La relation entre la guerre d’Ukraine et la crise qui prévaut entre la Chine et Taïwan est souvent faite par les commentateurs. Il n’y a pourtant, dans les deux situations concrètes, aucune symétrie qui permettrait de percevoir des analogies et d’en tirer des conclusions immédiates. Il convient donc d’en préciser la nature, la mesure, ainsi que les conséquences éventuelles.
par le vice-amiral Christian Girard (2S) — Le 22 avril 2023 —
Nous observons une guerre ouverte en Ukraine opposée à une revendication et à une menace d’invasion contre Taïwan, soit un présent dramatique d’un côté et un futur possible de l’autre, une réalité actuelle et tragique face à une virtualité. Cette dernière ne se manifeste à ce stade que par des simulations d’attaques. Il faut rappeler l’évidence.
Sur le plan strictement militaire, du côté de l’Ukraine l’action est essentiellement terrestre et aérienne, les deux combattants possédant une frontière terrestre commune, de l’autre, l’île de Formose est séparée du continent asiatique par une détroit nettement plus large que la Manche.
L’Histoire a montré la difficulté de la prise de contrôle d’une île à partir du continent sans la maîtrise totale de l’espace maritime et aérien qui les sépare. Les moyens nécessaires pour assurer la victoire dans l’un et l’autre cas sont donc très différents.
La maîtrise de l’espace aéromaritime est d’abord déterminée par la lutte sous la mer. Aucune force de débarquement de troupes ne pourra envahir l’île tant que les sous-marins adverses n’auront pas été neutralisés de façon pérenne dans le détroit. La relative faiblesse de fonds n’y est pas à l’avantage des sous-marins d’attaque mais ne devrait pas les empêcher de jouer leur rôle stratégique d’interdiction de l’usage de la surface maritime pour transporter les forces et les richesses indispensables à la création d’une solution de continuité économique et militaire entre le continent et l’île.
Carte du détroit de Taïwan — U.S. Central Intelligence Agency —
Des capacités opérationnelles très différentes sont nécessaires dans l’un et l’autre cas.
Leur obtention ressortit à des cultures militaires dont l’acquisition ne se fait pas de la même façon et à la même vitesse. La Chine développe certes des moyens navals considérables à un rythme étonnant mais acquiert elle aussi vite la culture et l’expérience opérationnelles nécessaires pour réussir une opération amphibie aussi délicate ? Il est permis d’en douter.
Sans doute en est-elle, elle-même, consciente. La stabilisation du front des combats à l’est de l’Ukraine, que l’on observe aujourd’hui, ne peut donc avoir aucun équivalent du côté chinois, sinon, abstraitement, celui du statu quo de paix armée qui prévaut depuis 1949.
Sur le plan géopolitique, les situations sont tout autant dissemblables. L’Ukraine est depuis 1991 un État indépendant, reconnu comme tel par la communauté internationale, et par la Russie elle-même, quelles que soient ses revendications actuelles.[1] La situation de Taïwan est celle d’une survivance de la guerre civile chinoise. Depuis la reconnaissance de la République populaire de Chine, Taïwan s’est vu progressivement retirer son statut d’État indépendant représentant la Chine, par la majorité des États participant au concert international.
Les enjeux associés à ces deux antagonismes sont également de nature différente. D’un côté, il s’agit de la survie d’un État face à une agression. Sa disparition, ou sa défaite, ouvriraient une boite de Pandore que l’on croyait définitivement cadenassée en Europe, celle des conquêtes territoriales obtenues par la force au mépris du droit international. Aucune faiblesse de ce côté ne paraît acceptable pour les Occidentaux, malgré certains avis aux accents munichois, notamment français, mais qui ont de plus en plus de difficultés à se faire entendre lorsqu’ils invoquent prématurément le recours à la diplomatie. En opposition, la revendication chinoise est celle de l’achèvement de la réunification sous l’égide du parti communiste. L’absorption de l’île par la Chine continentale, indépendamment des considérations et des conséquences stratégiques, économiques, morales et politiques considérables, qu’elle soulèverait ou entraînerait, ne constituerait pas un défi de la même nature pour la communauté internationale. Elle s’en accommoderait certainement si elle était menée à terme avec succès. Cela impliquerait naturellement que les États-Unis l’acceptent, ce qui paraît aujourd’hui complètement improbable et n’est certainement pas souhaitable.
Du point de vue européen, la perception du défi russe est immédiate. Elle entraîne un soutien de l’Ukraine unanime et presque indiscuté. La stratégie occidentale envers la Russie ne fait pas l’objet de contestation à quelques rares exceptions, comme celle de la Hongrie. Mais, face à la question de Taïwan, l’éloignement géographique, le manque de perception par les opinions publiques de la nature réelle des enjeux en mer de Chine, la dépendance économique à l’égard de l’économie chinoise, ouvrent la porte à des dissensions. Elles se sont manifestées ouvertement après la récente visite du Président français en Chine et ses déclarations maladroites. Elles préexistaient certainement ainsi que la visite solitaire à Pékin du chancelier allemand l’a montré. S’y ajoute l’enjeu de la relation entre les pays européens et les Etats-Unis. Dans l’urgence de la situation militaire, cette dernière ne fait pas (plus) débat en Europe mais elle retrouve de l’acuité en Asie alors que la menace se fait plus lointaine et moins évidente. Le Président français a probablement pensé que cela lui permettait de relancer la question de l’autonomie stratégique européenne, aujourd’hui inaccessible sur le plan militaire en raison de la situation en Ukraine.
Le président Poutine ne cesse de proclamer qu’il est en guerre avec l’Occident. Ce n’est pas le cas de la part du président chinois qui tente au contraire de flatter séparément ses partenaires économiques. Sa stratégie est celle de l’affaiblissement du camp occidental en le divisant. Tous les deux affirment cependant leur rapprochement et leur volonté de faire apparaître une nouvelle réalité internationale affranchie de la suprématie occidentale, volonté unie en particulier contre les mouvements de libération démocratique qui ont provoqué ce que l’on a appelé les révolutions de couleur au début du siècle. Cette connivence de finalité géopolitique s’appuie donc sur deux stratégies complémentaires, bien connues dans les romans policiers, celle des « good » et « bad » « cops ».[2]
Le lien entre les deux abcès de fixation internationaux est donc aujourd’hui seulement celui que crée la relation entre les deux puissances asiatiques. Il est celui de leur intérêt géopolitique commun. Une victoire russe en Ukraine apparaitrait comme le signe de la faiblesse de l’Occident et donnerait à la Chine le signal que son action de force contre Taïwan peut être tentée.
Pour les Etats-Unis, comme pour les pays européens, la défense de l’île commence donc en Ukraine.
Le risque d’abandon de l’Europe par les États-Unis, particulièrement en cas de victoire républicaine en 2024 apparaît donc singulièrement surévalué. Les États-Unis ne peuvent pas abandonner l’Europe.
Cette conclusion provisoire entraîne une question réciproque, celle de la solidarité européenne face à la Chine. Il devrait être évident que le sort de Taïwan concerne directement les Européens et que le retour de l’île sous la férule communiste serait une défaite de la liberté et de la démocratie, ainsi que l’analyse fort pertinemment Dominique Moïsi dans les Échos du 17 avril. Soutenir Taïwan ne serait de leur part en aucune manière se positionner en tant que vassaux des États-Unis. Volens, nolens, il existe bien un lien pour les Occidentaux entre les deux situations de forte tension internationale malgré leur totale anti-symétrie stratégique.
Amiral Christian Girard — Photo © DR
Il est de nature géopolitique. Il devrait conduire à un resserrement de leur relation entre eux plutôt qu’à la mise en avant de leurs divergences. Ce n’est certainement pas sur ce terrain que la recherche de l’autonomie stratégique de l’Europe doit s’affirmer en se mettant en opposition avec les États-Unis.
Christian Girard
[1] Voir « Quelle stratégie occidentale en Ukraine » par le vice-amiral Christian Girard (2S) — 2023-02-07)
[2] Dans son dernier livre Cailloux stratégiques, publié en 2022, l’amiral Girard rappelle « divers invariants géopolitiques mésestimés, comme la prévalence du grand affrontement entre les puissances maritimes, États-Unis et leurs alliés européens, face aux puissances continentales, aujourd’hui représentées par la Chine et la Russie ».