Leçon de choses sur la légitimité de la guerre – Cas de l’Ukraine

L’Ukraine est le pays agressé donc il a forcément raison et la Russie, pays agresseur, a forcément tort : par conséquent, les médias non censurés ou aux ordres plaignent en permanence la première et s’acharnent contre la seconde.

Entretien (©) avec le général de brigade aérienne (2S) Bruno Mignot [1] – Le 25 mars 2022.

European-Security : Mon Général, la question de l’entrée en guerre de la Russie en Ukraine fait l’objet d’analyses différentes voire contradictoires. Est-elle une guerre juste ?

Général Bruno Mignot : Vous avez raison de revenir sur la notion de guerre juste. Au regard du droit international basé sur la Charte des Nations unies, il y a peu de critères de « guerre juste » justifiant un conflit militaire.

Le premier est relatif au droit imprescriptible qu’est la légitime défense pour son pays ou pour un pays allié. La France a ainsi lancé l’opération Serval au Mali en janvier 2013 à sa demande expresse par application des accords de défense ; en effet, la capitale Bamako était fortement menacée par une déferlante de pickups djihadistes venue du Nord.

Un autre critère est lié à la gravité de la menace d’atteinte à la sécurité de l’État ou à la population (nettoyage ethnique, massacres…) qui nécessite d’intervenir militairement, comme ce fut le cas en Bosnie en 1992.

Pour être juste, la guerre doit être le dernier recours après avoir épuisé toutes les autres options, comme ce fut le cas pour la Guerre du Golfe de 1991 contre les forces irakiennes de Saddam Hussein qui avaient envahi le Koweït.

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Dans tous les cas, les décideurs politiques ont l’obligation de rechercher un degré de violence proportionnel à l’objectif recherché et de rencontrer une forte probabilité de succès afin d’éviter toute violence inutile.

Enfin, il est nécessaire d’obtenir un mandat du Conseil de sécurité des Nations unies, de manière à disposer d’une autorité légitime au regard du droit international. Ce jus ad bellum, ce droit d’aller faire la guerre, est donc très encadré et il est toujours indispensable de discuter entre États, en particulier au sein de la Cour internationale de justice (CIJ), organe judiciaire principal de l’ONU depuis 1945 dont le siège est à La Haye (Pays-Bas).

Général de brigade aérienne (2S) Bruno Mignot – Photo © DR

La CIJ, qui a pour objectif de régler les différends juridiques entre États qui lui sont soumis conformément au droit international, a montré son efficacité lors de la signature des accords de Green Tree en 2002 sur le problème de la presqu’île de Bakassi entre le Cameroun et le Nigeria ; ce en quoi nos amis africains montrent un exemple que bien d’autres États pourraient suivre. La Russie n’a pas fait appel à la CIJ pour régler le problème de la Crimée ou celui du Dombass mais en revanche, l’Ukraine s’est tournée vers elle. On peut lire sur son site que « par un vote de 13 voix contre 2 (le Vice-président Kirill Gevorgian de Russie et le juge Xue Hanqin de Chine), la CIJ a décidé que la Russie « doit suspendre immédiatement les opérations militaires qu’elle a commencées le 24 février » ».

La guerre en Ukraine n’est donc pas une guerre juste puisqu’aucun de ces critères ne peut être mis en avant pour justifier le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022. En revanche, il n’est pas idiot de rappeler que la peur de l’encerclement est un invariant stratégique russe dont l’OTAN n’a a priori pas tenu compte. Pas idiot de se souvenir également que le renouvellement du bail du port de Sébastopol en Crimée n’était pas assuré pour la marine de guerre russe et que ne plus en disposer était revenir sur des siècles de volonté réaffirmée par les différents tsars russes, dirigeants soviétiques compris, d’accéder aux mers chaudes, autre invariant russe. Dès lors, le statut de la Crimée était un point d’achoppement majeur entre l’Ukraine et la Russie qui aurait pu être géré autrement que par une annexion de fait en 2014, non reconnue par la communauté internationale, faut-il le rappeler. Une conférence internationale sur les frontières, à l’exemple de celle de Berlin de 1884-1885 pour l’Afrique, aurait peut-être pu éviter la guerre, des destructions effroyables et des morts en grand nombre.

European-Security : En guerre, la propagande joue un rôle important pour légitimer les actions de chacune des parties. Quel est votre approche sur la guerre en Ukraine ?

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Le combat Poutine-Zelensky – Source EUvsDiSiNFO

Général Bruno Mignot : La légitimité de l’action militaire est indispensable pour toute opération et il s’agit alors de respecter le droit de la guerre, le jus in bello. Cette légitimité est le bien le plus précieux du pouvoir politique et doit être préservée au maximum et à tout moment par les autorités militaires.

Cette légitimité a plusieurs visages : le premier, le plus important, est celui de son propre camp, de son propre pays. Si vous n’avez pas la confiance de votre population, si vous n’avez pas l’opinion publique nationale de votre côté, la contestation finira par mettre en cause voire faire chuter votre gouvernement et les soldats devront plier bagage. Les médias nationaux jouent un rôle important dans cette quête intérieure de légitimité. Napoléon ne disait-il pas redouter trois journaux plus que cent mille baïonnettes ?

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« Un jeu du chat et de la souris entre censeurs et citoyens » – Image EUvsDiSiNFO

On constate en quoi le président russe verrouille l’information dans son pays pour empêcher que la réalité apparaisse crûment à sa population et qu’elle se soulève contre ce qu’il appelle une « opération spéciale » mais qui s’apparente davantage à une guerre d’anéantissement du frère ennemi ukrainien. Pour menacer de quinze années de prison tout opposant, faut-il qu’il en ait peur ! On pourrait l’interpréter aussi comme un signal faible, un aveu de faiblesse.

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« Le rugissement de la machine de guerre russe ne peut cacher les insécurités du Kremlin » – Image EUvsDiSiNFO

Le deuxième visage de la légitimité est celui de la communauté internationale et il est essentiellement véhiculé par les médias internationaux. L’Ukraine est le pays agressé donc il a forcément raison et la Russie, pays agresseur, a forcément tort : par conséquent, les médias non censurés ou aux ordres plaignent en permanence la première et s’acharnent contre la seconde. Le politiquement correct joue alors à plein pour légitimer toute action ukrainienne et délégitimer toute action russe. C’est oublier que Russes et Ukrainiens ont été biberonnés aux mêmes doctrines en matière de désinformation, par les mêmes professeurs et sur les mêmes bancs des écoles militaires. Il s’agit donc de bien faire attention à ne pas être manipulé. Par exemple, bombarder un hôpital est certes un crime de guerre car une telle infrastructure doit être préservée au nom des Conventions de Genève – et du principe d’humanité, tout simplement – mais y installer un poste de commandement militaire l’est aussi car on en fait alors un objectif militaire. Que sait-on vraiment du dessous des cartes là-bas ? D’autres grands États n’ont-ils pas fait de même (bombardement ciblé) en d’autres lieux et en d’autres temps sans être affublés du titre de criminel de guerre ?

European-Security : En quoi « l’image » est-elle si importante ? 

Général Bruno Mignot : La légitimité d’un conflit armé peut être attaquée comme elle doit être protégée, notamment par l’image. L’image est une arme comme une autre et hier comme aujourd’hui, toute partie en conflit l’utilise. Rappelez-vous cette photographie de la jeune vietnamienne Kim Phuc nue et brûlée après un tir au napalm en juin 1972 : elle a fait le tour du monde et discrédité les États-Unis pour longtemps. Il faut absolument porter une attention particulière à son image, en particulier pendant une opération militaire : le bombardement d’un immeuble de Mossoul (Irak) en mars 2017 a fait 105 morts parmi les civils… pour réduire au silence un sniper sur le toit. C’est ce qui a été dit mais qu’y avait-il vraiment dans cet immeuble ?

L’image, comme l’information, est toujours parcellaire et on ne voit que ce que l’on veut bien nous montrer. On le vérifie même en France lors des manifestations de rue : seules les charges des policiers ou des gendarmes mobiles sont montrées au journal de 20 h 00 pour disqualifier les forces de l’ordre et alimenter ce que les casseurs et les intellectuels partisans appellent des « violences policières » alors que ces mêmes policiers et gendarmes subissent depuis des heures des jets de projectiles létaux comme des bombes incendiaires, des mortiers de forte puissance, des boules de pétanque… quand on ne leur tire pas dessus avec des armes à feu !

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Marioupol, située sur la mer d’Azov, à 105 km au sud de Donetsk et à 635 km au sud-est de Kiev. Ville russophone de 440.000 habitants à moitié rasée par les Russes avant d’être livrée aux Tchétchènes
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Images satellite Maxar Technologies le 25 mars 2022

Évidemment, les images des destructions systématiques des villes ukrainiennes comme Marioupol ou Kharkiv ne sont pas en faveur des troupes russes – elles subissent aussi de fortes pertes mais la rhétorique guerrière empêche d’en faire état, notamment au regard de la possible contestation intérieure comme celle qui a soulevé des foules immenses pendant la guerre du Vietnam – et donc du dirigeant moscovite et il convient de s’interroger sur le dédain qu’il semble montrer vis-à-vis de l’image funeste et de plus en plus lourde à porter qui est la sienne : combien de temps cela va-t-il durer ?

On voit des morts ukrainiens, des femmes et des enfants blessés ou hagards qui, innocents bien évidemment, subissent les bombardements et l’émotion vient au spectateur qui ne peut que condamner ou alors il est un monstre : c’est bien cela qui est recherché par l’image, susciter l’émotion. Or, les Russes ont du mal à user de cette arme et tentent de le faire dans le Dombass pour dénoncer les frappes ukrainiennes, mais la proportion est indéniablement en faveur des Ukrainiens.

Volodymyr Zelensky
Volodymyr Zelensky

L’image du président Zelensky en tenue kaki participe de la construction du mythe de la nouvelle « grande guerre patriotique », version ukrainienne. Aujourd’hui, parce que l’entrée en guerre était injuste et parce qu’elle pratique une guerre sale, la Russie a contre elle l’opinion publique internationale : le combat des Ukrainiens et des partisans de la liberté se joue désormais beaucoup dans la population russe pour la retourner au moyen des images que les réseaux sociaux véhiculent. Tôt ou tard, si la guerre ne s’arrête pas rapidement, la mayonnaise de la contestation populaire intérieure russe prendra, ce n’est qu’une question de temps.

European-Security : Merci, mon général, pour cet entretien.

[1] Le Général Bruno Mignot, aujourd’hui consultant, dispense des formations de haut niveau en matière de planification opérationnelle, de ciblage, de règles d’engagement et de droit des conflits armés, notamment au sein de l’Institut Themiis. Il enseigne à l’ILERI la gestion des crises internationales et la politique de défense des grandes puissances, et codirige un séminaire de défense et de sécurité à l’Institut d’études politiques de Lyon.

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Leçon de choses sur la légitimité de la guerre – Cas de l’Ukraine 1

Il a publié Les invariants stratégiques ou pourquoi la stratégie des États ne change pas aux éditions L’Harmattan en juillet 2020, ouvrage qui s’avère d’une actualité brûlante.

Voir également : « Leçon de choses sur l’emploi de l’arme aérienne – Cas de la guerre en Ukraine » par le GBA Bruno Mignot (2S) in European Security (17-03-2022).