiale d’un système totalitaire, dont la stratégie déclarée vise, à l’échelle planétaire, à livrer une guerre psychopolitique que la terminologie marxiste appelle : « la lutte des classes ou niveau international ».

Un chef d’orchestre clandestin

A la page 6 de ce rapport, on trouvera l’organigramme du Département International, moins bien connu que le KGB. et dont le directeur général, Anatoli Dobrynine, a succédé à Boris Ponomarev, âgé de 81 ans, « grand théoricien de l’internationalisme prolétarien », qui avait occupé ce poste pendant 30 années. Dobrynine est flanqué de deux directeurs généraux adjoints : Giorgy Korniyenko, ancien premier vice-ministre des Affaires Etrangères, et Vadim Zagladine, qui, pendant dix ans, déjà, avait été le bras droit de Ponomarev.

Né en 1927, Zagladine était à 22 ans diplômé du prestigieux Institut de Relations lnternationales de Moscou. Au début des années 60. il a été en poste à Prague – comme journaliste – à la revue marxiste mondiale « Problème de la Paix et du socialisme » qui donne le « la » aux partis communistes.

En 1964, il est affecté au Département lnternational dont il devient, trois ans plus tard l’un des sous-directeurs. En 1975 il est promu et devient le seul directeur général adjoint. Très habile, il parle couramment l’anglais. le français et l’allemand et passe pour un interlocuteur redoutable. Le premier des 5 sous-directeurs est Vitali Shaposnikov, âgé de 65 ans. Dauphin de Zagladine. il est considéré également comme un expert des pays de l’Europe de I’Ouest et du contrôle des armements. Il s’est surtout fait connaître jusqu’ici comme le chef d’orchestre clandestin contrôlant toutes les organisations de front en particulier le Conseil Mondial de la Paix, dont il est membre du Conseil.

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Organigramme du Département International, « appareil stratégique de déstabilisation mentale »

Cet organigramme dont on peut être sûr qu’il servira à bien des mises à jour a également le mérite de nous signaler l’existence de Boris Pyshkov. l’un des 19 chefs de secteurs, responsable de la France et du Portugal ! Un nouveau venu, qui, gageons le, ne tardera pas à relancer à Paris les excellents contacts noués à Moscou la semaine dernière lors de la visite de Pierre Mauroy au Kremlin et de 369 autres membres de l’Association France-URSS, dont deux braves représentants de l’épiscopat. ..

Cet organigramme donne enfin les noms des trois sous·chefs de secteurs, des deux instructeurs, des trente-sept chefs de service, du Conseiller et des 12 membres de ce mystérieux Département International qui compterait trois cents collaborateurs, mais dont la plupart seraient répartis à des postes clés de l’appareil d’État.

Alexandre Yakovlev — Photo Nick Parfjonov
Alexandre Yakovlev — Photo Nick Parfjonov

Certains de ces « diplomates » sont détachés au Département de la Propagande que dirige Alexandre Yakovlev, qui fut, pendant dix ans ambassadeur d’URSS au Canada, un homme violent connu pour son anti-américanisme primaire. D’autres « travaillent » au Comité Soviétique pour la Défense de la Paix, réhabilité, et à la tête duquel se trouve un vétéran du KGB, Genrikh Borovik. Parmi Les 82 principaux cadres du DI cités, trois au moins ont été expulsés pour « espionnage », sous réserve que certains prénoms ne soient pas des seconds prénoms, auquel cas la liste serait plus longue … Il s’agit de S.L. Khlebnikov, expulsé d’Inde en février 1985, de Vadim P. Romanov, expulsé le 13 juillet 1981 de Malaisie, et de Vladimir I. Sokolov, ancien « collaborateur » d’Alexandre Yakovlev, expulsé du Canada le 21 janvier 1980.

L’intérêt de ce rapport réside également après un rappel des prérogatives du Dl aujourd’hui  renforcées, dans l’analyse des nouvelles missions qui lui ont été dévolues.

« Des laboratoires d’idées »

Le DI « joue un rôle décisif dans l’élaboration et dans la mise en œuvre de la politique étrangère soviétique », en se servant souvent de deux « laboratoires d’idées », que sont « l’Institut des États-Unis et du Canada » et « l’Institut d’économie mondiale et des Relations lnternationales », I’IMEMO, rattachés à l’Académie des Sciences. Outre le maintien des liaisons avec les PC des pays non-communistres, les centrales syndicales et les partis de gauche, le DI finance les « mouvements de libération », souvent des organisations terroristes, comme il entretient financièrement les « sociétés d’amitié » (France-URSS) et les « organisations de front » qu’il coordonne.

Dans l’exécution de sa mission de désinformation, désormais plus offensive, le DI est secondé par le Département de la Propagande, l’ancien « AgitProp » de funeste réputation, et pour les « mesures actives » de nature subversive, par le « Service A du 1er Directorat Principal » du KGB, dont le rôle a été dévoilé par Stanislas A. Levchenko.

Le nouvel accent est mis sur l’impérieuse nécessité de « dénucléariser l’adversaire ». Le concept de guerre nucléaire totale, cher à Nikita Kroutchev est oublié, depuis que les responsables civils et militaires du Parti sont arrivés à la conclusion qu’en cas de guerre nucléaire, il ne peut y avoir que des perdants …

Poster de l’Agit-Prop (1920) — Dmitriy S. Moor —

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Le contournement plus efficace que la confrontation directe

Comme le souligne dans « la guerre et le monde contemporain » le Général Major S.A. Tiouchkevitch :

« aucune stratégie raisonnable ne peut se fixer pour but l’élimination d’un adversaire potentiel au prix d’un risque hors de proportion, au prix de sa propre perte » … ou encore … : « dans une guerre nucléaire l’écart entre les résultats escomptés et les résultats réels devient imprévisibleDevenue nucléaire, la guerre cesse d’être un facteur de changements sociaux et un moyen de résoudre les contradictions de la vie intérieure et internationale : elle serait une catastrophe pour l’humanité. Tous les calculs qui prévoient des avantages militaires unilatéraux qui se fondent sur l’espérance qu’une première frappe nucléaire n’entraînera pas de riposte s’avèrent injustifiés[5] Quel aveu ! Dans « le contenu politique des guerres modernes », Yuya Kirchine, V.M. Popov et R.A. Savouchkine n’écrivent rien d’autre…[6]

Depuis qu’un accord de désarmement partiel se dessine entre les deux grands, l’Europe est plus menacée que jamais. Les soviétiques changent de tactique, mais leur stratégie reste immuable. A la confrontation directe, trop risquée, ils préfèrent la confrontation indirecte : le contournement.

De ces « arrière-pensées », Anatoli Dobrynine ne parle pas au cours de la longue « interview exclusive » qu’il vient d’accorder à l’Humanité. « C’est la perestroïka qui s’avance » … « Cette avancée ira de pair avec un affrontement d’approches et de conceptions obsolètes et nouvelles, avec un débat entre une nouvelle mentalité et des idées caduques relatives « à la paix par l’intimidation » …

Laissons la conclusion à Alexandre Zinoviev : « les gorbatchéviens, comme leurs prédécesseurs sont condamnés à renforcer par tous les moyens le potentiel militaire du pays. Ils prennent part et continueront de le faire à tous les pourparlers sur le désarmement. Ils peuvent même formuler les propos les plus séduisants, mais jamais en aucune circonstance, ils ne renonceront à leur stratégie de base, qui est la préparation de la nouvelle guerre mondiale. Ils peuvent feindre de réduire leur armement de moitié, mais seulement à la condition que par suite de cette « réduction » la puissance militaire de leur pays soit au moins multipliée par deux »…[7]

Il est facile de prévoir ce que tous ces « experts du désarmement » du Département International nous promettent …

Enquête à Washington de Graham M. Kinahan et Joël-François Dumont

[1] Daniel Trinquet, directeur de l’Institut d’études de la Désinformation, l’IED.

[2] Éditions Anthropos, Paris, 1984.

[3] « Granada Documents », par Herbert Romerstein et Michael Ledeen. GPO Washington, 1983.

[4] Département d’État, Washington, Octobre 1987, publication 9627.

[5] Institut historique du Ministère de la Défense, Moscou, 1986.

[6] Éditions Naouka, Moscou, 1987.

[7] « Le Gorbatchevisme », Édition l’Âge d’Homme, Lausanne, Octobre 1987.

Articles repris de Désinformation Hebdo :