Une analyse géopolitique de la guerre en Ukraine

Les grands concepts définis par les fondateurs de la géopolitique au début du XXe siècle conservent une réelle pertinence pour analyser la guerre en Ukraine, malgré les immenses transformations du monde intervenues depuis un siècle.

par le vice-amiral Christian Girard (2S) — Revue de Défense Nationale — Juin 2022 — [1]

La géopolitique n’est pas toujours perçue favorablement, en France en particulier, pour de multiples raisons ; d’abord sans doute, parce qu’elle a servi à légitimer des projets politiques hégémoniques de sinistre mémoire ; également, parce qu’elle procède à une simplification et une rationalisation des réalités géographiques et humaines, pourtant fort complexes et variables avec le temps, qui répugnent à l’observateur attentif. Elle semble gommer le facteur temps si important pour qui vit, et tente parfois de maîtriser, les événements. Elle paraît effacer l’Histoire et minimiser le rôle des hommes qui la font. On lui reproche une sorte de déterminisme qui ferait fi de leur action. Malgré cela, il nous semble qu’elle conserve un grand intérêt pour tenter d’analyser les différentes forces à l’œuvre dans les conflits.

L’apport principal des différentes théories géopolitiques, leur point central de convergence est l’importance de la coupure entre la terre et la mer, la permanence de l’affrontement entre les puissances maritimes et la, ou les, puissances continentales. Ce dernier point est mal reçu en France, car il illustre le dilemme stratégique de notre pays. D’origine historique continentale, mais doté d’importantes façades sur les mers et l’océan, il n’a jamais renoncé à sa vocation maritime. Ses multiples possessions outre-mer, entourées d’immenses zones économiques, en illustrent la pérennité. Malheureusement, l’Histoire démontre que cette vocation sera toujours secondaire face aux enjeux continentaux.

Dans le cas de la guerre en Ukraine, peu de références sont faites aux théories géopolitiques élaborées au XXe siècle, pourtant susceptibles d’inspirer les stratégies à l’œuvre dans le conflit. Peut-on le vérifier en les confrontant aux événements en cours ?

Poutine, les caractéristiques du perturbateur selon Castex

La guerre russe contre l’Ukraine est souvent présentée comme la guerre d’un dictateur, à propos duquel on s’interroge sur sa psychologie, son état de santé, sa vie, ses objectifs et son idéologie, sans voir que son projet s’inscrit d’abord dans un schéma géopolitique dans lequel il joue le rôle du perturbateur tel que l’amiral Castex l’a analysé.

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Castex n’est pas un théoricien de la géopolitique, mais plutôt ce que l’on appelle un stratégiste aujourd’hui. Sa réflexion s’appuie essentiellement sur l’histoire et la géographie. Elle s’élève cependant souvent au niveau de la géopolitique.

Sa théorie du perturbateur est incontestablement un élément intéressant d’analyse géopolitique.

Il écrit en tête du chapitre « Théorie du perturbateur » du volume V de ses Théories stratégiques, publié en 1935 : « Il est étrange – mais c’est un fait – qu’au cours de chaque siècle des temps modernes, avec une périodicité quasi astronomique, la tranquillité de l’Europe soit troublée par une nation ou par un groupe politique aspirant à l’hégémonie. »

Amiral Raoul Castex – Photo Archives Marine Nationale

Castex n’est pas un théoricien de la géopolitique, mais plutôt ce que l’on appelle un stratégiste aujourd’hui. Sa réflexion s’appuie essentiellement sur l’histoire et la géographie. Elle s’élève cependant souvent au niveau de la géopolitique. Sa théorie du perturbateur est incontestablement un élément intéressant d’analyse géopolitique.

Il écrit en tête du chapitre « Théorie du perturbateur » du volume V de ses Théories stratégiques, publié en 1935 : « Il est étrange – mais c’est un fait – qu’au cours de chaque siècle des temps modernes, avec une périodicité quasi astronomique, la tranquillité de l’Europe soit troublée par une nation ou par un groupe politique aspirant à l’hégémonie. »

Comment ne pas voir la clairvoyance prophétique de cette introduction à propos de la Russie poutinienne?

Ce chapitre des Théories stratégiques est éminemment éclairant sur les caractéristiques de la guerre russe en Ukraine. Elles se retrouvent dans l’analyse du concept que Castex illustre au moyen de multiples exemples historiques. Il y fait, en particulier, des références à la Russie soviétique de son époque qui pourraient être transposées à la Russie actuelle. On y trouve des éléments qui se manifestent de façon pérenne, par-delà les ruptures historiques. Ils ne peuvent être que le produit de la géographie physique et humaine, et non pas celui de contingences particulières ou d’un projet politique spécifique.

« La Russie, un moment à nos côtés contre l’Allemagne, prendra peut-être un jour, à son tour, le glaive arraché des mains germaniques ou fascistes », nous dit-il, à propos du perturbateur européen qu’il voit se déplaçant d’ouest en est avec le temps.

Il commence par mettre en avant, et cela devrait nous alerter, le caractère de lutte à mort que revêt l’affrontement entre le perturbateur et les pays qui résistent à sa volonté d’hégémonie.

Il insiste ensuite sur le caractère mystique de l’action du perturbateur. Ce dernier point explique le précédent. Mais le mysticisme étouffe la liberté de penser. Observons la main de fer mise par Poutine sur les médias. Il ne manque pas de s’appuyer sur l’Église orthodoxe russe pour développer sa propagande.

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Poutine, Choïgou et le patriarche Kirill lors de la cérémonie de consécration du Temple des forces armées – Photo kremlin.ru (Sept. 2018)

Selon Cécile Chambraud du journal Le Monde, du 18 avril 2022 : « Dès le 24 février, le patriarche Kirill avait apporté une caution religieuse à l’invasion de l’Ukraine, opération qui revêt, selon lui, une dimension “métaphysique” et qui est livrée contre les “forces du mal” hostiles à l’unité du peuple et de l’Église russes.

Toujours d’après le même article, il apparaît que les évêques russes multiplient les déclarations de soutien à la guerre en Ukraine. Ultranationaliste, réputé très proche de Vladimir Poutine et du FSB, le service de renseignement russe, le métropolite de Pskov a ainsi interrogé les fidèles de son diocèse, le 8 avril : « Pourquoi une décision si lourde de conséquences a été prise par notre Président ? (…) Sur la base de l’expérience de mes discussions avec lui, je peux dire que, s’il n’avait pas considéré qu’il y avait des raisons d’une importance vitale, un danger imminent pour le peuple russe, rendant indispensable cette opération, il ne l’aurait pas engagée. (…) S’il ne l’avait pas fait maintenant, mais plus tard, la Russie aurait été attaquée, avec le risque d’avoir des millions de victimes (…) Rappelons-nous le début de la Grande Guerre patriotique [la Seconde Guerre mondiale] en 1941 et les terribles pertes que nous avons eues alors. » Le métropolite Serge, du diocèse de Voronej (frontalier de l’Ukraine), a affirmé, dans un entretien à la revue religieuse Prikhojanine (le paroissien), reproduit le 13 avril sur le site du patriarcat de Moscou, que « ce qui se passe actuellement n’est pas un conflit entre l’Ukraine et la Russie, c’est le déferlement de la grande apostasie, de peuples entiers qui se détournent de Dieu, c’est l’oeuvre de l’ennemi du genre humain. C’est pourquoi [ils doivent] tous soutenir [leur] Président et son action ».

Il est intéressant de rapprocher ces citations de ce que Castex écrit en 1935 : « Les communistes, sous la double poussée de leur nationalisme et de leur idéal révolutionnaire, croient en la mission prédestinée de leur pays. Les voilà peuple élu, eux aussi, après tant d’autres ! » « Tout cela, naturellement, pour le plus grand profit du nationalisme et de l’impérialisme russes, spécifiquement russes, éternellement russes, au service duquel manœuvre, en attendant la IIIe Internationale. C’est toujours la conception du césaro-papisme, affectionnée par le perturbateur. »

Pour le perturbateur de Castex, le rationnel n’est pas une fin en soi, il n’est qu’un instrument. « L’idée couvre tout. Le principe absout tout. On tue, on assassine, on brûle, on vole et on viole au nom de l’idée, chez soi d’abord, chez les autres ensuite. » « Quand les ressources indigènes sont insuffisantes, il (le perturbateur) a recours à l’assistance étrangère », écrit Castex.

Le mysticisme déchaîne le fanatisme, la violence et le terrorisme. Il provoque donc, à l’intérieur, une vague d’émigration, telle que l’on peut l’observer actuellement dans la frange la plus occidentalisée de la population russe.

Le perturbateur développe un nationalisme ardent qui va de pair avec l’impérialisme et le militarisme. Ces caractères se manifestent particulièrement chez Poutine au travers de ses références à la grandeur des empires russe et soviétique, traduisant la continuité d’un projet géopolitique par-delà les révolutions politiques internes. C’est une autre caractéristique du perturbateur : reprendre les objectifs de politique internationale des régimes qui l’ont précédé.

Un autre symptôme de l’action du perturbateur, relevé par Castex, est la volonté d’intervenir dans les affaires intérieures des autres nations, observée, notamment, lors des élections présidentielles américaine et française de 2016-2017. Castex détaille également l’inefficacité, voire le caractère négatif, de toute tentative de séparation du dirigeant de son peuple, considération à méditer quant à l’effet des sanctions économiques prises contre la Russie.

Cependant, il observe que la mégalomanie du perturbateur le conduit à des erreurs très graves, qui le mènent à sa perte par l’extension excessive de ses terrains de lutte. Les premiers déboires de l’armée russe dans la campagne ukrainienne ont montré les limites de sa valeur et de ses capacités opérationnelles, ainsi que très probablement la faute d’appréciation initiale des rapports de force par Poutine. Le risque de l’escalade, voire de la montée aux extrêmes, n’en est que plus élevé.

Le seul point sur lequel la théorie du perturbateur de Castex, appliquée à la Russie d’aujourd’hui, pourrait être contestée est le fait que la Russie n’est pas une puissance bénéficiant d’une forte dynamique économique et démographique qui expliquerait son expansionnisme par un surcroît de force vitale. Sans doute, la situation est-elle plutôt, au contraire, celle de son affaiblissement, et du sentiment d’une plus grande vulnérabilité qu’il provoque, qui entraînent de la part de ses dirigeants le besoin de chercher un exutoire dans le projet impérial inspiré du passé.

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Dans la continuité de la « névrose obsidionale » soviétique analysée pendant la guerre froide, une ligne politique inspirée par la dureté domine aujourd’hui. Elle s’appuie sur un récit historique qui va de l’encerclement de l’orthodoxie depuis mille ans et de sa traditionnelle hostilité au catholicisme, à l’alliance anglo-franco-turque de la guerre de Crimée, à l’interventionnisme occidental contre les soviets en 1920, naturellement à la guerre froide jusqu’au mur de Berlin, à l’avancée vers l’est de l’Otan concomitante des interventions occidentales, au Kosovo, en Irak, en Libye, décidées dans des conditions douteuses sur le plan du droit international et en opposition aux positions de la Russie.

La Russie se considère, selon le géographe Lev Goumilev, cité par Georges Nivat, universitaire spécialiste de culture russe et traducteur de Soljenitsyne, comme un « grand espace tellurique », qu’on peut peut-être compléter avec les qualificatifs de « terrien » ou de « continental », dans lequel les peuples peuvent vivre sous la domination d’un pouvoir fort, d’essence impériale, dans la paix des guerriers.

Vice-amiral Christian Girard – Photo © DR

La Russie ne considère pas comme une nation, mais comme un empire, qui s’oppose, dans son essence même, à la fluidité océanique et aux principes démocratiques, sur lesquels s’appuient les empires maritimes anglo-saxons. Sa sécurité ne peut, dans cet immense espace sans obstacles géographiques naturels autres que ceux créés par le climat, qu’être recherchée dans la profondeur, au moyen de la conquête de territoires aux marges et, par voie de conséquence, par la domination politique des populations périphériques.

Si l’on ajoute à ces données, relativement objectives, la rémanence de la pensée soviétique par le maintien du pouvoir occulte du KGB, devenu FSB, associé aux perversions intellectuelles qu’il entretient, on obtient le coquetèle idéologique justifiant la reconquête par la force des marges de la République fédérative de Russie, donc de l’Ukraine en particulier. Il s’appuie sur le refus de reconnaître la défaite de 1989, qui avait conduit à l’auto-démantèlement d’un régime économiquement en faillite et humainement absurde, et sur la persistance d’un discours travestissant la réalité, tel que le décrit George Orwell. Ce projet doit être habillé d’un narratif à l’intention d’une opinion publique conditionnée ou bâillonnée. Celui-ci est fondé sur la grandeur des empires russes du passé, l’inexistence de l’Ukraine en tant que nation, la fraternité et l’unité des peuples slaves garantie par l’Église orthodoxe, la nécessité de la dénazification de ce territoire et, surtout, sur la menace extérieure représentée par l’Otan, émanation de l’empire américain. Cet argumentaire révèle un phénomène d’auto-intoxication, que dénonce Stéphane Courtois, historien du communisme dans Le Figaro du 18 mars.

Cependant, Poutine, entre autres erreurs d’appréciation, semble avoir mal évalué la capacité de résistance, et de résilience, des Ukrainiens, ainsi que l’unité politique et la forte réaction des Occidentaux.

En l’occurrence il s’agit bien, sur le plan géopolitique d’abord de celle des Américains, et des Anglais, dont l’action en Ukraine est certainement antérieure au déclenchement de la guerre. Elle explique probablement les succès militaires ukrainiens à un degré égal à celui de leur admirable, et incontestable détermination de leur armée et de leur population. En opposition au projet géopolitique russe, l’action occidentale en Ukraine s’inscrit-elle dans un schéma reconnu ?

La géopolitique américaine en Ukraine

La géopolitique est une discipline germanique à son origine. Elle est alors centrée sur la puissance continentale et les nécessités de son expansion géographique, avec Friedrich Ratzel, puis Karl Haushofer. À partir de l’Américain Mahan, du Britannique Mackinder et de l’Américain Spykman, elle prend un caractère anglo-saxon.

Mackinder dans un célèbre article de 1904 paru dans le Geographical journal introduit la théorie du Heartland. Il voit dans l’Eurasie le cœur de la planète, et dans la Russie le cœur du cœur, jouant le rôle de pivot géographique de l’Histoire, autour duquel s’organisent les dynamiques géopolitiques. Il montre que du IVe jusqu’au XVIe siècle le destin de l’Europe a été déterminé par des invasions venant du cœur de l’Asie en direction de l’ouest, lesquelles avaient d’ailleurs préexisté dès l’Antiquité. Le Heartland est entouré des zones côtières, les Coastlands, qui l’encadrent et des îles proches comme la Grande-Bretagne et le Japon. Le pivot central est en lutte avec les zones côtières pour leur conquête et l’accès aux rivages maritimes. Sa puissance réside dans sa profondeur. L’énormité de ses ressources économiques et humaines en fait une menace absolue, s’il réussit à unifier ses composants. C’est l’obsession britannique de l’unification de l’Europe sous la domination d’un seul pays : de Louis XIV, à Napoléon, Guillaume II, Hitler et Staline.

Spykman reprendra cette thèse en la contestant au moyen du concept de Rimland, région intermédiaire entre le Heartland et les mers qui l’entourent qui correspond à peu près aux Coastlands. Le Rimland constitue pour lui le véritable pivot géopolitique du monde. L’idéal est pour le Heartland l’accès aux espaces maritimes par la conquête du Rimland qui lui assurera la domination mondiale.

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Devise de Mackinder : « Qui tient l’Europe orientale tient le Heartland, qui tient le Heartland domine l’île mondiale, qui domine l’île mondiale domine le monde »

Spykman passe pour avoir été l’inspirateur de la doctrine du « containment » américain élaborée par George Kennan et le Président Truman, face à l’URSS dès la fin de la guerre en 1946 et 1947. Il s’agissait bien de l’empêcher de prendre le contrôle de l’Europe de l’Ouest et d’accéder, facilement et directement, à l’océan mondial. C’était l’Otan face au communisme, sur le plan idéologique, mais c’était aussi de façon plus réaliste et concrète, de la « real policy », le résultat d’une analyse géopolitique. C’était également l’Otase et le pacte de Bagdad, vers l’est et le sud autour du Heartland. L’analyse inspirera donc la stratégie américaine vis-à-vis de la Russie, dans le cadre de la poursuite du grand Jeu qui avait opposé, au XIXe et au début du XXe, l’Angleterre et la Russie. Il fallait, et il faut toujours, s’opposer à l’accès de la Russie aux mers chaudes. Brzezinski, ancien conseiller du Président Carter, dans son livre Le Grand échiquier, publié après la chute de l’URSS, montre la nécessité pour les États-Unis de continuer à contenir la Russie, sur ses marches. Pour cela, les États-Unis doivent contribuer à l’émancipation de l’Ukraine de l’influence russe.

Son basculement vers l’ouest permet de séparer en deux parties nord et sud l’espace de domination russe. Il justifie également de la même façon l’intervention au Kosovo en 1999 et recommande de prendre pied autour de la mer Caspienne. Il est plus que probable que les services américains et anglais ont joué un rôle dans le déroulement des événements de la révolution de Maïdan en 2014, démontrant en action la mise en œuvre de cette vision.

L’Ukraine joue donc un rôle de première importance dans les politiques internationales américaine et anglaise, conformément à leur conception de la géopolitique mondiale. Ces deux pays ont été les premiers, et de la façon la plus nette, à afficher leur soutien à ce pays, et ils vont continuer à le faire, militairement et économiquement.

La géopolitique s’appuie sur les facteurs transhistoriques qui déterminent le fond des relations internationales. Mais elle ne peut négliger les facteurs politiques et techniques majeurs qui apparaissent au fil des avancées de l’Histoire et de la technique, notamment militaire. Retenons trois grands facteurs qui n’existaient pas à l’époque de l’élaboration des principales théories par les grands auteurs précédemment cités : d’une part, l’arme nucléaire et la dissuasion, sur laquelle elle a été fondée, d’autre part, l’ensemble politique et économique qui constitue aujourd’hui l’Union européenne, enfin le développement très rapide de la puissance chinoise, depuis son admission au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001.

Conséquences de la dissuasion nucléaire sur la situation de l’Ukraine et des pays européens

La dissuasion nucléaire limite, voire interdit, l’ascension aux extrêmes en cas de crise entre les puissances dotées de l’arme. Cependant, dès les années 1990 après la disparition de l’URSS, le risque de ce qui avait été baptisé la « sanctuarisation agressive » avait été identifié et théorisé par Jean-Louis Gergorin. Un pays lui-même protégé des attaques contre ses intérêts vitaux par la possession de l’arme nucléaire se trouvait pouvoir agresser en toute impunité militaire un pays voisin non doté. L’Ukraine, qui possédait sur son sol 17 % des armes nucléaires de l’URSS, y a renoncé au profit de la Russie, dans le principe dès sa déclaration d’indépendance en 1991, finalement et formellement en vertu du mémorandum de Budapest signé en 1994, négocié avec les États-Unis et la Russie. Elle se plaçait ainsi dans la position de renoncer à pouvoir dissuader une agression de la part de la Russie, que ses dirigeants de l’époque ne pouvaient imaginer. Elle s’est donc mise elle-même en position d’extrême vulnérabilité vis-à-vis de la Russie, car cette décision ne lui a pas été imposée, dès lors qu’elle a voulu s’émanciper de son influence. Les États-Unis ne sont pas intervenus en sa faveur pour limiter ce risque. Des facteurs industriels, techniques, financiers, de sécurité, de non-prolifération, liés à la possession de l’arme nucléaire par une nouvelle puissance semblent avoir été déterminants à l’époque.

La vulnérabilité des pays européens non dotés de l’arme nucléaire par rapport à la Russie, soit celle de l’ensemble des pays à l’exception de la Grande-Bretagne et de la France, est semblable à celle de l’Ukraine, en termes de rapport de force, mais elle est compensée, pour ceux qui en sont membres, par leur appartenance à l’Otan et donc par la garantie de sécurité apportée par les États-Unis. Cette situation explique que certains pays non-membres, comme la Finlande et la Suède, souhaitent aujourd’hui y adhérer. Si l’on se rapporte à l’analyse géopolitique précédente, on peut constater que cet élément central de stratégie militaire, relativement nouveau, ne fait que renforcer la dépendance du Rimland européen à la puissance maritime impériale dont l’intérêt demeure qu’elle maintienne, et même renforce, sa position dans cette partie du monde, comme cela a été indiqué précédemment.

La question de l’UE

L’Union européenne n’est pas un État, non plus qu’une fédération d’États. On parle à son sujet d’objet, ou d’organisation, politique non identifié. Sa politique de sécurité et de défense commune (PSDC) reste à l’état embryonnaire. La défense est demeurée longtemps hors de son champ de compétence. Mais l’UE progresse dans les crises. La crise ukrainienne a déjà produit ses effets, notamment en Allemagne qui a décidé d’augmenter considérablement son effort de défense. On parle de l’Europe de la défense depuis les années 1980. La France a été particulièrement active en ce domaine, sans obtenir de réels succès. Paradoxalement la défense de l’Europe n’est pas l’Europe de la défense, c’est l’Otan. Nous n’entamerons pas les explications nécessaires à ce sujet. Nous nous contenterons d’insister sur le fait que, malgré les prises de conscience du danger que représente la Russie par la plupart des pays, et malgré la volonté d’y faire face, cette évolution très importante ne remet pas en cause la donnée fondamentale analysée précédemment, à savoir la forte connexion entre le Rimland et la grande puissance maritime. Il n’est que le lien transatlantique dont d’aucuns, nombreux en France, vont répétant qu’il n’est plus ni nécessaire, ni souhaitable.

Nous observerons seulement en complément que, à supposer que l’accord préalable entre les 27, pour bâtir un véritable outil de défense commun, soit trouvé, il faudrait plusieurs dizaines d’années pour le construire à un niveau de qualité et de puissance, qui lui donne la crédibilité nécessaire face à celui des très grandes puissances mondiales d’aujourd’hui, États-Unis et Chine. Il faut au moins dix ans pour construire un porte-avions.

L’UE est donc un nain géopolitique, empêtré dans ses contradictions et son manque de vision. Elle n’a pas vu venir la menace de la Russie, malgré les discours de son dirigeant et les nombreuses agressions qu’il a conduites à sa périphérie en Géorgie/Ossétie, en Crimée et au Donbass depuis le milieu des années 2000. Elle s’est rendue excessivement dépendante de la Russie pour son approvisionnement en énergie et en matières premières. En même temps, elle n’a pas été en mesure de s’affranchir de la tutelle américaine par un manque de volonté nourri par la croyance irréaliste en un monde pacifié par de bons sentiments. Elle demeure une proie géopolitique dans un monde dont elle est de moins en moins le centre, face à la montée en puissance de la Chine et d’autres puissances émergentes.

La Chine nouveau pivot géostratégique continental ?

Les premiers théoriciens de la géopolitique réfléchissaient dans un monde dominé par les pays européens dans lequel la Chine ne pesait pas lourd. Ils la rattachaient au Rimland oriental, donc à un espace sous contrôle extérieur de la puissance maritime. Mais la Chine représente aujourd’hui, sans doute plus que la Russie, le Heartland de Mackinder. Elle s’est libérée de la tutelle occidentale, puis de celle de la Russie. Elle tente une manoeuvre stratégique de même nature que la marche vers les mers chaudes de la Russie. Elle veut accéder directement à l’océan mondial en desserrant le cordon des îles qui barrent la mer de Chine dont elle s’empare au mépris du droit international. L’obsession de Mackinder était l’unification du Heartland européen, soit l’alliance de l’Allemagne et de la Russie. Elle a été réalisée de façon éphémère pendant deux années avec le pacte germano-soviétique. Le rapprochement actuel de la Chine et de la Russie n’est-il pas un phénomène de même nature qui devrait nous inquiéter tout autant ? Nous aurions un pivot géopolitique eurasiatique étendu jusqu’aux rives de la mer de Chine. Conformément à la loi de Castex du déplacement du perturbateur vers l’est, le prochain ne sera-t-il pas la Chine, qui en possède de nombreuses caractéristiques ?

La Chine est déjà identifiée par les États-Unis comme son véritable rival à l’échelle mondiale. Ils tentent déjà d’entraîner les Européens dans une nouvelle manœuvre de « containment ». L’attitude ambiguë de la Chine vis-à-vis de la crise ukrainienne a entraîné de vives mises en garde américaines. La guerre en Ukraine pourrait devenir un point d’application de la rivalité mondiale entre les deux superpuissances, dans une guerre ouverte, ainsi que les guerres périphériques comme celle de Corée ou du Vietnam ont pu l’être pendant la guerre froide, entre l’est et l’ouest. Historiquement, le rapprochement des puissances continentales n’a pu être réalisé dans la durée tant leurs intérêts peuvent diverger. L’attraction vers la Sibérie est forte pour la Chine surpeuplée. Les oppositions historiques entre la Chine et la Russie sont connues. Les rapports de force aujourd’hui sont totalement déséquilibrés en faveur de la Chine. Il est permis d’espérer que le rapprochement des deux pays ne se consolidera pas et ne durera pas.

Conclusion

Au terme de cette analyse forcément sommaire, car elle ne tient pas compte de nombreux autres facteurs, notamment économiques et industriels, et qui n’étudie pas la position spécifique de la France, il apparaît que les grands concepts définis par les fondateurs de la géopolitique au début du XXe siècle conservent une réelle pertinence pour analyser la guerre en Ukraine, malgré les immenses transformations du monde intervenues depuis presque un siècle. L’opposition entre puissances maritimes et continentales demeure. Les origines de la guerre en Ukraine sont profondes, les enjeux associés essentiels. Ils dépassent ceux d’une simple guerre civile à l’intérieur du monde slave pour concerner l’ensemble de l’Europe et son avenir. Cette guerre pourrait devenir le cauchemar d’une nouvelle guerre civile eurasienne. Son issue, malgré les appels incantatoires à la diplomatie, ne se discerne pas autrement qu’au terme de l’épuisement d’un des combattants. Le risque d’une montée aux extrêmes et celui d’un embrasement mondial ne peuvent être exclus. Ils dépendront certainement de l’attitude de la Chine dont le comportement doit être suivi et analysé de très près.
(Avril 2022)

Christian Girard

[1] Le vice-amiral Christian Girard est né en Tunisie. En 1969, il entre dans la Marine, après une préparation au lycée Saint Louis à Paris. Détecteur de spécialité, il a commandé quatre navires de surface : l’escorteur côtier « Le Fringant », le patrouilleur « La Paimpolaise », l’aviso A69 « Lieutenant de vaisseau Le Henaff » et la 1ère division d’avisos, la frégate anti-aérienne « Cassard ».

Il a navigué au Levant comme au Ponant, en Manche, en mer du Nord et dans l’Atlantique, outre-mer, dans le Pacifique et l’océan Indien, dans l’accomplissement de toute la diversité des missions de bâtiments de surface de la Marine nationale.

Breveté de l’École supérieure de guerre navale, dont il a été professeur, il a également été conseiller militaire à la direction des affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement du ministère des Affaires étrangères.

Spécialiste des opérations maritimes, il a été responsable de l’entraînement des navires de surface auprès de l’amiral commandant la force d’action navale, dont il a été également ultérieurement l’adjoint pour la direction générale, fonction qu’il a créée.

Ses dernières fonctions dans la Marine ont été celles de sous-chef d’état-major opérations et logistique de l’État-major de la Marine. A ce titre, il a été le premier ALOPS, amiral chargé des opérations de la Marine.

L’amiral Girard est l’auteur de trois livres :

« L’île France – Guerre, marine et sécurité » aux Éditions L’Esprit du livre (Collection Stratégie & Défense, 2007); « Enfance et Tunisie » (2020) et « Ailleurs, récits et anecdotes maritimes de la fin du XXe siècle » (2022), ainsi que de nombreux articles de géopolitique et de stratégie maritime publiés, pour l’essentiel, dans la Revue Défense nationale.

Voir également : « Témoignages sur l’amiral Labouérie » par le vice amiral Christian Girard et les généraux d’armée Claude Couulon (Terre) et François Mermet (Air) in European-Security (2016-04-19).