Un fort sentiment d’inquiétude commence à se manifester face à la guerre d’Ukraine parmi les dirigeants français et européens, mais également au niveau de l’opinion publique. Ce sentiment est sans doute à l’origine du quasi retournement des positions affichées par le président de la République en France. Il possède des informations et des analyses confidentielles sur l’état réel de la situation sur le terrain qui l’expliquent. Ce même sentiment est accru dans l’opinion par les récentes perspectives stratégiques suggérées par le président concernant la possibilité d’envoi de troupes au sol et un soutien sans limites à l’Ukraine.
Sommaire
Analyse du vice-amiral 2s Christian Girard [*] — Toulon, le 9 mars 2024 —
La majeure partie des dirigeants européens, à l’exception des Polonais, des Tchèques, des Baltes, des Roumains et des Moldaves, ne réagit pas autrement qu’en exprimant leur désaccord avec le président français. La première conséquence, immédiate, en est de manifester ouvertement la désunion de l’Europe sur le sujet majeur de la stratégie à adopter face à la Russie, particulièrement entre la France et l’Allemagne.
Nous appelions, il y a quelques mois déjà, à la définition d’une stratégie des pays occidentaux face à la Russie, complète et unifiée, qui irait au-delà du simple objectif de l’empêcher de gagner, pour s’accorder sur des objectifs positifs, collectivement approuvés, dont le but serait de briser l’agression russe, sur le plan des moyens, mais également, et plus fondamentalement, sur celui de la volonté d’agression, objectif plus difficile à atteindre, mais sans lequel l’arrêt de l’action militaire ne peut être qu’un état provisoire, donc précaire.
Cette absence de réflexion collective, dont on pourrait espérer que les différentes initiatives françaises permettront enfin de l’enclencher, explique le premier effet, précédemment décrit, d’afficher la désunion européenne. Il ne doit donc pas surprendre, aussi regrettable soit-il.
Deux stratégies parallèles
Il avait été également constaté que deux stratégies parallèles étaient à l’œuvre dans cette guerre, l’une conditionnant l’autre. Celle des pays occidentaux, dont ce qui a été analysé précédemment montre qu’il est peut-être abusif de la qualifier comme telle, car elle est loin de posséder l’ensemble des caractéristiques qui lui seraient nécessaires, et celle de l’Ukraine, engagée pour sa survie.
Il avait été souhaité un affranchissement de la stratégie ukrainienne de la contrainte que lui impose celle de l’Occident, en lui fournissant des moyens au compte-goutte et en limitant même leur mise en œuvre. Il faut bien faire le constat que cet affranchissement n’a pu être accompli que très partiellement, soit que les Européens n’en aient tout simplement pas la capacité de fournir à courte échéance ce à quoi ils s’étaient engagés, c’est le cas pour les munitions, soit, plus grave, qu’ils ne le veuillent pas, ce qui est plus spécifiquement le cas de l’Allemagne pour les missiles Taurus, même si nous le savons grâce aux Russes, la possibilité de leur emploi sur le pont de Kertch a fait l’objet d’études précises.
Il faut pourtant prendre acte des multiples attaques ukrainiennes prononcées de plus en plus loin à l’intérieur du territoire russe, ainsi qu’en mer Noire, avec des moyens propres pour ce que l’on en sait, mais sans doute avec une aide significative en matière de renseignement de la part des Occidentaux. Ces actions dans la profondeur ne sont cependant pas suffisantes pour empêcher les Russes de se renforcer, voire d’avancer par endroits sur le front terrestre.
Provoquer un réveil salutaire des opinions européennes et de leurs dirigeants
La situation politique intérieure des États-Unis bloque en effet la livraison de nouvelles aides de leur par qui était jusqu’à présent principale sur le plan militaire. Cette situation, conséquence de la possibilité de l’élection de Donald Trump à la présidence, ne fait que renforcer le sentiment d’inquiétude précédemment relevé.
Il faut espérer qu’il provoquera un salutaire réveil des opinions européennes, et de leurs dirigeants, pour sortir de la torpeur dans laquelle le parapluie de l’Otan les a plongés en leur permettant de vivre et de prospérer sans développer l’esprit et l’appareil défensifs qui leur seraient nécessaires aujourd’hui. Il faut, cependant aussi, craindre un effet inverse, que l’on pourrait qualifier de « munichois », effet délétère que les Russes utilisent depuis plus de vingt ans et qu’ils continuent d’agiter régulièrement avec leurs menaces, en particulier de l’arme nucléaire, pour paralyser leur adversaire, tel le python devant sa proie, phénomène analysé par Elsa Vidal, dans « La fascination russe ».
La problématique centrale, commune aux deux camps sur le plan militaire, est celle du contournement de la dissuasion nucléaire. Elle l’est particulièrement du coté ukrainien, puisque l’Ukraine est, selon la terminologie adoptée, un État « non doté » faisant face à une super puissance nucléaire. Du côté occidental, il faut échapper à l’effet paralysant de la dissuasion. Constatons que, malgré les menaces agitées régulièrement par la Russie, à aucun moment la mise en œuvre d’armes nucléaires n’a été concrètement perceptible, ni au niveau stratégique, ni au niveau tactique, en dehors d’un éphémère relèvement de l’état d’alerte des forces stratégiques. L’utilisation d’armes nucléaires, dont l’emploi en premier dans la logique de la dissuasion serait un aveu de faiblesse, lui ferait perdre le soutien plus ou moins ferme aujourd’hui des pays de ce que l’on qualifie aujourd’hui de Sud global et plus particulièrement de la Chine.
L’action militaire ukrainienne nécessite des moyens renforcés
L’action militaire ukrainienne peut persévérer dans sa ligne actuelle, mais nécessite certainement des moyens renforcés.
Elle doit continuer à détruire les forces navales russes en mer Noire et mer d’Azov, et agir en priorité sur la Crimée qui est la clé de la route de Moscou par le sud, route dont l’expédition de Prigogine a montré toute la vulnérabilité.
Le rapport de puissance entre les forces terrestres plaide pour l’approbation de la décision de stabiliser et défendre le front dans son état actuel, aussi frustrante que soit cette situation. Il faut limiter les pertes humaines qui saignent le pays depuis deux années. La décision récente du président Zelenski, avalisant cette dernière orientation et remplaçant son chef d’état-major des armées, paraît tout à fait pertinente.
Une stratégie de contournement
Une stratégie de contournement par le sud, par les airs et la mer, du front terrestre paraît aujourd’hui la plus judicieuse. C’est sur cet objectif que les pays européens doivent, en priorité, soutenir l’Ukraine. L’enjeu de la livraison des missiles Taurus est très important dans cette perspective. La finalité de la manœuvre de contournement serait alors de provoquer une révolution de palais à Moscou, déclenchée par la peur de la possibilité d’une chevauchée à la Prigogine et la prise à revers des forces russes sur leur ligne de front occidentale. Il sera bien évidemment nécessaire que le front terrestre tienne, côté ukrainien dans l’intervalle, donc qu’il obtienne les soutiens indispensables à cette fin. Mais il faut limiter les pertes humaines qui saignent le pays depuis deux années.
Pour réduire fortement le risque d’un emploi des armes nucléaires tactiques russes, il paraît évident qu’il faut que les troupes ukrainiennes ne pénètrent pas ouvertement et en force sur le sol russe, ce qui exclut naturellement les territoires prétendument devenus russes après leur occupation, dont la Crimée.
L’appui des opinions occidentales travaillées par la propagande russe relayée par les mouvements populistes
Le rapport actuel des forces conduit donc nécessairement à une stratégie d’affrontement indirect du côté ukrainien. Cette dernière exclut donc la perspective d’un effondrement du front terrestre côté russe provoqué par son enfoncement, mais permet d’envisager sa prise à revers. Sans résultat à court ou moyen terme cette situation présente le risque de créer un conflit enkysté et durable. Elle n’est certainement pas politiquement satisfaisante, car elle n’obtient pas la libération des territoires occupés.
Elle paraît pourtant être la seule qui soit praticable de façon réaliste. Elle suppose le maintien du soutien matériel occidental, son renforcement progressif aussi rapide que possible, notamment pour la défense aérienne, mais elle nécessite aussi, et c’est d’une importance majeure, l’appui des opinions occidentales travaillées par la propagande russe et les mouvements populistes. Ces derniers savent exploiter les multiples crises internes, économiques et sociales pour les pousser au repliement sur leurs intérêts égoïstes, faute de compréhension de la réalité, et de la nature, de l’enjeu géopolitique de cette guerre locale, mais mondialisée.
Dans cette perspective, l’évocation de l’envoi de troupes européennes au sol, « qui ne doit pas être exclu » selon le président français, paraît être avant tout un exercice de communication politico-médiatique, certainement nécessaire sur le fond. Sa forme et les conditions de son annonce auraient pu être différentes. Sa finalité s’inscrit sans doute dans la perspective des élections européennes au niveau national. Mais elle ne marque certainement pas une nouvelle marche dans l’engagement des Européens dans la guerre. Elle révèle plutôt la volonté de réveiller les gouvernements et les opinions publiques devant la gravité de la situation militaire, en même temps qu’elle constitue une tentative de prise de leadership stratégique de l’UE, en rivalité avec l’Allemagne, qui demeure fondamentalement atlantiste et pacifiste mais veut désormais prendre toute sa place en Europe. Faute actuellement de réel, ou apparent, pilotage de l’Otan, américain ou britannique, dans le conflit ? ./.
Christian Girard
[*] Le vice-amiral (2s) Christian Girard : Breveté de l’École supérieure de guerre navale, dont il a été professeur, a également été conseiller militaire à la direction des affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement du ministère des Affaires étrangères. Spécialiste des opérations maritimes, il a été responsable de l’entraînement des navires de surface auprès de l’amiral commandant la force d’action navale, dont il a été également ultérieurement l’adjoint pour la direction générale, fonction qu’il a créée. Ses dernières fonctions dans la Marine ont été celles de sous-chef d’état-major opérations et logistique de l’État-major de la Marine. A ce titre, il a été le premier ALOPS, amiral chargé des opérations de la Marine.
L’amiral Christian Girard est l’auteur de quatre livres : « L’île France – Guerre, marine et sécurité » publié en 2007 aux Éditions L’Esprit du livre dans la Collection Stratégie & Défense. En 2020, « Enfance et Tunisie » (non-commercialisé). En 2022, « Ailleurs, récits et anecdotes maritimes de la fin du XXe siècle », enfin, « Cailloux stratégiques ». Pour se procurer « Ailleurs, récits et anecdotes maritimes de la fin du XXe siècle » et « Cailloux stratégiques » commander sur Amazon.
Analyses de l’amiral Christian Girard:
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