par le Vice-Amiral Christian Girard (2s) [*]— Toulon, le 3 juin 2023 —
La situation sur le front d’Ukraine semble figée, malgré les combats qui se poursuivent, dans l’attente d’une éventuelle contre-offensive ukrainienne, pressentie et généralement présentée comme inéluctable. Le franchissement de la frontière russe dans la région de Belgorod au nord de Kharkiv, suivie par l’intrusion sur le territoire de la fédération, apparemment sans grande difficulté, de deux bataillons fortement armés de miliciens de nationalité russe, prétendant mettre à bas le régime de Poutine, a constitué une réelle surprise.
Comment interpréter cet événement, répété à une semaine d’intervalle, dans le grand jeu des stratégies de la guerre, alors qu’il apparaît, aujourd’hui, relativement mineur par son effet militaire immédiat et par l’ampleur des moyens engagés ?
Il a été précédemment indiqué que deux stratégies parallèles de nature différentes étaient à l’œuvre du côté occidental et du côté ukrainien:[1] d’une part, côté ukrainien, celle d’un affrontement de type clausewitzien, affrontement direct, avec montée progressive en puissance par la mobilisation de toutes les ressources disponibles pour obtenir la libération totale du territoire envahi depuis 2014 ; d’autre part, du côté des puissances occidentales, et d’abord des Etats-Unis, une stratégie indirecte de soutien de l’Ukraine, limitant la qualité des moyens apportés, et le domaine géographique de l’intervention, à la défense du pays agressé et au soutien des opérations de reconquête des territoires à libérer. Elle explique les atermoiements occidentaux pour fournir chars de combat et avions de chasse, bien que la livraison de certains types d’armes, comme les chars de combat, ait fini par être acceptée. Ces deux stratégies ne sont en réalité compatibles que parallèlement et provisoirement, tant que la faiblesse des moyens militaires ukrainiens contraint leur gouvernement à accepter les règles imposées par les Occidentaux. Elles ne le sont pas dans leur nature propre et pour l’atteinte du but ultime de l’Ukraine L’événement relaté en introduction en est sans doute un signe. Il manifeste l’évolution de la stratégie ukrainienne qui tente de contourner depuis quelque temps déjà les limites que lui imposent les Occidentaux.
Il est en effet difficile d’imaginer que l’action des miliciens russes n’ait pas été soutenue et approuvée par les Ukrainiens. Elle outrepasse évidemment la consigne occidentale qui interdit d’attaquer le territoire russe avec des moyens matériels occidentaux. Habilement, elle évite de mettre en cause l’Ukraine elle-même. La multiplication récente des attaques de drones, jusqu’à Moscou, comme les actions de sabotage en Russie même depuis plusieurs mois, manifestaient déjà que l’Ukraine ne peut se satisfaire de la limitation géographique de son domaine d’action. Elle la conduit à accepter une totale dissymétrie du rapport de force, incompatible avec l’atteinte de l’objectif de libération de son territoire dès lors que le soutien des forces russes s’effectue à partir de celui de la fédération, au-delà de la frontière commune. Il y a d’ailleurs une contradiction stratégique entre la pure défensive, aujourd’hui essentiellement limitée à la défense anti-aérienne, et la reconquête des territoires perdus qui nécessite des moyens et une action offensifs. Une stratégie militaire de cette nature est donc inéluctable de la part des Ukrainiens. Dès lors qu’elle se déclencherait et rencontrerait le succès, elle ne pourrait guère être limitée dans son extension géographique autrement que par une vigoureuse intervention diplomatique occidentale ou une menace nucléaire stratégique russe.
En même temps, si les « résistants russes » réussissaient à tenir durablement un bout de territoire russe, nous assisterions à la reproduction symétrique de la situation qui a prévalu à partir de 2014 dans le Donbass, dans laquelle la Russie prétendait ne pas intervenir. Si la milice Wagner et les insurgés des territoires annexés sont les « proxies »[2] de l’armée russe sur le front, les miliciens russes révoltés pourraient devenir ceux de l’Ukraine en Russie. Une telle stratégie pourrait constituer, sinon une alternative à la contre-offensive attendue, du moins un élément de diversion et d’action psychologique participant de l’effet de surprise nécessaire. Envisager la poursuite de la guerre par procuration sur le territoire de la fédération russe permet de soulever la question géopolitique d’importance majeure, celle de l’avenir du régime russe, et de la Russie elle-même, au-delà du conflit en cours, question qui se posera nécessairement mais demeure encore largement impensée.
Il a été précédemment montré les limitations et les insuffisances de la stratégie occidentale.[3] La poursuite et le soutien de mouvements susceptibles de provoquer une guerre civile en Russie ne fait apparemment pas partie de schémas occidentaux actuels. Ces derniers se satisferaient du maintien du régime actuel dès lors qu’il accepterait de se retirer d’Ukraine et de négocier. Une telle hypothèse ne règlerait pourtant aucunement la question ukrainienne sur le long terme. Le projet géopolitique poutinien subsisterait. Il ne serait provisoirement contenu et seulement reporté dans le temps. Le régime actuel ne pourrait certainement pas y renoncer car il est constitutif de sa nature même.
Une nouvelle fois, la stratégie occidentale a besoin d’être mise au point et coordonnée entre ses multiples partenaires malgré leurs vues souvent divergentes sur l’avenir géopolitique du continent européen. Sous cet angle, le discours du président français à Bratislava [4] et la réunion, de la Communauté politique européenne, à Chisinau à l’initiative de la France, étaient certainement bienvenus. Il importe de savoir quelles en seront les conséquences et conclusions concrètes.
Il serait certainement prématuré de voir dans les récentes actions de milices russes un tournant de la guerre, mais ce signal ne doit pas être négligé. Il doit être scruté dans ses développements possibles. Ces derniers pourraient être plus importants qu’ils n’apparaissent aujourd’hui : soit qu’il montre un épuisement des forces ukrainiennes qui basculent vers une stratégie de harcèlement dans l’attente de la reconstitution des forces nécessaires à une contre-attaque, soit qu’il s’agisse d’une tentative de déstabilisation du pouvoir russe, soit plus simplement qu’il s’agisse d’une diversion. Les conséquences sur l’opinion publique russe sont potentiellement tout autant négatives que positives en raison de l’orientation idéologique de l’un des groupes d’insurgés. Quoi qu’il en soit, il constitue certainement un signe supplémentaire de l’émancipation progressive et inéluctable de la stratégie ukrainienne.
Christian Girard
[*] Le vice-amiral Christian Girard est l’auteur de quatre livres : « L’île France – Guerre, marine et sécurité » publié en 2007 aux Éditions L’Esprit du livre dans la Collection Stratégie & Défense. En 2020, « Enfance et Tunisie » (non-commercialisé). En 2022, « Ailleurs, récits et anecdotes maritimes de la fin du XXe siècle », enfin, « Cailloux stratégiques ». Pour se procurer « Ailleurs, récits et anecdotes maritimes de la fin du XXe siècle » et « Cailloux stratégiques » commander sur Amazon.
[1] « Point stratégique sur la guerre en Ukraine » in European-security.com — (20-12-2022)
[3] « Quelle stratégie occidentale en Ukraine ?» in European-security.com — (07-02-2023)
[4] « A Bratislava, Macron confirme le soutien de la France à l’Europe centrale et orientale » in European-security.com — (31-05-2023).