La Langue de bois

Totalitarisme est très souvent associé à terreur. Or aujourd’hui, quand la terreur est en train de diminuer dans presque tous les pays du bloc communiste (à l’exception de la Roumanie et de la Tchécoslovaquie), on commence à parler d’une phase post-totalitaire du monde communiste. En cette période de « restructuration » et de « nouvelle pensée », comme dit Gorbatchev, Il est plus nécessaire que jamais de comprendre la nature du totalitarisme …

par Françoise Thom — Éditorial de Désinformation Hebdo du 18 juin 1987 —

Un régime totalitaire veut dominer non seulement la personne de ses sujets mais aussi leur âme. Pour s’attaquer à l’intelligence, il dispose d’une arme inconnue des tyrannies classiques : la langue de bois.

Cet idiome nouveau résulte de la mutation de la langue au contact de l’idéologie marxiste-léniniste. En lui, les mots ne servent plus à signifier mais à étiqueter les hommes et les choses. La valeur s’y est substituée au sens. La langue de bois est un instrument aux mains du pouvoir communiste : elle lui sert à désigner l’ennemi et à contrôler l’allégeance des citoyens.

La langue de bois rend le pouvoir véritablement absolu car elle le diffuse dans la société, elle force chaque individu à le réfracter sur autrui.

Ce n’est pas une langue de propagande : la propagande pose la liberté de ceux dont on cherche à emporter l’adhésion. La langue de bois ne prétend pas convaincre ; elle est là pour occuper le terrain et surtout rappeler à chaque individu qu’il n’est rien, puisqu’à tous les instants de sa vie publique il doit arborer un discours qui n’est pas le sien.

Dr Françoise Thom - Photo © Joël-François Dumont

Par sa syntaxe et son vocabulaire, la langue de bois figure le déterminisme : décrivant les processus qui doivent immanquablement amener la victoire du socialisme à l’échelle mondiale, elle ne laisse aucune place à la liberté humaine ni à l’événement.

Les slogans adoptés sous Gorbatchev, comme celui de la « réactivation du facteur humain », ne montrent pas un recul du totalitarisme, mais une prise de conscience des dangers liés à la trop grande réussite de la langue de bois : la passivité des sujets n’est souhaitable que jusqu’à un certain point lorsqu’on nourrit des ambitions de grande puissance.

Françoise Thom — Photo © JFD

Les leaders communistes ont fini par comprendre qu’un carré de liberté était indispensable si l’on voulait se doter d’une science moderne. D’où les éditions d’auteurs autrefois en disgrâce, les écarts bien calculés de la glasnost.

Ceci ne signifie nullement une renonciation à la langue de bois et le bel ensemble avec lequel le slogan de la «restructuration» est entonné en chœur dans le pays, sans que personne ne sache de quoi il s’agit au juste, prouve que la langue de bois n’a rien perdu de son emprise.

Françoise Thom

Auteur de « La langue de bois » (paru chez Julliard, 1987)

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