Général Lavigne : « Comment l’Otan imagine la guerre du futur »

Depuis 20 ans à Norfolk, aux États-Unis, le Commandement allié pour la transformation (ACT) est tourné vers l’avenir pour renforcer l’instrument militaire de puissance de l’Otan. Rencontre avec le général d’armée aérienne Philippe Lavigne, à la tête de ce commandement stratégique et immergé dans les arcanes du consensus politico-militaire à 30 nations.

Source : Ministère français des Armées — Paris, le 6 février 2023 —

Comment l’Otan envisage-t-elle les menaces futures à 10, à 15, voire à 20 ans ?

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GAA Philippe Lavigne, Commandant suprême allié pour la transformation de l’OTAN

L’instrument de puissance n’est plus seulement militaire. Il est aussi social, économique, diplomatique ou encore technologique. Demain, l’affrontement pourrait avoir lieu n’importe où, et nos compétiteurs pourraient utiliser tout ce qu’ils peuvent comme instrument de puissance. Nous aurons accès à des quantités toujours plus grandes de données, et nous devons être capables de les traiter beaucoup plus rapidement. Tout ceci dans un contexte où il est possible de transformer ces données pour désinformer ou duper, de refuser leur accès, de ralentir nos capacités militaires de commandement et de contrôle – en les déformant, en altérant les cyberréseaux ou en gommant la capacité de l’intelligence humaine ou artificielle à les analyser.

Dans le même temps, se multiplient l’implication des acteurs non étatiques, l’utilisation d’un grand nombre de moyens bon marché (des essaims de drones, par exemple) capables de fonctionner dans tous les environnements et dans tous les domaines, couplés à l’emploi d’armes de haute technologie, de plus en plus rapides (pensez aux planeurs ou aux missiles hypersoniques). Le brouillard de la guerre va devenir de plus en plus complexe, rendant plus difficile la protection du milliard de citoyens actuellement sous le bouclier de l’Otan.

Comment l’Otan gardera-t-elle l’avantage ?

L’Otan est et restera une alliance défensive. Nous garderons l’avantage tant que la crédibilité de l’article 5 [1] sera préservée. Celle-ci est intrinsèquement liée à notre interopérabilité, valeur ajoutée de l’Alliance. Mais cette interopérabilité représente un défi à l’heure du numérique et de l’hyperconnectivité. C’est pourquoi le nouveau concept stratégique de l’Alliance indique que la transformation numérique de l’Otan doit être accélérée. Avec un engagement des nations à partager leurs données, cette transformation nous permettra d’atteindre la nécessité opérationnelle que sont les opérations multimilieux, c’est-à-dire l’orchestration d’activités militaires dans tous les mieux d’opérations et environnements, synchronisées avec des activités non militaires pour que l’Alliance puisse créer des effets convergents aussi rapidement que la situation l’exige. Et pour être toujours plus rapide que l’adversaire, l’utilisation des technologies disruptives telles que l’intelligence artificielle est l’une des conditions du succès. Le quantum [2] nous permettra de franchir une étape supplémentaire.

Les premiers enseignements du conflit en Ukraine vous confortent-ils dans la nécessité d’accélérer la transformation de l’outil militaire de l’Otan ?

À la suite de notre travail main dans la main avec l’autre commandement stratégique de l’Alliance chargé des opérations, nous venons de livrer nos réflexions sur cette invasion injustifiée en Ukraine. Si nous observons le conflit actuel, c’est non seulement pour renforcer notre posture de dissuasion, mais aussi pour éclairer nos futurs travaux. Pour cela, notre regard se tourne vers la partie combat. Mais il se porte aussi sur la manière de façonner et de contester l’environnement stratégique à son avantage. La guerre en Ukraine ne remet pas en cause nos travaux en cours, notamment les deux concepts DDA [3] et NWCC.[4] Au contraire, ce conflit montre que nous allons dans la bonne direction et que nous devons accélérer la mise en œuvre de ces deux concepts.

Plus précisément, quel examen faites-vous de la guerre moderne, notamment à l’aune de ce conflit ?

Premièrement, il démontre que la capacité à façonner et à contester l’environnement sécuritaire sous le seuil de la guerre est essentielle.

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Nous devons tirer parti de la sphère informationnelle, de la dimension cognitive, du cyberespace et de l’espace. Les acteurs non étatiques jouent désormais un rôle très important.

Ensuite, sur le combat en lui-même, l’importance de l’attrition, de la consommation et la capacité de l’industrie à en tenir compte est particulièrement mis en lumière ainsi que le nécessaire besoin de qualité et de quantité. Des exemples opérationnels récents et en cours démontrent la forte performance de plates-formes plus petites et plus nombreuses utilisant les technologies actuelles. Par exemple, des plates-formes aériennes et des missiles plus petits, plus légers, moins coûteux, nécessitant moins de personnel pour être déployés, soutenus et exploités, ont contré efficacement des formations terrestres à forte intensité de personnel.

GAA Philippe Lavigne — Photo © AAE

C’est bien la combinaison des hautes technologies (espace, hypersonique) et l’« ubérisation » du champ de bataille qui permettent de garder l’avantage.

« Au bout du compte, l’agilité et la flexibilité dont font preuve les Ukrainiens sur le terrain, et qui font leur force, nous inspirent et valident la façon dont nous envisageons le développement de la guerre future. »

Avec quelles entités ACT travaille-t-il pour anticiper au maximum les enjeux à venir ?

Pour s’approcher le plus possible du besoin militaire, nous travaillons avant tout avec le Commandement allié opérations (ACO, en anglais), responsable de la planification et de l’exécution des opérations. Nous collaborons aussi avec les nations, l’industrie, les universités et les groupes de réflexion. Ces derniers nous aident tout particulièrement à appréhender les technologies émergentes et à mieux comprendre les changements politiques, sociaux, économiques ou encore démographiques qui façonnent l’environnement dans lequel nous opérons. Je n’oublie pas les centres d’excellence qui possèdent des expertises particulières. Un exemple : celui consacré à l’espace, mis en œuvre par la France depuis Toulouse et qui, cette année, sera accrédité Otan.

Se préparer, c’est aussi travailler sur des technologies et des innovations de rupture. Pourquoi le renouvellement des moyens capacitaires est-il un éternel recommencement pour garder une longueur d’avance ?

Nous utilisons des technologies qui nous permettent de conserver l’avantage. L’Alliance est avant tout défensive. Mais, pour se protéger, il est aussi nécessaire de posséder des capacités offensives multidomaines afin de dissuader un quelconque adversaire de toute velléité. Chaque technologie présente cependant des avantages et des risques. Par exemple, le quantum va nous permettre de traiter davantage d’informations plus rapidement et de rendre nos actions plus furtives. À l’inverse, cela comporte des risques pour nos codes et pour la protection de nos données.

Une question un peu plus personnelle. Sur la forme, quels changements avez-vous perçus dans votre manière de travailler, entre vos fonctions précédentes de chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’Espace et celles que vous occupez aujourd’hui ?

Le périmètre s’est considérablement élargi. Je conserve toujours ce rôle d’anticipation et de développement de capacités et de talents que j’avais auparavant. Mais je travaille dorénavant avec 30 pays, bientôt 32. Je suis en contact permanent avec les 30 chefs d’état-major des armées et j’échange également sur les problématiques et les enjeux avec des Premiers ministres, voire avec les chefs d’État eux-mêmes. Il faut ainsi savoir prendre en compte les différentes perspectives de ces nations sur le plan politico-militaire. Cela nécessite un effort de compréhension, de collaboration et de convergence pour obtenir ce consensus qui fait la force de notre Alliance. Il faut absolument que nous travaillions tous ensemble, c’est mon souci quotidien.

© EV1 Antoine de Longevialle/Ministère des Armées

[1] L’article 5 stipule que, si un pays de l’Otan est victime d’une attaque armée, chaque membre de l’Alliance considérera cet acte de violence comme une attaque armée dirigée contre l’ensemble des membres et prendra les mesures qu’il jugera nécessaires pour venir en aide au pays attaqué.

[2] L’ordinateur quantique serait capable de traiter des masses de données gigantesques et de réaliser des opérations dépassant l’imagination.

[3] Deterrence and Defence of the Euro-Atlantic Area (DDA) est le concept de dissuasion et de défense pour la zone euro-atlantique.

[4] La vision de l’environnement futur de l’Alliance pour les 20 prochaines années se reflète dans le NATO Warfighting Capstone Concept (NWCC).