Leçon de choses sur l’emploi de l’arme aérienne – Cas de la guerre en Ukraine

Tous les aviateurs suivent au jour le jour l’invasion russe en Ukraine et plus particulièrement sa phase aérienne. Nous avons donc demandé à un aviateur de bien vouloir nous apporter un éclairage pour mieux comprendre ce qui se passe sur le terrain ou même sur ce qui ne s’y passe pas comme on pourrait l’imaginer dans une offensive aéroterrestre et maritime de cette envergure.

Les militaires et particulièrement les aviateurs sont capables de passer du temps long au temps très court, en sachant qu’ils n’ont pas le droit à l’erreur. Alors que les politiques se cantonnent dans le moyen-terme ne se projetant rarement sinon jamais au-delà du terme de leur réélection. Les média, eux, ont un autre temps et la tentation est grande chez certains de favoriser le sensationnel ou l’exclusif, de quoi entretenir l’émotion avec pour risque inévitable de fausser le jugement.

Le Général de brigade aérienne Bruno Mignot qui a exercé de hautes responsabilités dans l’armée de l’Air et de l’Espace, avec un expertise des média [1] a bien voulu répondre à nos questions.

Interview du GBA (2S) Bruno Mignot Le 17 mars 2022

European-Security : Mon Général, vous suivez certainement l’invasion russe en Ukraine. Quel regard portez vous sur la phase aérienne des combats et, vous qui connaissez bien les média, que pensez-vous de sa couverture médiatique ?

Général Bruno Mignot [1] : Oui, évidemment, je suis cette guerre comme tous les aviateurs. Je ne peux toutefois faire d’observations qu’à partir des rares images rapportées du pays donc il faut faire preuve d’une grande humilité, tant notre vision occidentale est parcellaire et tant la propagande de chaque partie est importante.

Général Bruno Mignot

Je constate à ce titre que ce sont les plus anciens experts en matière de conflit qui sont les plus circonspects, les plus prudents, ce qui est une preuve de leur sagesse. Je me méfie donc des journalistes des plateaux télé ou de la presse écrite présentés comme « spécialistes » des conflits armés, hier consultés pour leur expertise sur l’envolée du prix du pétrole avant d’intervenir sur la question des énergies renouvelables ou la défense de la culture inuite…

La connaissance du fait militaire, et en particulier du fait aérien, requiert de nombreuses années d’expérience et de suivi assidu de l’actualité.

GNA Bruno Mignot – Photo ©

C’est pourquoi rares sont les vrais experts en la matière, mais il y en a et certains le montrent tous les jours sur leur blog. Comme vous le savez, l’information est certes un produit comme les autres qu’il faut savoir vendre pour l’emporter sur le marché très concurrentiel de la communication grand public, mais quand il s’agit de vies ou de morts, il faut savoir raison garder et se montrer très précautionneux.

European-Security : Le Président ukrainien demande à l’OTAN de constituer une zone d’exclusion aérienne au-dessus de son pays. De quoi s’agit-il et que signifie « disposer de la suprématie aérienne » ?

Général Bruno Mignot : Vous avez raison d’évoquer ce concept car il faut savoir de quoi on parle. Disposer de la suprématie aérienne, c’est pouvoir utiliser la 3e dimension comme et quand on le veut et donc sans risque. Dès lors, et en premier lieu, il faut avoir préalablement détruit les capacités de défense aérienne de l’adversaire, en gros ses avions intercepteurs, comme les Mirage 2000-5 que la France vient de déployer en Estonie pour assurer une mission de réassurance de l’OTAN.

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Beriev A-100 – Photo © Maxim Maksimov

Les dissuader de décoller par un rapport de forces écrasant est également une possibilité mais c’est cependant prendre un risque et s’obliger à assurer 24h/24 une couverture aérienne imperméable à l’aide d’avions radars de type AWACS et d’intercepteurs en alerte en vol. Cela a un coût particulièrement élevé en matériels, en heures de vol, en équipages, en contrôleurs aériens, en mécaniciens au sol… Cela a été notamment le cas pendant l’opération Harmattan : les avions libyens n’ont pour ainsi dire pas décollé de leurs bases, tant ils savaient qu’ils seraient immédiatement abattus. C’est ce qui est arrivé au chasseur Galeb à Misrata le 24 mars 2011.

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Leçon de choses sur l’emploi de l’arme aérienne – Cas de la guerre en Ukraine 1

Cette couverture requiert par conséquent des forces aériennes et une présence continue considérables, je dis bien considérables, en particulier quand il s’agit de couvrir un immense territoire comme celui de l’Ukraine. Je ne suis pas du tout sûr que les forces aériennes russes engagées là-bas puissent affirmer détenir la suprématie aérienne. En second lieu, pour l’obtenir, il faut également être sûr de pouvoir utiliser la 3e dimension sans être abattu par des armements sol-air.

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Il convient donc de détruire aussi les capacités de défense sol-air de l’ennemi, tout au moins celles dont on connaît l’emplacement, ce qui n’est pas le cas des moyens portables et très mobiles, comme les Manpads – ce sont des missiles portatifs à très courte portée tirés par un homme, comme les Mistral français ou les Stinger américains – qui ont certes une portée très limitée mais qui s’avèrent très efficaces et sont très redoutés des pilotes. Pour les éviter, il convient de voler à une altitude suffisante, ce qui restreint d’autant les capacités de bombardement, en particulier quand on recherche la précision pour éviter les dommages collatéraux.

European-Security : Les forces russes ont-elles la suprématie aérienne au-dessus du territoire ukrainien ?

Général Bruno Mignot : Disposer de la suprématie aérienne permet de ne pas être bombardé par l’ennemi quand on lance sa campagne terrestre. Dès lors, toute opération militaire doit débuter par une campagne aérienne massive, tant les objectifs sont nombreux, et les premières cibles sont constituées par les moyens aériens de l’ennemi, moyens d’interception en vol et moyens de défense sol-air. On l’a vérifié au tout début de la guerre en Ukraine. Ensuite, comme je l’ai dit, il faut s’assurer que l’ennemi ne va pas faire décoller ses avions intercepteurs restants – l’aviation ukrainienne continue apparemment de voler puisque des chasseurs Sukhoï Su-25 sont abattus – et utiliser ses capacités sol-air résiduelles, notamment les S300 ukrainiens de conception russe.

Que constate-on, au regard des quelques images glanées çà et là ? Des convois sont attaqués par des drones qu’il est très difficile de traquer et d’abattre à cause de leur faible signature radar, de leur taille et de leur discrétion. Des hélicoptères sont abattus par des Manpads.

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Des avions de chasse russes sont également abattus mais on ne sait pas par quel moyen. Il est clair que l’aviation russe ne dispose pas de la suprématie aérienne et je ne suis pas sûr que les pilotes en vol et que les forces terrestres engagées sur le terrain apprécient d’être sous le feu potentiel permanent de l’ennemi ukrainien.

Est-ce la ou une des raisons pour lesquelles « l’opération militaire » de M. Poutine met autant de temps à progresser ? Cela agit-il sur le moral des soldats russes ? Sans appui aérien suffisant, les Russes vont-ils être contraints à affronter une guérilla, qui plus est en ville, qui constitue le cauchemar de toute armée de terre ? Autant de questions qu’on peut se poser mais sans pour autant y répondre de manière péremptoire.

European-Security : Pourquoi ne voit-on pas de bombardiers russes ?

Général Bruno Mignot : Ce n’est pas parce qu’on n’en voit pas qu’il n’y en a pas. Pour éviter d’être abattus par des moyens sol-air libyens, les avions de l’Alliance ont volé à une altitude supérieure à 5 000 m pendant toute la guerre contre Kadhafi. Ils l’ont fait parce qu’ils disposaient de moyens de bombardement pointus, ce qui ne semble pas être le cas des Russes. On constate en Ukraine que les tirs sont peu précis et qu’ils font des dégâts collatéraux importants, en particulier sur la population civile. La volonté de ne pas toucher la population civile est une constante des pays occidentaux, il suffit de voir ce qui se fait encore aujourd’hui en Syrie et dans le Sahel contre les groupes armés islamistes. Pour y parvenir, il faut disposer de systèmes d’armes très évolués, à base de pods de désignation embarqués et de bombes guidées laser ou GPS dont la précision tourne autour du mètre.

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Au regard des destructions pratiquées par les Russes, notamment en ville, je ne crois pas qu’ils utilisent de tels matériels – si tant est qu’ils en aient d’aussi sophistiqués – mais plutôt des roquettes d’artillerie de gros calibre – on en voit quelques-unes de 300 mm plantées dans le sol sans avoir explosé – et des missiles de croisière dont le coût est faramineux et dont le stock est forcément restreint.

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Le vider, c’est s’exposer si un autre conflit s’ouvre, avec un autre ennemi ou sur un autre théâtre. Dès lors, les possibilités offertes aux Russes s’avèrent limitées, surtout quand on s’attaque à un grand pays et que les opérations ne se déroulent pas à la vitesse escomptée.

European-Security : Alors faut-il intervenir et créer cette zone d’exclusion aérienne au-dessus du territoire ukrainien ?

Général Bruno Mignot : J’ai bien noté que c’était une demande continue du président ukrainien. Si l’OTAN voulait créer cette « no-fly zone, il lui faudrait, comme je l’ai indiqué auparavant, des moyens considérables, un engagement formidable et sur la durée. Ce serait inévitablement entrer en guerre contre la Russie mais ceci est une autre histoire.

European-Security : Merci mon Général pour cet entretien.


[1] Le Général de brigade aérienne Bruno Mignot a commandé le Centre national des opérations aériennes français pendant deux ans ; à ce titre, il a notamment assuré le commandement tactique du raid aérien du 13 janvier 2013 contre les pickups djihadistes, au tout début de l’opération Serval au Mali. Il a également dirigé la cellule de crise de l’armée de l’air pendant l’opération Harmattan en Libye en mars et avril 2011. Ancien officier de presse au Service d’information et de relations publiques (SIRPA) du ministère de la Défense pendant l’ultime campagne d’essais nucléaires français de 1995, chef de division à la Délégation à l’information et à la communication de la Défense (DICOD) en 2002, il a notamment publié un Regard d’un militaire sur la société française en 2007 puis Il était une fois des militaires en 2009 (Ed. L’Harmattan) qui abordent en particulier le sujet des médias. Enfin, il a publié en 2020 le très intéressant ouvrage Les invariants stratégiques ou pourquoi la stratégie des États ne change pas (préfacé par le Général d’armée Henri Bentégeat, ancien chef d’état-major des armées françaises) qui aborde en particulier le cas russe.