Réflexions sur le cyber dans l’espace aéroterrestre en Ukraine

Nos sociétés « toujours plus digitalisées et cyber-dépendantes » ont forgé le concept du CYBER pour désigner un domaine  à la fois « riche de promesses et de menaces » comme le prédit le général Jean-Marc Wasielewski, même si « nous sommes encore loin d’avoir tout vu ».[1] La conduite des opérations sur le terrain de la guerre d’Ukraine a été profondément transformée par la révolution numérique. Une des grandes forces des Ukrainiens ayant été leur capacité à intégrer des capacités militaires et des capacités civiles.[2] Nous sommes certes « entrés dans une nouvelle dimension, encore inédite, de la guerre de l’information ». Mais si, comme la maîtrise du ciel, l’affrontement dans le domaine du Cyber est assurément un enjeu essentiel de la guerre, celui-ci « n’est en rien un substitut à la mise en œuvre des armes, il lui est étroitement associé. « L’électron et le feu » ne vont et n’iront  pas l’un sans l’autre.  Le succès des armes reste « l’Ultima ratio » du champ de bataille » comme le rappelle le vice-amiral Christian Girard. 

par le vice-amiral (2s) Christian Girard — Le 24 février 2023 —[*]

Vocabulaire et clarification

L’expression « espace cyber » ou « cyber » tout court s’est substituée à celle de « espace numérisé ou digitalisé ou numérique », allant au-delà de la toile (le web). Elle y ajoute toutes les activités licites ou illicites que ces derniers soutiennent. La cybernétique est pourtant un concept différent de celui du numérique. Son origine remonte aux années 40 avec Norbert Wiener. Son concept implique une idée de rétroaction dans un système en vue de sa direction. Il n’implique pas nécessairement l’utilisation des techniques digitales. En revanche, le numérique est d’essence purement technique. Il ne préjuge pas d’une finalité managériale ou stratégique, bien qu’il puisse naturellement y contribuer très efficacement.

La création de la structure de commandement en charge de ce domaine sous l’appellation Cyber a conduit à celle du COMCYBER, officier général responsable de la doctrine et de la préparation des armées dans ce domaine de l’action militaire.[3] Cela traduit sans doute la volonté d’introduire les notions de système et de gouvernance dans la conduite de l’action avec les moyens numériques actuels. Il est tout aussi possible, comme bien souvent, et cela peut se justifier, que le choix sémantique français procède simplement d’un alignement sur le concept américain, bien qu’apparemment le concept de CEMA (Cyber Electro Magnetic Activities) n’ait pas été adopté en France d’après une note du même article.[4]

Il y a cependant un risque de confusion. Il faut savoir cibler les actions concrètes pour rendre l’action militaire efficace. L’article donne effectivement l’impression d’un brouillard dans ce domaine. Mais il est celui des idées avant d’être celui de la guerre. Il faut, pour y voir plus clair, continuer à distinguer et séparer nettement la guerre électronique, les actions d’intrusion ou de défense sur les réseaux numériques, les échanges d’information aux niveaux tactique, opératif et stratégique, celles d’information ou de désinformation à l’égard des populations, qu’on appelait autrefois psychologiques.

Révolution technique – Information et action

La transformation technique la plus fondamentale intervenue depuis une trentaine d’année est évidemment celle du numérique, conséquence des évolutions de l’informatique et des réseaux, désormais indissociables. Ces moyens interviennent aujourd’hui dans tous les domaines de l’activité économique et de la vie quotidienne. Cette révolution révèle de façon éclatante, mais pas réellement nouvelle, l’antériorité de l’information dans l’action, préalable indispensable à la décision pertinente et efficace. Le fond de l’article du général Wasielewski est donc bien celui du numérique dans l’action militaire aujourd’hui.

Le début de l’article paraît poser un faux débat. L’état-major de la Marine à la fin des années 80 s’était posé la même question. Depuis les années 60, des réseaux numériques de transmission de données existaient à l’intérieur des forces navales. Ils étaient destinés à synthétiser la situation tactique. Le principal s’appuyait sur la Liaison 11, liaison automatique en temps réel aux normes de l’Otan. La question s’était posée de savoir si l’espace électromagnétique, domaine de la guerre électronique et support de ces échanges essentiels dans l’action, devait être considéré comme un domaine de lutte autonome, au même titre que la lutte anti-sous-marine ou la lutte antiaérienne.
Bien que fortement débattue, la conclusion avait été négative. L’espace électromagnétique était le support de la guerre de l’information, il pouvait à ce titre être présenté comme le champ d’un domaine d’action spécifique, mais cette dernière anticipe et accompagne de façon indissociable la mise en œuvre des armes dans tous les domaines de lutte. Il n’y a pas opposition ou concurrence mais complémentarité entre « l’électronique et le feu ». Comme dans l’action navale, pour l’action aéroterrestre, l’important est « la liaison des armes », selon l’expression de l’amiral Castex. Cela correspond à ce qui est appelé dans l’article « la synergie des domaines ». Il n’y a là rien de vraiment original sur le plan stratégique. Le combat informationnel précède et appuie celui des armes. Sans ces dernières, la situation sur le terrain, le rapport des forces, ne sont pas transformés, ce qui est bien le but de l’action militaire. Sans information, les armes sont impuissantes.

Globalité de la guerre

On semble par ailleurs redécouvrir aujourd’hui que la guerre est un phénomène global, si bien que l’on est obligé de parler de la guerre « de haute intensité », de guerre « hybride », pour décrire ce qu’on appelait naguère « la guerre » tout simplement. Elle n’est pas l’affaire des seuls militaires, comme le rappelait Clemenceau. Le développement de moyens d’action dans la profondeur n’est qu’une des conséquences, nécessaire et évidente. Les actions offensives « cyber » contre les infrastructures civiles, énergétiques en particulier, ressortissent au domaine de l’action militaire au même titre que les bombardements de mêmes installations, rendus éventuellement « indispensables » par l’insuffisance des résultats des agressions numériques (cyber).

Innovations

Parmi les interrogations que soulève les formes que prend l’action militaire dans ce conflit, outre celle de l’absence d’avions en soutien direct des opérations terrestres (Close Air Support), alors que la supériorité aérienne paraissait, il y a peu, comme un préalable à l’action de terrain et qu’elle semblait acquise par la Russie au début du conflit, la présence des téléphones mobiles et des drones ne manque pas de soulever de multiples questions dans le domaine du Cyber, pour adopter le vocabulaire actuel.

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Système de guidage pour mini drones avec protection des mains du tireur — Photo Résistance ukrainienne

Il ne semble pas que la moindre doctrine ait été élaborée de part et d’autre quant à l’emploi de ces deux moyens. Ce sont les idées et les initiatives venues du terrain qui ont été mises en œuvre de façon pragmatique et, apparemment, fort intelligente et efficace, au moins du côté ukrainien.

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Drone suicide Switchblade 600 — Document AeroVironment

Les drones sont contrôlés à distance.[5] Les informations qu’ils transmettent le sont sur des fréquences électromagnétiques d’ondes très courtes, mais qui peuvent être brouillées. Bien que mentionnés comme de capacités opérationnelles avérées de l’armée russe par l’article, des systèmes de brouillage ne semblent pas encore avoir été mis en œuvre de façon généralisée avec un réel effet tactique.[6]

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Système de guerre électronique mobile russe Krasukha sur véhicule porteur KamAZ-6350 — Photo Vitaly V. Kuzmin

Leur mise en œuvre est bien du domaine de la guerre électronique. Elle constituerait un facteur essentiel ans le déroulement des combats, si elle intervenait à grande échelle, nouvelle réaction de la cuirasse face à l’épée.

Nos sociétés « toujours plus digitalisées et cyber-dépendantes » ont forgé le concept du CYBER pour désigner un domaine  à la fois « riche de promesses et de menaces » comme le prédit le général Jean-Marc Wasielewski, même si « nous sommes encore loin d’avoir tout vu ». La conduite des opérations sur le terrain de la guerre d’Ukraine a été profondément transformée par la révolution numérique. Une des grandes forces des Ukrainiens ayant été leur capacité à intégrer des capacités militaires et des capacités civiles. Nous sommes certes « entrés dans une nouvelle dimension, encore inédite, de la guerre de l’information ». Mais si, comme la maîtrise du ciel, l'affrontement dans le domaine du Cyber est assurément un enjeu essentiel de la guerre, celui-ci « n'est en rien un substitut à la mise en œuvre des armes, il lui est étroitement associé. « L’électron et le feu » ne vont et n'iront  pas l’un sans l’autre.  Le succès des armes reste « l’Ultima ratio » du champ de bataille » comme le rappelle le vice-amiral Christian Girard.
Drones kamikazes ukrainiens FPV armés d’ogives PG-7V de 85 mm — Photo Résistance ukrainienne

Enfin, Il est proprement stupéfiant que les téléphones portables aient été laissés en service auprès des combattants, causant du côté russe par exemple la perte de plusieurs centaines de recrues rassemblées dans un même bâtiment fin décembre à Makiïvka. De façon plus générale, il est surprenant que l’infrastructure des relais de téléphonie mobile n’aient pas été neutralisée par les Russes. Les liaisons par satellites de type « Starlink » peuvent permettre à des échelons de commandement sur le terrain d’utiliser les réseaux internet du côté ukrainien mais elles ne peuvent couvrir le champ de bataille au profit de tous les combattants. Les considérations finales de l’article quant à la transformation radicale du champ de bataille due à une possible utilisation généralisée du téléphone portable méritent sans doute d’être relativisées.

amiral christian girard 02b

Enfin, le débat final sur l’efficacité des cyberattaques semble vouloir aller au-delà de ce que ces actions offensives peuvent apporter si l’on s’en tient aux considérations précédemment développées sur la complémentarité entre la recherche de la supériorité informationnelle et l’utilisation de la puissance de feu, qui ne sont en aucune manière exclusives l’une de l’autre.

En conclusion, la révolution du numérique ne peut que trouver de multiples applications dans le combat aéroterrestre d’aujourd’hui.[7]

Vice-amiral 2s Christian Girard — Photo © DR

Elle contribue évidement à son élargissement dans toutes les dimensions, notamment celle de la globalisation et de la profondeur. Cette évidence était déjà conceptualisée depuis de nombreuses années avec la notion de combat en réseau centré développée dans l’Otan.[8]

Système Delta
Système de coordination des forces armées ukrainiennes « Delta » — Photo dou.ua

Elle est surtout un révélateur de l’importance de l’information comme préalable à la décision de niveau tactique et opératif. Cette notion apparaissait moins dans le combat aéroterrestre jusqu’à présent, en raison de sa nature beaucoup plus décentralisée que celle du combat naval, Elle n’est en rien un substitut à la mise en œuvre des armes qui reste « l’Ultima ratio » du champ de bataille./.

Christian Girard

[1] Voir « L’emploi de la Cyber-électronique en Ukraine » et « The Use of Cyber Electronics in Ukraine » par le général de division (2s) Jean-Marc Wasielewski — 2023-02-14 —

[2] Voir : « Un an de guerre : Quels enseignements pour la France ?»: Synthèse du rapport de la commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat : « Le retour de la haute intensité nous oblige à revenir aux fondamentaux des conflits armés » (Rapport en pdf) et « What Pentagon leaders say they have learned from a year of battle in Ukraine » in Breaking Defense — 2023-02-23 —

[3] Audition du général Bonnemaison — Compte rendu N° 27 de la Commission de la défense nationale et des forces armées & « La cyberguerre dans les conflits du futur » du 7 décembre 2022 — Voir également « Cyber : champ de lutte informatique et d’influence » par le CV Loïc Salmon (H) — 19 janvier 2023 —

[4] Voir : « L’emploi de la Cyber-électronique en Ukraine » par le général de division (2s) Jean-Marc Wasielewski : Field Manual 3-38 Cyberelectromagnetic activities, 2014 — Des six branches des forces armées américaines seule l’US Army utilise la CEMA comme concept doctrinal pour fusionner distinctement ses missions de guerre cybernétique et électronique. Parmi les États membres de l’OTAN, la CEMA n’a été reproduite sur le plan doctrinal que par le ministère britannique de la Défense en 2016. (Note N3)

[5] Ukraine : Du nouvel usage des drones — 2022-05-22 — in OPS et Note CESA emploi des drones en Ukraine — 2022-04-01 — :

● Le camp ukrainien utilise de manière intensive des drones de tous types. Deux tendances majeures émergent : de nouvelles techniques d’utilisation de drones MAME comme les TB21 turcs (emploi à basse altitude avant de frapper, appui des forces au sol, utilisation des TB2 comme appât) et l’utilisation de plus petits drones tactiques directement par les forces au sol (pour de l’ISR2 , le guidage des pièces d’artillerie et des frappes de drones), dans le cadre d’une techno-guérilla. La conjugaison de ces nouveaux modes d’emploi a été déterminante dans l’arrêt de l’offensive russe au nord de Kiev.

● Le camp russe sous-utilise ses drones nationaux, mettant en lumière une confiance relative dans son propre matériel. On constate par ailleurs un recours grandissant à de petits drones commerciaux pour des missions ISR et ISTAR3 . Dans les deux camps, leur rôle de guidage pour l’artillerie est primordial. Les difficultés d’approvisionnement en composants spécifiques poussent la Russie comme l’Ukraine à développer leur production locale.

● La guerre informationnelle, dominée par l’Ukraine, est largement alimentée par les images de drones. Ces dernières montrent que le ciel ukrainien est encore contesté. Les images russes, beaucoup plus contrôlées, ne participent que peu à cette lutte informationnelle.

[6] Voir : Guerre électronique ou guerre dans l’environnement électromagnétique par le LCOL Olivier Letertre in « Regards croisés sur la guerre électronique » in Focus stratégique n°90 de juillet 2019 — Source : IFRI —

[7] Face à des adversaires de plus en plus performants, l’approche occidentale de la guerre électronique doit être réinventée. En particulier, la proximité croissante entre télécommunications et informatique suscite un véritable continuum cyber-électronique, dont la convergence opérationnelle pourrait être davantage exploitée. Pour préserver leur domination informationnelle, les armées occidentales doivent alors se donner les moyens de développer des systèmes de guerre électronique toujours plus innovants. Voir « Préparer la bataille électronique de demain » dans « La guerre électronique dans l’espace aérien » par le commandant Romain Lechâble in Focus stratégique n°90 de juillet 2019 — Source : IFRI —

[8] Voir « Network Centric Warfare , Developing and Leveraging Information Superiority », 2nd edition par David S. Alberts, John J. Garstka et Frederick P. Stein — Février 2000 —

La photo de couverture est celle du drone ukrainien Punisher, utilisé avec succès derrière les lignes ennemies pour frapper furtivement la logistique russe comme les trains (ravitaillement, carburant) aussi bien que des unités sur le terrain, ou de faire exploser des réserves de munitions ou des chars — Photo UA Dynamics —

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[*] Le vice-amiral (2s) Christian Girard : Breveté de l’École supérieure de guerre navale, dont il a été professeur, a également été conseiller militaire à la direction des affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement du ministère des Affaires étrangères. Spécialiste des opérations maritimes, il a été responsable de l’entraînement des navires de surface auprès de l’amiral commandant la force d’action navale, dont il a été également ultérieurement l’adjoint pour la direction générale, fonction qu’il a créée. Ses dernières fonctions dans la Marine ont été celles de sous-chef d’état-major opérations et logistique de l’État-major de la Marine. A ce titre, il a été le premier ALOPS, amiral chargé des opérations de la Marine.

L’amiral Christian Girard est l’auteur de quatre livres : « L’île France – Guerre, marine et sécurité » publié en 2007 aux Éditions L’Esprit du livre dans la Collection Stratégie & Défense. En 2020, « Enfance et Tunisie » (non-commercialisé). En 2022, « Ailleurs, récits et anecdotes maritimes de la fin du XXe siècle », enfin, « Cailloux stratégiques ». Pour se procurer « Ailleurs, récits et anecdotes maritimes de la fin du XXe siècle » et « Cailloux stratégiques » commander sur Amazon.