Ukraine : Leçons partielles pour avant, pendant et après la guerre

La parole de Winston Churchill reste d’actualité: « La Russie est un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme : mais peut-être y a-t-il une clef? Cette clef est l’intérêt national russe ». Sans doute Churchill en a-t-il donné justement la clef. Mais les dirigeants russes actuels ont-ils conscience de l’intérêt réel de la fédération russe ?

par le vice-amiral Christian Girard (2S) [*] Le 30 décembre 2022 —

Le déclenchement de la guerre en Ukraine a très généralement surpris les responsables occidentaux, tout comme la plupart des observateurs de la politique internationale, malgré de multiples signes avant-coureurs : les interventions russes en Tchétchénie en 2005, en Géorgie en 2008, en Syrie en 2011, en Crimée en 2014, ainsi que les discours de Vladimir Poutine depuis 2007. Comme souvent, on n’a pas voulu pas croire à ce que l’on se refusait à penser. L’attitude de la France, restée sceptique à propos de l’attaque qui se préparait pratiquement jusqu’à son déclenchement, est particulièrement significative.

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La place rouge à Moscou — Courtoise © Patrick Chappatte

Une analyse des origines géopolitiques de la guerre a été proposée.[1] Elle en a montré les origines lointaines et profondes qui se situent bien au-delà de la seule responsabilité personnelle du dictateur russe. Il est proposé ici d’envisager certains enseignements qu’il est possible de tirer dès maintenant de cet événement géopolitique majeur du début du XXIe siècle

Avant la guerre

L’analyse des raisons de l’aveuglement occidental, particulièrement du côté français, est infiniment plus nécessaire, et riche d’enseignements, que celle des avatars de la chute de l’URSS et de l’avancée de l’Otan vers l’est. Ces dernières considérations continuent à fleurir, çà et là, sur la base d’arguments faux pour la plupart.[2]

La première faute est d’avoir négligé les pesanteurs géopolitiques de l’Histoire.  La seconde est de s’être, en même temps, mépris sur la nature du changement introduit dans la société russe à la suite de la disparition de l’URSS.

Il n’y a pas eu de véritable révolution politique en Russie. Ce sont les mêmes organisations dirigeantes, essentiellement le KGB et ses émanations, qui ont provoqué le changement de système économique pour continuer à exercer le pouvoir et à en recueillir les bénéfices. Quelques excellents observateurs ont pourtant décrit la nature du nouveau système et l’état général de la société. Ils se sont heurtés à un mur d’indifférence, voire d’hostilité. Les assassinats de journalistes et d’opposants, les films du réalisateur Andreï Zviaguintsev, les déclarations d’opposants et celles tout aussi explicites de Vladimir Poutine lui-même, auraient dû donner l’alerte. Rien n’y fit.

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A Moscou aussi « tout change pour que rien ne change » — Photo Kremlin.ru

En France, mais également en Allemagne, même aux États-Unis, un discours s’est fait entendre, et continue encore aujourd’hui de s’exprimer sourdement, à droite, et aux extrêmes droite et gauche, reprenant les arguments russes qui justifient, ou excusent implicitement la guerre, en incriminant l’action internationale des Occidentaux, particulièrement des États-Unis et de l’Otan, au cours des dernières décennies.

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Rencontre des présidents Macron et Poutine — Courtoise © Patrick Chappatte

En France, ce discours s’appuie sur la référence gaulliste synthétisée dans l’expression « L’Europe de l’Atlantique à l’Oural ». Il se nourrit d’un fort ressentiment à l’égard des États-Unis. La Russie reste idéalisée dans une vision inspirée par sa littérature et sa musique sans que soient étudiées et reconnues les réalités de sa société. Cette vision cultive la nostalgie de l’alliance franco-russe de la fin du XIXe siècle face à l’Allemagne et, plus tard dans les années 60 du XXe siècle, de l’espoir d’un équilibrage de l’hégémonie américaine.

En Allemagne particulièrement, les intérêts industriels ont été déterminants pour développer de forts liens économiques avec la Russie. Il fallait assurer, au meilleur prix, l’approvisionnement en ressources énergétiques. Cette relation a trouvé une illustration emblématique dans les responsabilités exercées, jusqu’il y a peu de temps, par l’ancien chancelier Gerhard Schröder au conseil d’administration du groupe russe Rosneft.

On ne peut exclure, au vu des récentes révélations et poursuites engagées au Parlement européen incriminant le Qatar, que des actions d’influence, voire de corruptions, équivalentes à celles récemment découvertes, n’aient produit leurs effets délétères dans de larges couches de l’opinion occidentale.

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Il ne peut plus être aujourd’hui contesté que les failles géopolitiques qui séparent l’Europe occidentale et la Russie se sont rouvertes alors qu’elles avaient été ignorées, délibérément ou par méconnaissance, naïveté, ou indifférence. Elles ont pris le pas sur de puissants liens et intérêts économiques qui s’étaient établis. Penser que le « doux commerce » rendrait la guerre impossible, comme le projet d’union européenne voulait ontologiquement le croire, et ainsi que Mme Merkel continue de justifier sa propre politique, était une faute stratégique.

VA Christian Girard (2S) — Photo © DR

De même, c’était une erreur que de fermer les yeux sur la nature réelle du régime russe, non pas en tant que tel, quelques que fussent les reproches qu’il méritait, mais essentiellement parce qu’ignorer les conséquences qu’il pourrait provoquer sur le plan géopolitique était une faute stratégique dangereuse et donc grave. Méconnaître la mentalité héritée de l’Union soviétique considérant toute volonté de négocier comme de la faiblesse, selon la formule qualifiant la politique de Staline « ce qui est à moi est à moi, ce qui est à vous est négociable », témoignait d’une naïveté dangereuse susceptible d’encourager les agressions. Une attitude ferme aurait pu au contraire les dissuader. Bien que les circonstances ne fussent bien sûr pas les mêmes, ce n’est pas sans raison que le souvenir de Munich en 1938 a été invoqué face aux appels à la reconnaissance des exigences russes par de nombreuses et éminentes personnalités occidentales.

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Le président Sarkozy et la chancelière Angela Merkel au sommet de Bucarest — Photo OTAN

Il y a eu, particulièrement en France, une double méconnaissance des réalités, historiques et géopolitiques d’une part, actuelles et politiques d’autre part. Cette dernière met en cause la fiabilité de l’appareil politico-diplomatique étatique dans son appréciation de la situation internationale. Il est possible que le président de la République en son domaine réservé ne lui ait pas accordé sa confiance si des alertes lui ont été transmises qu’il aurait ignorées. La grogne présidentielle s’est ouvertement manifestée à l’égard de « l’État profond » en 2019. Il faut craindre que le directeur du renseignement militaire récemment remplacé n’ait été que la victime expiatoire de cette situation complexe liée à nos institutions.

La diplomatie n’est pas la stratégie

Les contacts et les initiatives diplomatiques ont pourtant été nombreux depuis la chute de l’URSS entre les présidents américains et occidentaux et les dirigeants russes, notamment après l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine. Il faut bien constater qu’ils n’ont pas eu d’effet positif sur le long terme. Ils ont masqué la gravité du risque encouru sans prévenir le déclenchement de la guerre. C’est donc un échec de la diplomatie.

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Vladimir Poutine et Emmanuel Macron à Moscou — Photo Kremlin.ru

Cette dernière est l’outil à la disposition du pouvoir politique pour représenter, servir et négocier les intérêts nationaux dans les relations internationales. Elle n’est aucunement une fin en elle-même. Elle sert une politique, qui doit elle-même poursuivre une stratégie en fonction d’une vision. Il est à craindre que les actions diplomatiques poursuivies en France vis-à-vis de la Russie n’aient été que des actions, au coup par coup, décidées par les présidents de la République, en réaction aux crises successives provoquées par la même Russie.

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Vladimir Poutine dans un de ses bureaux au Kremlin – Photo Kremlin.ru

Elles ne semblent pas avoir été véritablement inspirées par une vision réaliste de la sécurité européenne et d’une réelle stratégie, en dehors du souci de ne pas « humilier » le géant russe récemment rappelé par le président de la République. Si la guerre, « continuation de la politique par d’autres moyens », a marqué l’échec de la diplomatie, ce dernier doit être imputé, côté européen, et français spécifiquement, à la mauvaise interprétation de la situation sécuritaire de l’Europe. Il est donc plus que nécessaire, en anticipant l’issue du conflit, de réfléchir à ce que devrait être à terme le nouveau système de sécurité du continent.

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Le président Macron en vidéo-conférence avec Vladimir Poutine — Photo Élysée

Le retour efficace de la diplomatie dans la guerre ne pourra cependant être envisagé que lorsqu’une des parties abandonnera sa volonté d’imposer par la force l’atteinte de ses objectifs. Cela suppose que la situation générale et militaire de cette partie se trouve suffisamment dégradée pour qu’elle perde l’espoir de les atteindre.

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Le métro de Kiev est devenu un des endroits les plus sûrs d’Ukraine — Photo UKRinform

Il est aujourd’hui évident qu’aucune des deux parties n’est parvenue à ce stade. L’invocation de la diplomatie, en opposition à l’action militaire en cours, n’est donc pas réaliste et se trouve être, une fois de plus, de l’ordre du « wishful thinking » dont on mesure aujourd’hui les conséquences catastrophiques.

Du rôle de la dissuasion nucléaire

Cette guerre, que l’on pas pu ou su prévenir, et même vu arriver, se poursuit selon deux logiques stratégiques différentes, mais parallèles, conduites à des niveaux et sur des terrains distincts.  Leur compatibilité à terme est problématique. L’une prendra nécessairement le pas sur l’autre.

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Catherine Colonna, MAE avec son collègue ukrainien Dmytro Kouleba à Kiev le 27.09 — Photo MAE Kiev

L’Ukraine se bat contre la Russie pour sa survie. Son but ultime est de reprendre le contrôle de son territoire dans ses frontières internationalement reconnues et d’obtenir réparation. L’Occident lui apporte un soutien très important, mais soigneusement mesuré — comme l’a montré la visite du président Zelensky à son homologue américain—, dans une stratégie d’affrontement indirect avec la même Russie.

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Le président Wolodymyr Zelensky devant le congrès américain le 22 décembre dernier — Capture d’écran (E-S)

La dissuasion nucléaire est la donnée stratégique fondamentale dans cette situation potentiellement porteuse du risque de 3e guerre mondiale. Les déclarations russes n’hésitent pas à l’affirmer, le secrétaire général de l’Otan le reconnaît. Elle ressortit à un domaine dont on n’ose guère parler en France, comme si l’invoquer risquait d’effrayer l’opinion ou d’entraîner ce qu’elle a pour objet précisément de prévenir.

La dissuasion nucléaire introduit l’asymétrie dans l’affrontement direct entre l’Ukraine et la Russie, mais elle rétablit l’équilibre et limite le risque de montée aux extrêmes dans la relation entre l’Occident et la Russie. Elle réduit le risque d’une extension du conflit. Il est étonnant qu’elle ne soit pas davantage mise en avant, alors que les commentaires se concentrent sur l’efficacité des systèmes d’armes et l’évolution du front.

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« La dissuasion nucléaire introduit l’asymétrie dans l’affrontement direct entre l’Ukraine et la Russie, mais elle rétablit l’équilibre et limite le risque de montée aux extrêmes dans la relation entre l’Occident et la Russie. Elle réduit le risque d’une extension du conflit. » VA Christian Girard — SNLE © Photo Marine Nationale

L’objectif de l’Occident dans la guerre, en réalité celui des Américains, reste imprécis au-delà du fait d’empêcher la défaite de l’Ukraine. A ce stade, c’est un objectif négatif qui doit trouver une affirmation et une conclusion positives.  Il s’agit de contraindre la Russie à renoncer à ses objectifs, ce qui revient à conduire à résipiscence une puissance nucléaire dotée de surcroît de ressources immenses et d’une résilience dont l’Histoire a fourni les preuves. Cela revient à vouloir contourner la dissuasion nucléaire de l’ours russe par le bas et dans la durée.

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Standing ovation pour Wolodymyr Zelensky par les membres du Congrès américain — Capture d’écran (E-S)

Une double question est posée : jusqu’à quel point permettre à l’Ukraine de pousser son avantage sur le terrain, donc comment calibrer précisément les moyens à lui donner à cette fin, tout en dissuadant la Russie de recourir aux armes de destruction massive ? La stratégie indirecte des Occidentaux doit donc prendre le pas sur la stratégie d’affrontement direct des Ukrainiens face aux Russes.

Leçons pour l’avenir

Il a été conclu précédemment sur la nécessité d’envisager dès maintenant ce que devra être le dispositif européen de sécurité à l’issue de la guerre. Le président de la République l’a évoquée publiquement à plusieurs reprises créant une certaine confusion avec les enjeux immédiats liés au déroulement des opérations en cours, en rappelant que ce dispositif devrait naturellement tenir compte des intérêts stratégiques de la Russie.

L’indépassable Otan

Le débat sur l’autonomie militaire de l’Europe, recherchée par la France depuis l’UEO des années 80 dans une introuvable Europe de la Défense, est en réalité clos dans l’immédiat. Il n’est pas dépassé pour des raisons politiques de principe mais pour des raisons industrielles et financières concrètes. L’illusion de la disparition de la menace à l’est du continent qui s’était répandue à la chute de l’URSS s’est dissipée. Le danger russe est actuel. Seules les forces américaines sont en nombre et en qualité en mesure de le contrebalancer aujourd’hui. Indépendamment des questions politiques complexes que soulèverait, la constitution de forces européennes crédibles, elle nécessiterait des investissements technologiques et industriels considérables pendant de nombreuses d’années.

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Le flanc Est de l’OTAN – Source OTAN

La conclusion immédiate qui s’impose est la nécessité pour les membres de l’Otan d’augmenter leur propre effort de défense et de l’inscrire dans la stratégie de l’Alliance. Pour les pays qui n’en sont pas membres, c’est de rallier l’Alliance et son organisation militaire. Mais elle n’interdit pas de développer des coopérations industrielles entre Européens sur des projets d’armements et d’équipements. On en connaît les difficultés par expérience.[3] Ils sont indispensables pour maintenir et développer une base industrielle de défense européenne face à l’industrie américaine. Il faut se préparer, malgré l’urgence ukrainienne, aux conséquences du pivot américain vers le Pacifique.

L’importance du Royaume-Uni pour la sécurité européenne

Le Royaume-Uni s’est retiré de l’Union européenne. Il demeure le second pays dans l’Otan par sa contribution en moyens militaires et l’importance des responsabilités qu’il y détient. Il bénéficie de l’avantage inégalable que lui procure la domination internationale de sa langue, ainsi que de sa tradition diplomatique et stratégique, tout autant que de la qualité de ses militaires et de ses diplomates. Il est aujourd’hui le second contributeur au soutien militaire de l’Ukraine après les Etats-Unis.  Il ne peut se désintéresser de la question de la sécurité européenne pour laquelle la contribution de ses moyens peut être décisive. Il restera un élément essentiel du dispositif futur de la sécurité européenne et devra être associé aux initiatives de l’Union.

Il a été montré précédemment que cette guerre est surdéterminée par la dissuasion nucléaire dont le rôle n’est pas suffisamment explicité auprès de l’opinion. L’Otan s’appuie sur les forces nucléaires américaines et reconnaît la contribution des forces britanniques et françaises à la dissuasion globale de l’Alliance. L’armement nucléaire britannique constitue un atout essentiel, comme l’armement nucléaire français, pour le dispositif de sécurité européen.

Un débat sur le rôle de la dissuasion nucléaire au Conseil européen est certainement nécessaire. Le rappel du rôle des forces britannique et française doit naturellement y être fait. Mais il ne faut pas se faire d’illusion sur la possibilité de développer une force européenne de dissuasion nucléaire autonome par rapport à l’Otan. La fonction stratégique de dissuasion ne peut être que nationale ou otanienne.

Le rôle des forces classiques et la guerre dite de haute intensité

Le débat actuel sur les moyens des forces armées occidentales se concentre sur le constat du retour de la guerre dite de « haute intensité ». La formule d’une apparente clarté mériterait d’être précisée.

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, «Le débat devrait se porter sur le niveau des forces classiques nécessaires pour crédibiliser le jeu de la dissuasion» VA Christian Girard — Photo © UKRinform

Ce constat révèle d’abord la faiblesse des stocks de munitions des pays occidentaux dans un affrontement conventionnel de longue durée. Les munitions avaient fait, en premier, l’objet des réductions budgétaires des récentes décennies. Il démontre plus largement la faiblesse quantitative des moyens occidentaux, face à la menace russe. En revanche, leur qualité et leur supériorité technique sont confirmées.

Dans la perspective de la sécurité européenne, compte tenu de l’importance du facteur stratégique déterminant que constitue la dissuasion nucléaire, le débat devrait se porter sur le niveau des forces classiques nécessaires pour crédibiliser le jeu de la dissuasion. Il faut en effet éviter que celle-ci ne risque d’être contournée par le bas, problématique symétrique de celle précédemment identifiée face à la Russie.

Il ne peut être question pour les forces françaises, compte tenu de la possession de l’arme nucléaire par la France, de se doter des moyens nécessaires à un affrontement direct contre les forces russes du même type que celui qui se déroule en Ukraine. L’on retrouve une problématique, peut-être oubliée, qui était celle du rôle de la 1e armée, avant l’ultime avertissement, face à l’URSS au temps de la guerre froide.

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Déploiement de forces française en Roumanie — Source OTAN

Serait-il raisonnable de reconstituer un corps de bataille face à l’est alors que le service national a été suspendu, pour ne pas dire supprimé ?

L’Allemagne, et les pays d’Europe de l’Est, affichent la volonté d’accroître rapidement et fortement leurs forces classiques. Ces pays sont évidemment en première ligne.

La concertation entre pays de l’Union européenne, et à l’intérieur de l’Otan, pourrait porter sur la complémentarité entre des forces classiques est-européennes de première ligne, les capacités nucléaires américaines sous contrôle opérationnel de l’Otan et celles de la France et du Royaume Uni.

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De Gaulle et Churchill — Photo BS © Viviane Monconduit

Il serait prématuré de préjuger de la façon dont des garanties de sécurité pourraient être apportées à la Russie tant que la question ukrainienne ne trouve pas une solution, au moins provisoire. La névrose obsidionale russe, héritée de l’URSS et tout autant de l’empire tsariste, constituera à cet égard un obstacle dont le contournement paraît bien difficile surtout après que la Suède et la Finlande auront rejoint l’Alliance atlantique.

Conclusion

La catastrophe géopolitique de la guerre d’Ukraine n’aurait probablement pas pu être évitée. Elle aurait dû cependant être anticipée, particulièrement dans ses conséquences économiques. Les actions américaines et britanniques en Ukraine à partir de 2014 ont sans doute évité l’effondrement immédiat du pays au déclenchement de la guerre, ce qu’attendait certainement le dictateur russe pour renouveler le coup de la Crimée. Mais elles n’ont pas empêché la guerre.

Après la pandémie du Covid, l’Europe prend, une nouvelle fois, conscience de sa faiblesse et de la précarité de sa situation stratégique. La guerre n’en révèle pas seulement la dimension sécuritaire et militaire mais également la dimension économique. Elle rappelle que la guerre est un phénomène total qui ne se limite pas à l’action militaire. La dépendance énergétique européenne est largement la conséquence de la philosophie naïvement ultra libérale qu’elle a promue depuis les années 80. La reconquête de son autonomie stratégique dans le domaine économique prendra du temps, sera coûteuse et douloureuse. Elle ne concerne bien évidemment pas seulement la dépendance à la seule Russie.

A l’égard des États-Unis, cette dernière se trouve renforcée dans tous les domaines. Malgré les multiples reproches que l’on peut adresser à l’hyperpuissance pour sa politique internationale et l’extraterritorialité de ses lois nationales, cette situation inexorable doit dissiper tous les fantasmes anti-atlantistes, nombreux en France. La stratégie française en direction de la Russie ne peut se réduire à un impossible « en même temps ». Elle pose la question du « domaine réservé » du Président,[4] nullement inscrit dans la Constitution, dans la mesure où la stratégie française se réduit au dialogue du Président avec son homologue. Leur seul résultat apparent est de créer de multiples incompréhensions de la part de pays alliés directement soumis à la menace russe.

Le rôle de la dissuasion nucléaire reste le déterminant ultime sur la base duquel une future architecture de sécurité européenne doit se construire.

Il est à craindre, qu’après une défaite, la Russie ne soit pas, demain plus qu’aujourd’hui, prête à s’ouvrir au monde occidental dont elle récuse les valeurs et qu’un nouveau mur ne s’établisse à l’est de l’Europe. Une nouvelle architecture européenne de sécurité devrait pourtant l’y associer. Le voudra-t-elle ?

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Réunion à Moscou fin décembre du haut état-major russe pour écouter Vladimir Poutine — Capture d’écran (E-S)

Un nouveau régime en Russie, qui serait véritablement révolutionnaire, devrait pour cela comprendre l’inanité de la politique actuelle et sortir le pays de la paranoïa manifeste qu’il ressent. Sa survenue paraît bien aléatoire à anticiper. Il faut donc continuer à envisager les initiatives que le présent régime pourrait imaginer dans une guerre loin d’être terminée.

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Le père Noël en route vers l’Ukraine — Dessin © d’Epo

La parole de Churchill, « La Russie est un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme : mais peut-être y a-t-il une clef. Cette clef est l’intérêt national russe », reste d’actualité. Sans doute Churchill en a-t-il donné justement la clef. Mais les dirigeants russes actuels ont-ils conscience de l’intérêt réel de la fédération russe ?

Mais les dirigeants russes actuels ont-ils conscience de l’intérêt réel  de la fédération russe, puisque comme le rappelle l’ambassadeur Gourdault-Montagne dans ses mémoires récemment publiées : « Les autres ne pensent pas comme nous » ?[4]

Christian Girard

[1] Cf article : « Une analyse géopolitique de la guerre en Ukraine ». Revue Défense Nationale, juin 2022. Christian Girard.

[2] Cf article : « L’Occident est-il responsable de la guerre d’Ukraine ? »  Revue Commentaire N°180, hiver 2022-2023. Gilles Andréani.

[3] Difficultés entre la France et l’Allemagne, illustrées récemment sur plusieurs projets, donc celui du SCAF, système de combat aérien futur.

[4] « Les autres ne pensent pas comme nous » ? : ces mémoires de Maurice Gourdault-Montagne, publiées le 18 octobre 2022, sont celles d’un homme qui a marqué de son empreinte la diplomatie française de ces 30 dernières années. Dans ce livre, il parle de ce fameux « domaine réservé » et souligne à la fois les atouts et les faiblesses de notre pays : « une France contrainte de s’adapter aux nouvelles réalités du monde sans rien perdre de sa capacité d’entraînement, dans un environnement marqué par le retour des empires, la colère des peuples et le recul des valeurs universelles au profit du différentialisme et du communautarisme.» Source: (Bouquins).

Sur la guerre en Ukraine, voir également :

[*] Le vice-amiral Christian Girard a commandé quatre bâtiments de combat dont la frégate antiaérienne Cassard, chargée de la protection du porte-avions Foch au large des côtes de l’ex-Yougoslavie (1994-1995). Spécialiste des opérations maritimes, il a participé à des missions de pistage de sous-marins soviétiques en Méditerranée, de sauvegarde, de maintien de l’ordre et de sûreté des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins en Atlantique, de protection des expérimentations nucléaires et de surveillance des pêches dans l’océan Pacifique, de diplomatie navale en Afrique, dans l’océan Indien et dans le golfe persique, et d’évacuation de ressortissants au Yémen.

Breveté de l’École supérieure de guerre navale, dont il a été professeur, il a également été conseiller militaire à la direction des affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement du ministère des Affaires étrangères.

Spécialiste des opérations maritimes, il a été responsable de l’entraînement des navires de surface auprès de l’amiral commandant la force d’action navale, dont il a été également ultérieurement l’adjoint pour la direction générale, fonction qu’il a créée.

Ses dernières fonctions dans la Marine ont été celles de sous-chef d’état-major opérations et logistique de l’État-major de la Marine. A ce titre, il a été le premier ALOPS, amiral chargé des opérations de la Marine.

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Le vice-amiral Christian Girard est l’auteur de quatre livres :
« L’île France – Guerre, marine et sécurité » publié en 2007 aux Éditions L’Esprit du livre dans la Collection Stratégie & Défense. En 2020, « Enfance et Tunisie » (non-commercialisé). En 2022, « Ailleurs, récits et anecdotes maritimes de la fin du XXe siècle », enfin, « Cailloux stratégiques ». Pour se procurer « Ailleurs, récits et anecdotes maritimes de la fin du XXe siècle » et « Cailloux stratégiques », commander sur Amazon.