Quelle stratégie occidentale en Ukraine?

En ce début de mois de février 2023, après presque une année de la guerre d’Ukraine, la situation militaire paraît bloquée malgré des affrontements intenses dans le Donbass. Des renforts sont recherchés de part et d’autre en vue de conduire de nouvelles offensives ou de se préparer à y faire face.

Analyse du vice-amiral 2s Christian Girard [*] — Toulon, le 7 février 2023 —

Du côté russe, c’est par la formation accélérée et la mobilisation de centaines de milliers d’hommes, du côté ukrainien, c’est la recherche de nouveaux armements auprès des Occidentaux afin d’être en mesure de pouvoir résister à une nouvelle offensive russe, puis de percer le front.

Empêcher la victoire russe

Il a été indiqué précédemment que deux stratégies parallèles étaient à l’œuvre dans des logiques antagoniques : du côté ukrainien face à la Russie, celle de l’affrontement militaire direct jusqu’à la libération du territoire, en y incluant la Crimée ; du côté occidental, une stratégie indirecte dont la finalité est purement négative à ce jour : empêcher la victoire russe.

L’analyse qui suit porte sur la réalité et la nature de cette dernière. Car il est clair qu’elle prend le pas sur la stratégie ukrainienne, dans la mesure où elle la contrôle en lui fournissant des moyens essentiels, en surveillant et en limitant leur emploi.

Absence d’une stratégie unifiée côté occidental

La plupart des réflexions sur la situation actuelle se cantonnent à des interrogations sur la nature et les performances des armements demandés par les Ukrainiens, ainsi que sur les réponses que les pays européens et les Etats-Unis apportent à ces demandes. Les Occidentaux le font au coup par coup, pays par pays, en fonction de leurs propres capacités, et de leurs sensibilités politiques intérieures.

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« L’Ukraine attend ses chars » par © Patrick Chappatte dans Der Spiegel (4 février 2023) — Courtoisie —

Ainsi, les membres de l’Otan les plus proches de la Russie, comme les pays baltes et la Pologne, revendiquent et fournissent un soutien fort et immédiat. L’Allemagne se montre lente à décider en raison de son processus politique interne et de la sensibilité de son opinion publique. Elle finit par accéder aux demandes ukrainiennes dès lors qu’elles paraissent soutenues par la grande majorité des alliés, comme ce fut le cas très récemment à propos des chars Léopard. La France fournit aujourd’hui des moyens non négligeables, comme des canons Caesar et un système de défense anti-aérienne Mamba en partenariat avec l’Italie. Après avoir semblé espérer jouer un rôle diplomatique dans une éventuelle négociation en tenant un discours ambigu, mal reçu à l’est de l’Europe, elle affiche aujourd’hui une claire volonté de soutien de l’Ukraine jusqu’à sa victoire. Les États-Unis fournissent la part principale de l’aide militaire. Ils décident unilatéralement en limitant cependant les moyens accordés. Ils refusent ainsi de fournir des avions F16, tout en améliorant progressivement ceux qu’ils ont déjà attribués. Ils acceptent depuis peu, par exemple, le transfert de munitions GLSDB,[1] qui vont presque doubler la portée des lance-roquettes. D’autres pays européens, et même au-delà du continent, apportent leur concours. La Turquie, membre de l’Otan joue son propre jeu particulièrement ambigu.

La constatation qui s’impose est celle de l’absence d’une stratégie unifiée, voire de véritables stratégies nationales du côté occidental. Mais il faut également observer un accroissement collectif et progressif des soutiens, quantitativement et qualitativement.

Guerre d’Ukraine et dissuasion nucléaire

La dissuasion nucléaire constitue le fond de tableau qui surdétermine cet affrontement ainsi que cela aussi été analysé précédemment.[2] Du côté occidental, ce facteur n’est pas invoqué sauf évasivement, en riposte aux menaces clairement et directement exprimées par les autorités russes. Les Occidentaux clament régulièrement qu’ils ne sont pas en guerre avec la Russie, qu’ils ne sont pas cobelligérants, voire au mépris de l’évidence que leurs soutiens ne sont « pas escalatoires ». Si, juridiquement, sur le plan de la belligérance,[3] c’est bien le cas, le fait est que les autorités occidentales ne veulent pas alarmer leurs opinions publiques et affaiblir le soutien de ces dernières. La partie russe ne manque pas d’affirmer que telle n’est pas la réalité : pour elle, les renforts fournis par les Occidentaux manifestent leur engagement dans le conflit. Mais, le projet de la Russie va bien au-delà. Il est de reconstituer l’empire soviétique par la force. Le prochain territoire à reconquérir serait la Moldavie, ainsi que M. Lavrov vient de le déclarer, sans que cela ne provoque beaucoup de réactions côté occidental, toujours enfermé dans cet étrange refus de voir la réalité.

Les Russes entendent remettre en cause le système international et la suprématie américaine

Cependant, il existe un enjeu de niveau supérieur pour la Russie, lui aussi clairement et publiquement affirmé : il s’agit de remettre en cause le système international issu de la Seconde Guerre mondiale et la suprématie américaine, avec l’appui des grands pays émergents comme l’Inde et la Chine, celui du monde arabe, voire des pays africains. La stratégie russe en Afrique contre la France en constitue un des éléments. L’enjeu de la guerre d’Ukraine dépasse donc celui de l’indépendance et de la liberté de ce seul pays. L’issue du conflit aura des conséquences en Europe en empêchant, ou permettant, d’autres tentatives de conquête de pays anciennement sous la domination soviétique, mais également des conséquences mondiales, en Afrique et dans la zone Asie-Pacifique.

La menace nucléaire russe doit être perçue comme une peur de la défaite

Le facteur principal qui inhibe l’action occidentale, pour ne pas employer prématurément le mot de stratégie, est le risque de l’emploi de l’arme nucléaire sur le champ de bataille. Si cet emploi apparaît très improbable sur le territoire ukrainien, même dans la partie officiellement annexée, il deviendrait possible, d’après les déclarations mêmes de Vladimir Poutine, dès lors que les forces ukrainiennes pénétreraient en Russie. Cependant, les effets radioactifs à long terme de l’emploi de ces armes seraient, dans cette hypothèse, ressentis et supportés sur le territoire et par les populations russes elles-mêmes. L’emploi de ces armes susciterait de plus une réprobation mondiale. Les autorités chinoises et indiennes auraient mis en garde le maître du Kremlin à cet égard. L’agitation répétée de la menace nucléaire apparaît donc plus une manifestation de la crainte de la défaite qui hante les esprits russes qu’un risque réel d’emploi de l’arme. Quant à la menace des armes nucléaires stratégiques, elle ne peut être analysée que par le prisme du grand jeu de la dissuasion entre puissances dotées. La Russie risquerait de disparaître purement et simplement dans un affrontement global avec les États-Unis. L’équilibre de la terreur a permis d’échapper jusqu’à présent à l’apocalypse nucléaire. Rien ne permet de penser que la situation actuelle modifie le rapport des forces et la logique stratégique qui en découle. Elle rappelle la bataille de Fontenoy : celui qui tirerait le premier serait celui qui y a été acculé, donc celui qui aurait perdu avant même de tirer.

L’OTAN, une alliance politique avant d’être une organisation militaire

La première étape, pour les Occidentaux, est de prendre conscience de la nature réelle des enjeux tels qu’ils viennent d’être analysés. Une prise de conscience politique collective est nécessaire. Il se trouve que faire face à de telles menaces correspond précisément à l’objet de l’Alliance atlantique, si souvent critiquée en France et dont on oublie qu’elle est une alliance politique avant d’être une organisation militaire.[4] Elle seule est en mesure de fournir l’instance de concertation politique nécessaire afin de définir les buts de cette guerre qui n’ose s’avouer du côté occidental. Il est évident également que seule son organisation militaire est en mesure de donner crédit à sa dimension politique dans les circonstances actuelles.

Un cessez-le-feu est totalement improbable aujourd’hui en l’absence d’une rupture décisive dans le rapport des forces militaires. Il ne pourrait en aucune manière résoudre la question russo-ukrainienne. Le gel de la situation transformerait l’affrontement en un conflit larvé ou enkysté, tel que celui qui prévalait dans le Donbass depuis 2014. Il reviendrait à la reconnaissance de fait de la victoire de la Russie par l’amputation d’environ vingt pour cent du territoire de l’Ukraine. La façon dont l’Occident a réagi en 2008 en Géorgie, puis en 2014 à propos de la Crimée, a montré que céder à la Russie, en acceptant de facto ses « anschluss », n’a fait que reporter l’échéance suivante, sans l’empêcher, et encore moins remettre en cause un projet ultime dont les racines historiques et géopolitiques sont malheureusement trop méconnues ou mal appréciées, en France particulièrement.[5]

Comme dans tout conflit la ressource humaine reste déterminante

La Russie semble envisager un conflit long pour lui permettre de mobiliser, à n’importe quel prix, les ressources principalement humaines dont elle a besoin. Elle mise sur la résilience de sa population dont l’Histoire a fait la démonstration.

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Comment la lassitude gagne nos sociétés… Dessin d’Epo (DeskRussie)

La situation de l’Ukraine demeure très précaire en raison de l’envahissement de son territoire, des destructions qu’elle a subies et continue de subir, de réserves humaines sans doute faibles. Les armements annoncés nécessiteront du temps pour être acheminés, mis en condition, temps également nécessaire pour que les militaires ukrainiens soient formés à leur mise en œuvre.

La ressource humaine reste déterminante comme dans tout conflit. Celle de l’Ukraine n’est pas à l’échelle de celle de la Russie. Sur le plan des moyens militaires, les stocks des pays occidentaux, en particulier de munitions, sont faibles. Si les économies occidentales se sont réorientées pour leur propre approvisionnement en énergie, enclenchant une inflation dont les effets se mesurent tous les jours, elles sont loin d’avoir été réorientées vers de réelles économies de guerre capables de soutenir un effort militaire sur le temps long.

L’intérêt de l’Ukraine, et de l’Occident, est donc de mettre un terme le plus rapidement possible au conflit armé en atteignant l’objectif militaire principal de l’Ukraine : refouler les forces russes sur les frontières de l’Ukraine de 2014, avant que la Russie n’ait réussi à reconstituer ses forces.

Ce « containment » n’aurait pour effet que d’empêcher d’autres agressions. Il ne porterait pas atteinte aux visées géopolitiques du « perturbateur » russe.[6] A ce stade, se poserait la question de la Crimée dont l’annexion n’a pas été reconnue en droit par les Occidentaux, mais dont le caractère russe est admis de fait, malgré toutes les contestations historiques et juridiques dont il peut faire l’objet. Seul l’effondrement du régime actuel pourrait remettre en cause le projet impérial de la Russie. Un tel effondrement ne pourra provenir que de l’intérieur du pays au terme de son épuisement économique et d’échecs militaires répétés, tant que les Occidentaux se refusent à intervenir directement dans le conflit et tant qu’ils persistent à empêcher les Ukrainiens de pénétrer à l’intérieur des frontières de la Russie. Cette option paraît la plus probable à moins que les Russes ne décident eux-mêmes l’extension du conflit. Ils pourraient le faire en agressant un pays de l’Otan. Cela apparaît également peu probable. Ils sont certainement conscients de la réalité du rapport des forces.

Les sanctions occidentales produisent déjà leurs effets sur l’économie russe

Les informations obtenues sur la situation économique de la Russie sont contradictoires mais il semble bien que les sanctions produisent des résultats. Les nombreux exemples antérieurs d’embargo ont montré qu’elles finissent toujours par être contournées. En l’espèce, elles ont au moins le résultat de libérer l’Europe de la dépendance d’un pays doté d’un régime dictatorial, impérialiste et colonialiste, tout en l’affaiblissant.

L’agression russe a sorti l’Otan de son coma

Foch avait le premier expérimenté la difficulté d’un commandement militaire de forces internationales en 1918. Ce n’est pas une situation analogue qui prévaut en Ukraine mais la convergence des politiques et des stratégies nationales occidentales dans la situation de l’Ukraine est sans doute un exercice d’une égale difficulté. Elle démontre, entre autres, l’inanité des procès faits aux responsables européens, et particulièrement aux responsables français, d’un alignement politique systématique sur les États-Unis. L’Otan, naguère déclarée en état de mort cérébrale a été réveillée de son coma par l’agression russe. Au grand dam des idéologues européistes rêvant d’une introuvable défense autonome de l’Europe, elle devrait d’abord permettre la coordination des différentes initiatives de soutien militaire en particulier sur le plan logistique. Le maintien en condition opérationnelle de matériels répondant à des normes différentes est certainement un problème très difficile à résoudre. Mais elle devrait être également l’instance politique dans laquelle les Alliés partagent leur vision de la sécurité européenne future, de la place et du rôle de la Russie. Cela fut fait, au cours de la Seconde Guerre mondiale, dans plusieurs rencontres historiques fameuses, comme celle de Yalta, au cours lesquelles s’élaborait la grande stratégie qui allait abattre les régimes nazi et fasciste et se dessinait le monde de l’après-guerre.

Il resterait à définir le jeu la place que l’Union européenne y prendrait.

Christian Girard

[1] Ground Launched Small Diameter Bomb.

[2] Cf l’article « Point stratégique sur la guerre en Ukraine fin 2022 » par le VA2S Christian Girard — (2023-1220) —

[3] Voir « Pour en finir avec la cobelligérance » : Une des rares victoires russes de la confrontation avec l’« Occident global » est d’avoir réussi à introduire le mot « cobelligérant » dans le débat. Par le colonel Miche Goya in La Voix de l’épée — (2023-0202) —

[4] Dans son dernier livre Cailloux stratégiques, publié en 2022, l’amiral Girard rappelle « divers invariants géopolitiques mésestimés, comme la prévalence du grand affrontement entre les puissances maritimes, États-Unis et leurs alliés européens, face aux puissances continentales, aujourd’hui représentées par la Chine et la Russie ». Voir en particulier : « Il faut en France cesser de diaboliser l’Otan » et également « Ukraine : Leçons partielles pour avant, pendant et après la guerre » — (2022-1230) —

[5] Cf article de Laure Mandeville in Le Figaro (2023-0127) : « Quand le rêve russe de la France vire au tourment stratégique « et l’article : « Une analyse géopolitique de la guerre en Ukraine » in Revue Défense Nationale, juin 2023.

[6] Cf « Une analyse géopolitique de la guerre en Ukraine » in Revue de Défense Nationale n° 851, p. 127-135 — (2022-0601) —

(*) Le vice-amiral Christian Girard est l’auteur de quatre livres : « L’île France – Guerre, marine et sécurité » publié en 2007 aux Éditions L’Esprit du livre dans la Collection Stratégie & Défense. En 2020, « Enfance et Tunisie » (non-commercialisé). En 2022, « Ailleurs, récits et anecdotes maritimes de la fin du XXe siècle », enfin, « Cailloux stratégiques ». Pour se procurer « Ailleurs, récits et anecdotes maritimes de la fin du XXe siècle » et « Cailloux stratégiques » commander sur Amazon.