La guerre en Ukraine rappelle que la guerre est un phénomène total, il appelle une stratégie globale. Cette dernière se conduit sur différents plans dont il faut envisager les interdépendances
par le Vice-amiral Christian Girard (2S) —[*] Le 20 décembre 2022 —
Depuis le mois de février, les forces armées ukrainiennes et russes s’affrontent aux niveaux tactique et opératif. Le front semble stabilisé sur une ligne qui coupe 20% environ du territoire ukrainien à l’est et le place sous le contrôle russe. La Russie ajoute à ce combat une stratégie de bombardement aérien. Elle a pour but la destruction des infrastructures civiles et l’effondrement du moral et de la volonté des populations. Elle est destinée aussi à ruiner l’économie et le soutien qu’elle apporte à ses forces combattantes. C’est une stratégie de la terre brûlée inversée qui utilise de plus l’arme du froid.
L’expérience a montré que les bombardements massifs contre Londres en 1940, contre l’Allemagne à la fin de la Seconde Guerre mondiale et au Viêt-Nam par les Américains n’ont pas brisé la détermination des populations. Ils l’ont souvent confortée. L’efficacité destructrice des bombardements ne peut être contestée mais des solutions alternatives ont toujours été trouvées pour maintenir les fonctions logistiques essentielles pour les populations et l’économie de guerre.
Le choix stratégique russe d’inspiration « douhetienne »[1] introduit une dissymétrie supplémentaire dans un affrontement qui l’était, dès le départ, entre un pays doté de l’arme nucléaire et un pays qui y avait renoncé, donnant ainsi corps aux prévisions faites, dès 1992, sur le risque de « sanctuarisation agressive » que créait le reflux de la Russie.
La logique stratégique de cet affrontement asymétrique direct est celle d’une montée aux extrêmes telle que la théorise Clausewitz.
La situation militaire des Ukrainiens n’est pas aussi favorable que leurs succès sur le terrain peuvent le faire croire. Leurs défenses antiaériennes sont en cours de renforcement, mais il prendra du temps. Un système d’armes antimissile n’est jamais efficace à 100%. Le risque de saturation des défenses existera toujours.
Afin de rétablir un minimum de symétrie stratégique dans l’affrontement, il est nécessaire de frapper en Russie, a minima de démontrer que les Ukrainiens sont en mesure de se livrer à des actions équivalentes à celles qu’ils subissent : Belgorod, le pont de Kertch, mais aussi récemment en direction de Moscou, avec les attaques sur des bases aériennes de drones de plus en plus loin à l’intérieur de la Russie, à proximité de Saratov et Riazan. D’autres actions, sont répertoriées très probablement dues à des sabotages et des actions de commando.
Quelle peut être la part d’initiative des Ukrainiens dans ce type d’actions ? L’évaluation des risques géopolitiques associés doit être reliée au deuxième plan de la guerre en cours.
Poutine et son environnement médiatique affirment être en guerre contre l’Occident.[2] Tout en récusant le terme de guerre au sens militaire, les Occidentaux infligent à la Russie d’importantes sanctions économiques et apportent une aide considérable à l’Ukraine. Il y a là une stratégie d’affrontement indirect au moyen d’armes diverses comme le gaz, le pétrole, le blé, le cyber, la désinformation, les sanctions économiques réciproques. La référence théorique n’est plus Clausewitz mais Sun Tsu, gagner la guerre sans la faire ou en la faisant faire par les autres.
Si les objectifs stratégiques de l’Ukraine sont faciles à identifier, libération du territoire, réparation des dommages et des destructions, sanctions des responsables, ceux des Occidentaux le sont beaucoup moins. Il y a un accord évident pour empêcher la victoire de la Russie tout en évitant un affrontement militaire direct avec les Russes, mais il n’y pas de but de guerre clairement identifié. Jusqu’à quel point l’attaque du territoire russe et de son régime peut-elle être conduite compte tenu de la possession de l’arme nucléaire par la Russie et des risques géopolitiques que l’effondrement de son État impliquerait ?
De ce but que dépendra le soutien ultime que les Occidentaux apporteront aux Ukrainiens dans leur action de reconquête. Donneront-ils aux Ukrainiens les moyens offensifs qui leur sont nécessaires pour reconquérir le Donbass et la Crimée ? Attendront-ils l’effondrement des forces militaires russes ? Espèrent-ils un changement de régime provenant de l’intérieur du pouvoir dictatorial ?
Il n’y a aujourd’hui, du côté occidental, que les États-Unis auprès desquels il soit possible de rechercher un projet géopolitique doté des moyens économiques et militaires suffisants pour le crédibiliser. Pour les États-Unis, leur action en Ukraine est un signal en direction de la Chine : ils ne resteraient pas sans réagir à une attaque contre Taiwan. De même, après leur retrait d’Afghanistan, ils marquent leur volonté de ne pas se retirer des affaires du monde.
Cela est-il suffisant pour fixer une ligne rouge en direction de la Russie ? Y a-t-il, un projet inspiré du « grand échiquier » de Brezinski,[3] dans la continuité du Grand Jeu anglais [4] de la fin du XIXe siècle, destiné à réduire la Russie ? Ce serait courir un grand risque que les dernières déclarations de Kissinger déconseillent. Celles du général Miller montrent que les autorités américaines ne semblent pas vouloir aller dans cette direction.
La conséquence la plus probable en est une limitation des actions offensives contre le territoire russe et par voie de conséquence un enkystement de la situation. Le maintien du précaire équilibre militaire actuel n’est pas à l’avantage de l’Ukraine. Elle en subit les plus graves dommages. Un renversement politique côté russe est difficile à prévoir. Il faut supposer, ou espérer, une réelle concertation pour définir la stratégie occidentale dans cette guerre globale que l’opinion ne veut pas voir.
Christian Girard
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[1] Voir « Giulio Douhet, figure tutélaire de la stratégie aérienne et père de la théorie de ‘l’air intégral’ » par Jérôme de Lespinois — La stratégie aérienne est dominée par la figure tutélaire du général italien Giulio Douhet (1869-1930)… Le premier véritable théoricien de la stratégie aérienne, le père fondateur de la discipline est incontestablement le général italien car il pose avec son maître ouvrage de 1921, Il dominio dell’aria, les termes du débat stratégique en matière d’emploi des moyens aériens militaires jusqu’à aujourd’hui.
[2] Voir « Ukraine : une guerre de la fin de l’histoire » in Revue de Défense Nationale, La guerre provoquée par la Russie à l’Ukraine illustre une volonté de rupture de Moscou vis-à-vis de l’Occident, et l’Ukraine se trouve sur une des zones de fracture selon les thèses de Samuel Huntington. De fait, ce conflit signifie que l’Histoire est en marche avec la volonté ukrainienne de choisir son destin.
[3] « Le Grand Échiquier: l’Amérique et le reste du monde » (The Grand Chessboard: American Primacy And Its Geostrategic Imperatives) par Zbigniew Brzeziński.
Écrit par Zbigniew Brzeziński et publié en 1997, « le grand échiquier » est un livre de géopolitique.
Brzezinski y livre une vision brutalement honnête et provocante de la prééminence américaine au XXIe siècle. Selon lui, la tâche des États-Unis est de devenir le seul arbitre politique en Eurasie pour empêcher l’émergence de toute puissance rivale menaçant les intérêts matériels et diplomatiques US.
La masse continentale eurasienne, qui abrite la majeure partie de la population, des ressources naturelles et de l’activité économique du globe, est le « grand échiquier » sur lequel la suprématie américaine sera ratifiée et remise en question dans les années à venir.
Dans cet ouvrage de politique publique et de science politique qui fera date, Brzezinski expose un plan novateur et puissant des intérêts vitaux de l’Amérique dans le monde moderne.
Dans cette édition révisée, Brzezinski aborde les récents développements mondiaux, notamment la guerre en Ukraine, la réémergence de la Russie et la montée de la Chine.
[4] « Le Grand Jeu » (The Great Game) est la rivalité coloniale et diplomatique entre la Russie et le Royaume-Uni en Asie au xixe siècle, qui a amené entre autres à la création des frontières de l’actuel Afghanistan, avec le corridor du Wakhan, situé dans la province du Badakhchan, dans l’est de l’Afghanistan, aussi surnommé « bec de canard » comme État tampon.
Ces luttes d’influence ont opposé l’Empire russe et l’Empire britannique entre 1813 et la convention anglo-russe de 1907. L’Asie centrale était alors un « ventre mou », encore indépendant des puissances coloniales.
L’expression, attribuée à l’officier britannique Arthur Conolly (qui l’utilise dans une correspondance en 1840), apparaît notamment dans le roman Kim, publié en 1901 par Rudyard Kipling. L’expression apparaît en 1857 dans l’ouvrage History of War in Afghanistan de John William Kaye, un officier britannique de l’armée des Indes. Kaye aurait emprunté cette formule à l’explorateur, écrivain et officier de renseignement britannique Arthur Conolly, un capitaine du 6e régiment de cavalerie légère du Bengale, au service de la Compagnie britannique des Indes orientales (BEIC), qui fut l’un des premiers à franchir les passes montagneuses entre l’Inde et l’Afghanistan lors d’une reconnaissance pour finir décapité par l’émir de Boukhara.
Arthur Conolly par James Atkinson
Il a participé à de nombreuses missions de reconnaissance en Asie centrale et a inventé le terme de Grand Jeu pour désigner la lutte entre l’Empire britannique et l’Empire russe pour la domination de l’Asie centrale. Source: Wikipedia.
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[*] Le vice-amiral Christian Girard a commandé quatre bâtiments de combat dont la frégate antiaérienne Cassard, chargée de la protection du porte-avions Foch au large des côtes de l’ex-Yougoslavie (1994-1995). Spécialiste des opérations maritimes, il a participé à des missions de pistage de sous-marins soviétiques en Méditerranée, de sauvegarde, de maintien de l’ordre et de sûreté des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins en Atlantique, de protection des expérimentations nucléaires et de surveillance des pêches dans l’océan Pacifique, de diplomatie navale en Afrique, dans l’océan Indien et dans le golfe persique, et d’évacuation de ressortissants au Yémen.
Breveté de l’École supérieure de guerre navale, dont il a été professeur, il a également été conseiller militaire à la direction des affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement du ministère des Affaires étrangères.
Spécialiste des opérations maritimes, il a été responsable de l’entraînement des navires de surface auprès de l’amiral commandant la force d’action navale, dont il a été également ultérieurement l’adjoint pour la direction générale, fonction qu’il a créée.
Ses dernières fonctions dans la Marine ont été celles de sous-chef d’état-major opérations et logistique de l’État-major de la Marine. A ce titre, il a été le premier ALOPS, amiral chargé des opérations de la Marine.
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Le vice-amiral Christian Girard est l’auteur de quatre livres :
« L’île France – Guerre, marine et sécurité » a été publié aux Éditions L’Esprit du livre dans la Collection Stratégie & Défense (2007). En 2020, « Enfance et Tunisie » (non-commercialisé). « Ailleurs, récits et anecdotes maritimes de la fin du XXe siècle » (2022), enfin, « Cailloux stratégiques » a été publié en 2022.
Dans ce dernier livre, « Cailloux stratégiques » (2022), l’amiral Girard rassemble comme il l’a fait dans « L’île France, guerre, Marine et sécurité » diverses réflexions conduites entre la crise de subprimes de 2008 et l’année 2022, qui a été marquée par la rupture stratégique majeure que constitue la guerre russe contre l’Ukraine.
L’issue militaire et diplomatique de cette agression est incertaine. Ses conséquences géopolitiques ne s’en dégagent pas encore nettement. L’amiral analyse la nature et l’origine du conflit.
C’est un parcours jalonné de « cailloux stratégiques » qui marquent les étapes d’une « réflexion personnelle qui ne peut trouver qu’une conclusion provisoire.» Elle rappelle cependant des invariants méconnus ou sous-estimés, pourtant fondamentaux, dans la définition des politiques, « comme la persistance et la prévalence du grand affrontement entre les puissances maritimes, États-Unis et leurs alliés, et les puissances continentales, celles du « Heartland » de Harfold Mackinder, aujourd’hui représentées par la Chine et la Russie.»
Sans couvrir l’ensemble des questions à caractère stratégique, dont celles de l’énergie et du changement climatique ne sont pas les moindres, l’amiral Girard aborde un large éventail d’enjeux : des thèses sur la philosophie de l’Histoire, à la géopolitique générale du XXIème et à la stratégie de Défense française, jusqu’à l’importance des enjeux industriels et techniques. Leur approche se veut « loin des nostalgies, des idéologies et des présupposés passionnels qui conduisent à des impasses.»
L’amiral Christian Girard avait pressenti, et dénoncé, le danger que la Russie faisait planer dès le début des années de la période considérée. Les pays occidentaux les ont ignorés, ou n’y ont pas prêté une attention suffisante, malgré de multiples signes avant-coureurs. « Bien que le retour en force des empires et de la guerre, et nos propres faiblesses ne manquent pas d’être inquiétants,» il « demeure convaincu que l’Histoire est bien orientée par, et vers, la reconnaissance des valeurs universelles défendues par la démocratie.»
L’amiral Girard a également écrit de nombreux articles de géopolitique et de stratégie maritime publiés, pour la plupart, dans la Revue Défense nationale. NDLR
Sur la guerre en Ukraine, voir notamment:
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- « Ukraine : une guerre de la fin de l’Histoire ?» — Revue de Défense Nationale n° 853 — Octobre 2022 – p. 94-98 —
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- « Une analyse géopolitique de la guerre en Ukraine » — Revue de Défense Nationale n° 851 — Juin 2022 – p. 127-135 —
Voir également : « Témoignages sur l’amiral Labouérie » par le vice-amiral Christian Girard et les généraux d’armée Claude Coulon (Terre) et François Mermet (Air) in European-Security (2016-04-19).
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