L’année 2025 restera celle où le « Matamore de Mar-a-Lago » a cru pouvoir dompter l’Histoire par la seule force de son ego. Mû par un besoin compulsif de marquer son territoire — là où l’animal lève la patte, lui appose son patronyme en lettres d’or massif —, Donald Trump a voulu transformer la géopolitique en opération de branding.

Après avoir tenté de rivaliser avec le prestigieux Kennedy Center (avec le « succès d’estime » que le tout New York continue de railler), il a voulu apposer sa marque sur la paix en Ukraine. Mais à Anchorage, le promoteur immobilier s’est heurté à un mur : on ne négocie pas avec la « Guerre Totale ». Décryptage d’un marché de dupes où la vanité du Shérif a servi de carburant au nihilisme du Tsar.[01]

Sommaire
Introduction : Le mirage de l’Alaska
Août 2025. Le monde a les yeux rivés sur Anchorage. Dans la fraîcheur de l’été alaskien, une mise en scène savamment orchestrée se joue devant les caméras du monde entier.

Les poignées de main sont viriles, les sourires carnassiers. D’un côté, Donald Trump, le revenant, le « Shérif » autoproclamé qui a promis de régler la guerre en Ukraine en vingt-quatre heures. De l’autre, Vladimir Poutine, le « Tsar » froid, qui semble savourer l’instant.
L’Europe, elle, retient son souffle, oscillant entre l’espoir naïf d’une paix miracle et la terreur d’un nouveau Yalta. Mais ce que les commentateurs célèbrent alors comme le « Sommet du Siècle » n’est en réalité qu’une gigantesque illusion d’optique. Ce n’est pas une rencontre diplomatique qui se déroule sous nos yeux, mais le télescopage tragique de deux mondes mentaux qui ne parlent pas la même langue. C’est l’histoire d’un malentendu fatal entre un marchand immobilier persuadé qu’il peut tout acheter, et un tyran nihiliste prêt à tout détruire.
Pour comprendre comment nous en sommes arrivés à cette gueule de bois stratégique de décembre 2025, il faut convoquer deux grilles de lecture indispensables et complémentaires : celle de Laure Mandeville, qui a disséqué mieux que personne la psyché du président américain, et celle de Françoise Thom, qui a mis à nu la mécanique mortifère du système russe.
I. L’illusion du « deal » : L’hubris du promoteur (Laure Mandeville)
Si le sommet d’Anchorage a pu avoir lieu, c’est d’abord parce qu’il répondait à un besoin narcissique vital de Donald Trump. Comme l’a magistralement analysé Laure Mandeville dès 2016, Trump n’est pas un idéologue, ni un stratège au sens classique. C’est un homme de transaction et d’ego, mû par une obsession : la Marque.[02]
Le syndrome du « USS Donald Trump »
Pour comprendre l’état d’esprit de la délégation américaine en Alaska, il suffit de regarder les projets qui circulent dans les couloirs du Pentagone sous l’ère Trump II. L’obsession du président n’est pas l’efficacité militaire, mais la projection de sa propre grandeur.

On raconte que le projet d’un nouveau navire amiral, le USS Donald Trump, a été esquissé pour satisfaire cette soif de postérité.

Loin des frégates furtives modernes, le président rêve d’un retour aux mastodontes d’antan, symboles d’une puissance brute. Les plans qui ont fuité sur le site de la Golden Fleet montrent un navire, l’USS Defiant (Trump Class) et sa silhouette qui défie les lois de la physique et du budget.

Alors qu’on pensait l’espace saturé, le projet parvient à empiler une surenchère technologique digne d’un film de science-fiction : canons électriques (Railgun), lasers haute puissance et pas moins de 140 missiles prêts au tir. Et bien sûr, le pont d’envol a été conservé, non pas pour des missions tactiques, mais – persiflent les mauvaises langues du Pentagone – pour garantir que Marine One puisse déposer le commandant en chef directement sur son jouet flottant pour une inspection des troupes.

C’est la métaphore parfaite de sa diplomatie : une accumulation d’armes hétéroclites et terrifiantes, surmontée d’un parking VIP.
La transaction immobilière
Arrivé à Anchorage, Trump ne voit pas l’Ukraine comme une nation souveraine luttant pour sa survie, ni la Russie comme une menace existentielle pour l’Occident. Il voit, comme l’explique Laure Mandeville, « une mauvaise affaire immobilière » qu’il faut solder. Son approche est purement transactionnelle : « Je donne à Vladimir ce qu’il veut (la fin des sanctions, une reconnaissance de facto), et en échange, il me donne ce que je veux (une signature sur un papier, une photo pour l’Histoire).»

L’erreur fondamentale de Trump, c’est cette hubris typiquement américaine qui consiste à croire que la volonté d’un seul homme fort à Washington peut tordre la réalité historique séculaire. Il pensait pouvoir charmer Poutine comme on charme un investisseur réticent. Il pensait que le lien personnel, « d’homme à homme », suffirait à effacer l’idéologie. Il n’a pas vu qu’en face de lui, il n’y avait pas un partenaire commercial, mais une machine de guerre lancée à pleine vitesse.
II. L’envers du décor : La mécanique du néant (Françoise Thom)
Pendant que Donald Trump admirait les reflets dorés de sa diplomatie spectacle à Anchorage, une tout autre réalité se jouait dans l’ombre, une réalité glaciale que Françoise Thom est l’une des seules à avoir décryptée en temps réel.
Le piège de Ludendorff
Face au « Shérif » venu signer un contrat, le « Tsar » ne jouait pas au même jeu. Comme l’explique Françoise Thom dans son analyse fulgurante de la fin 2025, la Russie n’est plus un État classique avec des intérêts rationnels. Elle est devenue une entité régie par la logique de la « Guerre Totale », telle que théorisée par le général allemand Ludendorff en 1936.[03]


Dans ce système, la guerre n’est pas un moyen d’obtenir la paix, elle est le mode d’existence même de la nation. L’économie russe a été entièrement cannibalisée par le complexe militaro-industriel. Arrêter la guerre, pour Poutine, ce serait arrêter les usines, faire rentrer des centaines de milliers d’hommes brutalisés sans emploi, et avouer que les sacrifices n’ont servi à rien. Bref, la paix signerait l’arrêt de mort du régime.

La mobilisation des âmes
Françoise Thom met en lumière un aspect encore plus terrifiant, totalement ignoré par les négociateurs américains à Anchorage : la seelische Geschlossenheit (la cohésion des âmes).[04] Poutine ne cherchait pas à obtenir des garanties de sécurité de la part de Trump. Il cherchait à gagner du temps pour parachever le formatage mental de sa population. En acceptant de serrer la main de Trump, Poutine a validé son statut de puissance mondiale aux yeux de son peuple, tout en préparant la prochaine phase d’anéantissement. Il a utilisé la vanité de l’Américain comme un carburant pour sa machine de guerre intérieure. Le sourire de Poutine en Alaska n’était pas un signe d’ouverture, c’était le rictus de celui qui sait que son adversaire n’a rien compris à la nature du combat.
III. La synthèse : Le marchand contre le guerrier
C’est là que réside la tragédie de 2025. Anchorage fut la rencontre impossible entre une vision transactionnelle (celle de Trump, décrite par Laure Mandeville) et une vision existentielle (celle de Poutine, décrite par Françoise Thom).

Le malentendu est total. Trump pensait acheter la paix avec des concessions territoriales et économiques, persuadé que « tout homme a un prix ». Poutine, lui, a empoché les concessions comme un dû, sans jamais avoir l’intention de livrer la contrepartie. Pourquoi ? Parce que dans la logique de la Guerre Totale, on ne transige pas avec l’ennemi, on l’utilise jusqu’à ce qu’on puisse le détruire.
Le « Shérif » est reparti d’Anchorage avec des photos historiques et le sentiment du devoir accompli. Le « Tsar » est reparti avec la certitude que l’Occident, guidé par un aveugle, était mûr pour la défaite. Nous avons passé l’année à commenter la tenue du Shérif et la taille de son revolver, alors que nous aurions dû écouter le bruit sourd de l’usine de mort qui tournait à plein régime à l’Est.
Conclusion : Sortir du théâtre
Alors que l’hiver s’installe et que les canons tonnent plus fort que jamais, dissipant les fumées illusoires d’Anchorage, il est temps de ranger les costumes de scène. Laure Mandeville nous avait prévenus sur l’homme : Trump ne nous sauvera pas, car il ne sert que sa propre image. Françoise Thom nous avait prévenus sur l’ennemi : Poutine ne s’arrêtera pas, car il ne peut survivre que dans le chaos.

La récréation est terminée. Le décor est tombé. Il reste la réalité nue, brutale. Et pour l’affronter, nous n’avons plus besoin de « Shérif » d’opérette, mais de la lucidité courageuse de ceux qui, comme Françoise Thom, osent regarder le monstre dans les yeux sans ciller et dire au matamore ses quatre vérités
Joêl-François Dumont
Notes
[01] Voir « Shérif de l’Apocalypse ou fou du tsar ? » — (2025-0311)
[02] Voir Laure Mandeville, Qui est vraiment Donald Trump ?, Éditions Les Équateurs / Le Figaro. « Ce personnage complexe et explosif, qui a pris d’assaut le parti républicain et fait main basse sur ses électeurs, prenant à rebrousse-poil tous les postulats idéologiques traditionnels, tous les codes de bienséance rhétorique, bref tous les mécanismes bien huilés du monde politique habituel ; cet homme, dont la silhouette se découpe en noir sur fond de lumière, ce soir-là, est devenu la page non encore écrite où chacun en Amérique projette espoirs, peurs, doutes, fantasmes, imprécations et interrogation.»
Voir également :« In Anchorage, the Kremlin Master’s Ascendancy over the Drunken Ship of American Diplomacy » (2025-0825).
[03] Françoise Thom, « La guerre totale, culmination du poutinisme », in Desk Russie, 15 décembre 2025.
[04] Erich Ludendorff, Der totale Krieg (La Guerre Totale), 1936.
Voir également :
- « Anchorage oder das Theater der Betrogenen: Als der „Sheriff“ mit dem Totalen Krieg verhandelte » — (2025-1227)
- « Anchorage ou le théâtre des dupes : Quand le « shérif » négociait avec la Guerre Totale » — (2025-1227)
- « Anchorage or the Theater of Dupes: When the « Sheriff » Negotiated with Total War » — (2025-1227)
Décryptage : Le matamore et le tsar, autopsie d’un naufrage annoncé
L’image est cruelle, mais elle résume tout : un cuirassé de 200.000 tonnes bloqué dans la baie de New York, cherchant vainement à saluer la Trump Tower de la 5e Avenue, inaccessible aux navires de guerre. C’est exactement ce qui s’est passé à Anchorage. Donald Trump est venu avec sa propre géographie mentale — celle des « deals » et des lettres dorées — pour se heurter à la topographie sanglante de la « Guerre Totale » imposée par Vladimir Poutine.

L’approche commerciale américaine face au nihilisme idéologique du Kremlin, qui privilégie le conflit permanent à la stabilité n’a pas pesé lourd dans la balance.
La collision entre ces deux mondes ne peut qu’être fatale. D’un côté, l’hubris du promoteur décrit par Laure Mandeville, qui croit que l’Histoire s’achète comme un terrain de golf. De l’autre, la logique d’anéantissement décortiquée par Françoise Thom, où la paix n’est qu’une ruse de guerre. Pourquoi le « Shérif » n’a-t-il rien vu venir ? Parce qu’il était trop occupé à admirer son propre reflet dans les eaux glacées de l’Alaska, pendant que le Tsar chargeait son arme.
Le résultat de cette négociation sans diplomate opposera un Donald Trump plus narcissique que jamais traitant la géopolitique comme une simple transaction immobilière, et un Vladimir Poutine exploitant cette vanité pour servir sa stratégie de « Guerre Totale ». Une mise en scène trompeuse qui témoigne de l’effondrement de l’influence occidentale. Une analyse qui dresse le bilan d’un marché de dupes où les concessions territoriales n’ont abouti qu’à une seule chose : renforcer la machine de guerre russe.
2025 fut l’année du théâtre et des illusions. 2026 sera celle de l’addition. Derrière les sourires de façade, le décor est en train de nous tomber dessus.