L’URSS : Un peuple en armes, une stratégie totale et une doctrine pour la guerre

Le traité sur les FNI se révèle être un véritable marché de dupes qui consacre le recul de l’Europe. Outre les concessions unilatérales scandaleusement à l’U.R.S.S.,[1] il est l’aboutissement de 15 années d’efforts de Nicolaï V. Ogarkov, héritier de la pensée de Clausewitz. « Faire passer les Forces armées et toute l’économie de la nation, en temps voulu, de la situation de paix à l’état de guerre, est une question fondamentale qui se pose au niveau de l’État.» Ainsi s’exprime Ogarkov, auteur de la doctrine militaire soviétique dans son livre « Toujours prêt à défendre la patrie ».[2]

Joël-François Dumont - Photo © Jutta Owsianny

Dans le chapitre II du mémorandum rédigé par le groupe parlementaire républicain au Sénat des États-Unis (minoritaire), à la demande du sénateur Jesse Helms,[1] Joël-François Dumont a choisi un extrait de cette étude fort pertinente de la doctrine militaire soviétique, appliquée au désarmement Est-Ouest. Pour mémoire, la CIA avait comptabilisé 400 SS-20, la DIA, 441. Bon prince, Mikhail Gorbatchev en a avoué 650… au moment où certains experts les évaluent de 1.600 à 2.500 !

Rien n’empêchera les SS-20 de se transformer en SS-25 … Ceux-ci n’étant interdits que par les traités SALT, ils ont donc de beaux jours devant eux.

Joël-François Dumont — Photo © Jutta Owsianny —

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— Dossier publié dans la lettre du 18 février 1988 —

Correspondance à Washington de Joël-François Dumont — 18 février 1988 —

Nicolaï V. Ogarkov, maréchal de l’U.R.S.S., a célébré le 30 octobre 1987 son 70e anniversaire. Pour commémorer cet événement, Andreï A. Gromyko, président de l’Union Soviétique, lui a décerné l’Ordre de la Révolution d’octobre, pour ses états de service dans l’armée soviétique.

II commande aujourd’hui le théâtre occidental d’opérations militaires (TVD Ouest), un poste qu’il a lui-même créé en 1981 lorsqu’il était chef d’état-major des Forces armées et premier vice-ministre de la défense. Le commandant du TVD Ouest est responsable de toutes les opérations interarmées en Europe.

Gagner la guerre à l’ âge nucléaire

Ogarkov, en fait, a créé bien plus qu’un poste. Il a créé une doctrine qui est à l’origine de la réorganisation complète du système de défense soviétique en 1981.

Cette doctrine, Ogarkov l’a résumée dans son livre « Toujours prêt à défendre la patrie ». Cette doctrine place l’U.R.S.S. sur un pied de guerre permanent en prônant une « mobilisation massive de toutes les ressources militaires, économiques, industrielles ainsi que celles de la défense civile pour vaincre l’ennemi impérialiste ».[2] Le concept de la préparation militaire totale englobe la réorganisation du système éducatif pour préparer les futurs soldats à la complexité de la machine de guerre moderne. En résumé, la doctrine Ogarkov prétend que la guerre peut être gagnée, même à l’âge nucléaire. Ogarkov, qui plus est, a constamment soutenu que l’Europe pouvait être dominée sans que les États-Unis et l’Union Soviétique n’aient à appuyer sur la gâchette nucléaire.

Maskirovka : La stratégie de la tromperie

Ogarkov a été bien plus qu’un théoricien.

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Déjà en 1969, il faisait partie des stratèges qui ont joué un rôle-clef dans les négociations Salt I et plus tard Salt Il. Il a fait une apparition remarquée avec le secrétaire général Léonid Brejnev et le président Jimmy Carter lors du sommet de 1979. Il a également été nommé en 1969 responsable de la nouvelle direction de la Tromperie stratégique (Maskirovka) où il a développé des techniques de camouflage, de dissimulation, de secret et de tromperie qui ont effectivement été utilisées pour contourner les aspects contraignants des traités sur le contrôle des armements stratégiques.

Nikolaï Vassilievitch Ogarkov, maréchal de l’Union soviétique — Archives URSS —

Quel meilleur exemple donner de l’attitude anti-occidentale d’Ogarkov que de rappeler cette conférence de presse sans précédent où il a justifié d ‘une manière insolente la destruction en vol du Boeing des lignes aériennes de Corée du Sud, rempli d’hommes, de femmes et d’enfants innocents. Ce qu’il s’est bien gardé de mentionner, c’est que les Soviétiques avaient mis à profit cette même nuit pour préparer en secret l’essai en vol d’un SS-25, un type nouveau de missile balistique intercontinental interdit pourtant par les traités Salt I et Salt II.

Des préparatifs de guerre

Avant 1977, l’Union Soviétique était divisée en quatre groupes de Forces (Allemagne, Centre-Europe, Nord, et Sud) et en 16 régions militaires (districts). Ces vingt groupes peu efficaces avaient chacun son propre commandant. Son premier souci a été de créer en 1981 des théâtres d’opérations militaires (TVD) par consolidation.

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Le maréchal Ogarkov avec Dmitri Oustinov, ministre soviétique de la défense — Photo Archives URSS

En décembre 1983, il devait transformer ces mêmes TVD en trois grandscommandements. Le plus important étant le théâtre occidental, le TVD Ouest, organisé pour diriger les opérations contre l’Europe, plaçant sous commandement unique toutes les opérations y compris navales, l’Europe étant ainsi directement confrontée à l’U.R.S.S., au lieu de l’être au Pacte de Varsovie.

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Ogarkov et Oustinov aux manœuvres Zapad 1981, les plus importantes jamais réalisées — Archives URSS

L’Union Soviétique se retrouvait littéralement placée sur pied de guerre, puisque les trois théâtres dépendent directement du Grand état-major général. Si la stratégie soviétique était une stratégie fondée sur le nucléaire – les fusées stratégiques étant chargées de contrer les missiles stratégiques américains – la création de ces théâtres n’aurait pas été nécessaire.

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Du 4 au 12 septembre 1981, l’Union soviétique a organisé sur le territoire des districts militaires de la Biélorussie, de l’Ukraine et de la Baltique les plus grandes manœuvres combinées jamais réalisées par l’URSS, alignant pour l’occa-sion plus de 100.000 hommes en armes, des milliers de chars, 1000 avions et surtout de nouveaux types de missiles. Le but de « Zapad 1981 » était, avant tout, d’effrayer l’Occident avec une démonstration de force hors-normes, en dévoilant des systèmes d’armes très modernes, un nouveau système de contrôle automatisé et des types d’armes de haute précision testés pour la première fois.. Un moyen d’affirmer que l’URSS était la première armée du monde et qu’elle était prête à la guerre totale.

Pas plus que ne l’étaient ces préparatifs de théâtres, si les Soviétiques redoutaient une invasion des forces de l’OTAN. Seulement, I’OT AN n’a jamais eu de forces conventionnelles pour attaquer les Soviétiques, même si une telle attaque pouvait avoir été conçue. Le degré élevé de mobilisation, dans la doctrine Ogarkov, n’est nécessaire qu’à la condition que les Soviétiques aient des projets agressifs contre l’OTAN.

Ogarkov est devenu chef d’état-major en 1977, rappelons-le, l’année au cours de laquelle les missiles SS-20 furent déployés. Plus que quiconque, il ne pouvait ignorer le but réel de leur installation : semer la terreur politique en Europe. C’était un chantage à un niveau élevé pour hâter la dénucléarisation du vieux continent qui avait débuté (unilatéralement) en 1961.

Quoi qu’il en soit, le déploiement des SS-20 a produit l’effet inverse de celui qui était recherché, donnant naissance à un débat animé. L’OTAN devait finalement décider en 1979 d’étendre son éventail d ‘options pour y inclure des missiles nucléaires capables d’atteindre des cibles militaires en U.R.S.S. Une telle capacité — autrement dit les Forces nucléaires intermédiaires — s’avérait insuffisante pour protéger l’Europe d’une invasion des forces soviétiques, mais suffisante pour dissuader les Soviétiques. Les Pershing II sont rapides, sûrs et puissants.

Les FNI, par nature, se devaient d’être dissuasifs et non défensifs

Malgré un programme massif de manifestations politiques en Europe, inspirées et financées par les Soviétiques, les pays membres de l’OTAN sont tombés d’accord pour déployer ces Pershing II sur leurs territoires en 1981. Lorsque les États-Unis ont proposé l’option « double zéro », visant à éliminer à la fois les SS-20 et les Pershing Il, les Soviétiques l’ont rejetée d’emblée. Pour appliquer avec succès leur doctrine, il leur fallait dénucléariser l’Europe.

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Missiles Pershing II sur le site de McGregor (Nouveau Mexique) — Photo US Army —

Ogarkov a passé trois ans à planifier et à mettre en œuvre « sa » doctrine, avant d’avoir en 1984 l’occasion de démontrer comment elle pouvait être appliquée.

Nommé commandant de la Région militaire occidentale, qui d ‘autre était mieux placé que lui pour mettre en pratique cette doctrine ? A ce titre, le maréchal Ogarkov est responsable directement de toutes les forces de théâtre, y compris des SS-20 et sans doute aussi des SS-25 – à l’ouest de l’Union soviétique, en Pologne, en Tchécoslovaquie et en Allemagne de l’Est.

Ancien négociateur de SALT, il était on ne peut mieux placé pour connaître le rôle des SS-20 dans la panoplie soviétique des armes nucléaires de portée intermédiaire ou de longue portée. De même, il est parfaitement conscient de la nécessité de faire évacuer les Pershing.

Changements dans la doctrine militaire soviétique

Après ces changements opérationnels, l’Union Soviétique s’est lancée dans des « opérations stratégiques d’encerclement en profondeur» pour occuper l’Europe occidentale dans une nouvelle guerre éclair ». L’essence de cette stratégie est de combattre et de vaincre l’OTAN sans faire usage, si possible, d’armes nucléaires.

Peu de temps après qu’Ogarkov fut promu en 1977 chef d’état-major général, la nouvelle doctrine soviétique de guerre de théâtre fut promulguée.

En tant que CEMA, Ogarkov était responsable du développement et de la mise en œuvre de la stratégie, des plans, des changements au niveau de l’organisation opérationnelle des Forces. Parmi les exemples de changements fondamentaux et de développements sous la responsabilité d ‘Ogarkov, on notera en particulier :

  • l’introduction d’une version modifiée du concept de groupe mobile, datant de la 2e Guerre Mondiale, baptisé groupe de manœuvre opérationnel (GMO) ;
  • la création de brigades aériennes d’assaut qui, tout comme les forces aéroportées conventionnelles, complètent la capacité de frappe en profondeur des forces terrestres soviétiques. Qu’il s’agisse de divisions d’infanterie motorisées ou de divisions blindées, ces divisions ont été transformées en Forces interarmes d’une très grande mobilité, et ce conformément à la doctrine actuelle de mobilité et de fonctionnement autonome ;
  • l’accélération de la mécanisation des forces aéroportées ;
  • l’intégration d’hélicoptères et d’avions dans les unités interarmes ;
  • l’intégration des forces navales dans l’offensive de théâtre ;
  • la révision de la méthode soviétique d’approche, de façon à éviter les munitions à dispersion large. Plutôt que de faire mouvement en colonne et en formation par division comme par le passé, la doctrine actuelle impose le mouvement en terrain libre afin de présenter aux forces adverses de l’OTAN un trop grand nombre de cibles mobiles pour leur permettre un engagement efficace.

L’opération stratégique en profondeur chère à Ogarkov — le GMO à l’échelon stratégique — implique:

  • de se rendre maître ou de détruire les centres de décisions politiques de l’OTAN ;
  • l’interdiction des lignes de communication maritime ;
  • la désorganisation des circuits de commandement et de vérification ainsi que des communications (C3) ;
  • la destruction des moyens nucléaires de l’OTAN et d’autres éléments vitaux pour la défense de l’Alliance Atlantique.

La condition du succès de ce concept d ‘opérations stratégiques en profondeur élaboré par Ogarkov, c’est la collaboration étroite entre force navales, terrestres et aériennes modernes.

L’exigence de technologies d’armes conventionnelles sophistiquées

Une nouvelle édition de Taktika (la tactique) a été publiée, un texte qui reflète de a à z la pensée d’Ogarkov. L’accent est moins mis sur les armes nucléaires que sur les opérations interarmes et sur l’esprit d ‘initiative des jeunes officiers.

Il est significatif de voir que la supériorité conventionnelle soviétique a été acquise grâce aux technologies de pointe occidentales. L’U.R.S.S. doit pouvoir se procurer ces nouvelles technologies, soit ouvertement, par des transactions commerciales normales ou par des échanges techniques ou scientifiques avec les pays développés du monde libre soit par des moyens détournés (espionnage).

Dans un autre livre publié en 1985, « L’Histoire apprend à être vigilant », Ogarkov insiste sur l’importance de l’augmentation du potentiel économique de l’Union Soviétique pour développer sa capacité militaire.

L’expansion du commerce Est-Ouest par les USA et par les pays de J’OCDE rend plus faciles les demandes d’Ogarkov pour la modernisation militaire dans le domaine des armes conventionnelles. Le maréchal Ogarkov est aujourd’hui le commandant suprême du théâtre occidental d ‘opérations militaires. Son quartier général permanent et son état-major sont établis à Minsk.

Pareille démarche sans précédent, signifie que toute la force militaire, opérationnelle du pacte de Varsovie est placée sous le commandement d’Ogarkov, qu’il s’agisse de manœuvres ou en cas de conflit. Il laissera dans l’histoire militaire russe et soviétique l’image d’un stratège exceptionnel, à n’en pas douter …

Joël-François Dumont

Extraits de « Préparatifs de guerre », étude du Republicain Minority Staff, U.S. Senate Foreign Relations Committee, Washington D.C., du 25 janvier 1988.

[1] « Le traité FNI va-t’il diminuer ou augmenter le danger d’une guerre nucléaire », in Désinformation Hebdo — 11-02-1988 —

[2] Éditions militaires, Moscou 1982.

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A la veille de la signature du traité INF, menacée d’être reportée par le président Reagan, les Soviétiques ont envoyé en urgence 200 photos de Moscou à Washington — Document exclusif de la Maison Blanche — Photo du missile de croisière subsonique à portée intermédiaire RFK-55 3M10, SSC-X-4 « Granat » (SS-N-21), « Samson » (Code OTAN), produit en 1976, lancé depuis un sous-marin ou depuis le sol —

« Quelle que soit la valeur des sources, techniques ou humaines, alliées ou nationales, le doute et l’esprit critique sont d’autant plus de rigueur que l’adversaire s’efforce de donner une image  déformée de son état réel, en maniant de façon systématique les deux leviers de la déception : le secret et le mensonge, la dissimulation et la simulation. On l’oublie trop souvent dans les évaluations faites en Occident. Le système soviétique fournir un cadre idéal pour le montage et la mise en œuvre de subtiles manœuvres de déception étalées dans le temps. La direction des affaires est totalement centralisée, aux mains d’un nombre très réduit d’hommes disposant seuls de tous les éléments de la situation et bénéficiant d’une étonnante stabilité, tous facteurs qui assurent la cohérence et la continuité des actions menées.

D’autre part, le culte du secret poussé jusqu’à la manie, le climat de vigilance entretenu au sein de l’armée et de la population, la multiplication des organes de contrôle et de sécurité, le cloisonnement de l’information, créent les conditions optimales pour cacher ce qui est et feindre ce qui n’est pas. Par la simulation on « jouera » l’attitude, rassurante ou menaçante, qui viendra à l ‘appui de la tactique politique du moment. Par la dissimulation, on occultera la montée en puissance de l’appareil militaire qui permettra d’atteindre si possible en tous domaines, la supériorité absolue sur l’adversaire. Il était intéressant de paraître fort quand on était faible; devenus forts, il convient maintenant de simuler la parité.» (Général Jacques Laurent (C.R.) in Revue de la Défense Nationale, Mars 1985)

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Missile de portée intermédiaire R-14 Tchoussovaïa ou SS-5 Skean (code OTAN) — Document Maison-Blanche —
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Produit dans les années 60, ce missile balistique a été progressivement remplacé par les SS-20 — Photo US DoD

Maskirovka : L’écran de fumée

Le terme générique de la « tromperie » (tromper l’ennemi) est un-mot que les manuels militaires utilisaient déjà du temps des tsars … Maskirovka désignait simplement les « moyens physiques, techniques et naturels de camouflage ». Dans le manuel du combattant de l’Armée Rouge, intitulé camouflage de l’infanterie, publié en 1925, l’on s’aperçoit que Maskirovka signifiait à la fois « tromper l’ennemi activement en cachant passivement à ses propres troupes ses intentions véritables » … Pour mettre en œuvre cette Maskirovka, Nicolaï V. Ogarkov a créé une Direction de la Tromperie Stratégique en 1969.

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Le missile de portée intermédiaire OTR-22 (Code OTAN SS-12 Scaleboard), avec sa rampe mobile de lancement MAZ-543. Plus de 700 missiles ont été construits. 300 sont entrés en service dans les forces de missiles stratégiques sovié-tiques et devraient être supprimés si le traité INF est ratifié par les deux parties — Document : Maison-Blanche
SS-12 au musée de l'Artillerie à Saint-Pétersbourg - Photo © Joël-François Dumont
Ci-dessous, on OTR-23 exposé avec sa rampe au musée de l’Artillerie de Saint-Pétersbourg — Photo © JFD —
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SS-12 au musée de l’Artillerie à Saint-Pétersbourg – Photo © Joël-François Dumont

Le traité INF, s’il était ratifié en l’état, imposerait du côté américain la destruction des fusées Pershing 1-A, 1-B et 2 ainsi que les missiles de croisière BGM-109 G.

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Il aura fallu deux ans de négociation pour que les présidents Reagan et Gorbatchev signent le Traité INF le 8.12.1987. Selon les dispositions de l’article IV, l’élimination des missiles à portée intermédiaire (MPI) devra être achevée trois ans au plus tard après l’entrée en vigueur du présent traité, une fois ratifié par les deux États signataires — Photo Maison-Blanche —

De leur côté les Soviétiques s’engageraient à détruire les RK-55 (SS CX4), les OTR-22 (SS-12), les RSD-10 (SS-20), les R-12 (SS-4), les R-14 (SS-5) ct les OTR-23 (SS-23). Il est scientifiquement établi qu’ une telle vérification, du côté soviétique, est impossible …

Photo de couverture : SS-20 au musée de la Force aérienne ukrainienne (Vinnytsia) — Photo © George Chernilevsky

Articles repris de Désinformation Hebdo :