La politique énergétique de la Russie

La politique russe en matière énergétique est basée sur une stratégie cohérente sur le long terme, contrastant avec la politique énergétique de l’UE qui, jusqu’ici, s’est surtout préoccupée d’écologie et de la libéralisation du marché européen, abandonnant aux compagnies les initiatives dans l’espace post-soviétique.

Analyse de Françoise Thom (*) — Paris le 8 décembre 2003 © —

Depuis la fin de la guerre en Irak la Russie a entrepris un certain nombre de démarches qui permettent de rendre plus apparente sa politique en matière énergétique. Comme dans le cas des Etats-Unis nous avons affaire à une stratégie cohérente sur le long terme, contrastant avec la politique énergétique de l’Union Européenne qui jusqu’ici s’est surtout préoccupée d’écologie et de la libéralisation du marché européen, abandonnant aux compagnies les initiatives dans l’espace post-soviétique.[1]

Portrait de Françoise Thom © Joël-François Dumont. -
Françoise Thom, spécialiste de la Russie

Les priorités russes :

1) Le contrôle des voies d’exportation des carburants

Le contrôle est jugé nécessaire par le gouvernement russe à la fois pour des raisons de politique intérieure (le monopole de Transneft et Gazprom permet aux autorités de décider quel revenu autoriser à chaque compagnie privée, c’est-à-dire qu’il place dans les mains du gouvernement un instrument de pression sur les oligarques) – et pour des raisons géopolitiques. L’importance accordée par le Kremlin à ce facteur apparaît dans le comportement adopté par la diplomatie russe dans la question du statut juridique de la Caspienne. Avant 1991 seuls l’URSS et l’Iran se partageaient la Caspienne dont le statut légal avait été fixé par les traités bilatéraux de 1921 et 1940. L’émergence d’un Kazakhstan, Turkménistan, et Azerbaïdjan comme Etats indépendants a remis en question ces accords. La plus grande partie des ressources pétrolières d’Azerbaïdjan ainsi que jusqu’à 30%, voire 40% des ressources pétrolières du Kazakhstan et du Turkménistan sont situées offshore. Les nouveaux Etats indépendants ont commencé à exploiter ces ressources sans attendre que le statut de la Caspienne soit fixé juridiquement. En 1998 la Russie, reconnaissant le fait accompli, entama des négociations avec les Etats de la Caspienne. Moscou souhaitait que le fond de la mer (et ses ressources) soit divisé entre les Etats riverains, tandis que la surface de la mer demeurerait la propriété commune de tous les Etats riverains. Cette position s’explique par un objectif évident : pouvoir bloquer la construction d’un oléoduc à travers la Caspienne afin d’empêcher les compagnies occidentales d’obtenir un débouché direct sur la côte Est de la Caspienne et de forcer le Kazakhstan et le Turkménistan d’exporter leur pétrole et leur gaz à travers le territoire russe. Si la proposition russe est acceptée, il sera impossible de construire un oléoduc transcaspien, ce que souhaitent Washington, Ankara et Bakou. Jusqu’à aujourd’hui la question du statut légal de la Caspienne n’est pas résolue. La Russie se contente de signer des accords bilatéraux avec les Etats riverains (cf infra) sur le partage et l’exploitation commune des ressources en hydrocarbures.

Source: Global Pipeline Monthly (GPM). Volume 1, N°1 daté du 1er juin 2003
Source: Global Pipeline Monthly (GPM). Volume 1, N°1 daté du 1er juin 2003

Jusqu’ici la Russie a bénéficié dans sa politique de l’héritage des infrastructures pétrolières et gazières de l’URSS. Les oléoducs et gazoducs de l’URSS avaient pour objectif de cimenter l’empire et passaient par la Russie. La Russie post-soviétique s’efforce par tous les moyens de conserver et même de consolider cet état de choses qui lui est favorable, mais qui est contraire aux intérêts à la fois des Etats nouvellement indépendants et des pays consommateurs. Avant 1997 les ressources de la Caspienne étaient exportées par l’oléoduc Atyrau-Samara joignant le Kazakhstan à la Russie. Depuis l’effondrement de l’URSS de nouveaux oléoducs ont été construits, comme le Bakou-Novorossiisk, le Tengiz-Novorossiisk (mars 2001), et le Bakou-Supsa. Malgré ce dernier, les ressources de la Caspienne demeurent enclavées. Les conséquences de cette situation sont particulièrement visibles à l’exemple du gaz turkmène. Le Turkménistan est obligé de passer par Gazprom pour exporter son gaz. Gazprom est en position de force et est en mesure d’imposer ses conditions à un pays qui pourrait sérieusement concurrencer la Russie dans la production gazière. En 1997 le PNB du Turkménistan chuta de 25.9% à cause d’une querelle avec Gazprom qui ferma le robinet pour faire céder son rival. On comprend que la Russie tienne à préserver ce monopole : ainsi, en 2000 elle vendit à l’Europe du gaz turkmène pour 80 $ le millier de m cube alors qu’elle avait acheté ce même gaz au Turkménistan pour la somme modique de 35 $.

bs russian pillars bears on oil rigs popaukropa 93241415s 768x960 1

Les deux piliers du dispositif russe sont le BTS, le Système des oléoducs baltes, qui doit contourner les Etats baltes et l’Ukraine, ainsi que le KTK, le Consortium de la Caspienne. La constitution de ce dernier avec la participation d’Exxon-Mobil fut une victoire de la Russie sur l’administration Clinton qui avait cherché à promouvoir un oléoduc transcaspien. Dès octobre 2000, Viktor Kalioujny, vice-ministre russe des Affaires étrangères, déclarait :  » Seul le développement du BTS et du KTK créera une situation telle que tout le pétrole passera à travers le territoire russe « .

Les piliers de la Russie… — Caricature BS © Popaukropa

Dès octobre 2000, Viktor Kalioujny, vice-ministre russe des Affaires étrangères, déclarait :  » Seul le développement du BTS et du KTK créera une situation telle que tout le pétrole passera à travers le territoire russe « .

Jusqu’à présent le seul revers essuyé par Moscou dans la stratégie que nous venons de décrire a été la construction de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) qui doit s’achever en 2005, et qui peut constituer un concurrent sérieux à la voie de transport russe passant par Novorossiisk, beaucoup plus onéreuse et plus aléatoire à cause des conditions climatiques de Novorossisk et de l’engorgement des Détroits du Bosphore. On peut s’attendre à ce que la Russie mette tout en œuvre pour compromettre cet oléoduc, même si à partir de novembre 2001 elle a semblé renoncer à son hostilité au projet : attentats terroristes sur le tracé géorgien, campagnes écologistes (lorsqu’il s’agit de préserver son hégémonie la Russie se souvient fort opportunément de l’écologie : ainsi, l’un de ses principaux arguments contre l’oléoduc transcaspien ou le transport des hydrocarbures par les pétroliers azerbaïdjanais est que ceux-ci compromettraient l’équilibre écologique de la Caspienne), manœuvres autour de la succession d’Aliev et de Chevarnadzé, pressions sur les autorités des pays exportateurs d’hydrocarbures pour qu’ils choisissent le transit russe au détriment du BTC. Le gazoduc Korpezhe-Kurt Kui reliant le Turkménistan et l’Iran, construit en 1997, qui lui aussi ne passe pas par le territoire russe, ne présente pas les mêmes inconvénients pour Moscou tant que les relations entre l’Iran et les Etats-Unis restent aussi mauvaises.

Pour éviter le transit par la Pologne et l’Ukraine, la Russie a également remis sur le tapis le projet de construction d’un oléoduc Bourgas-Alexandropolis long de 260 km, qui a déjà reçu l’assentiment de la Grèce et de la Bulgarie. L’administration Clinton avait réussi à torpiller le projet en faisant pression sur la Bulgarie. La Russie tient beaucoup à construire cet oléoduc qui permettra à ses exportations d’éviter les Détroits du Bosphore où les tracasseries turques sont toujours possibles et d’atteindre directement le marché européen. Le Kazakhstan est intéressé. 

Projet de gazoduc sous-marin entre la Russie et la Turquie -- Photo BS © -
Projet de gazoduc sous-marin entre la Russie, la Turquie et la Grèce

Enfin en juin 2003 la Russie a réussi à persuader la Grande Bretagne de construire un gazoduc de 1200 kilomètres liant l’Angleterre et la Russie en passant sous la mer Baltique. 

La mainmise sur les ressources énergétiques d’Asie Centrale

Nous avons déjà évoqué les accords bilatéraux conclus par la Russie et les Etats post-soviétiques. Un exemple typique est l’accord signé en mai 2002 avec le Kazakhstan concernant le gisement de Kurmangazy, qui reconnaît la juridiction kazakhe sur le gisement à condition que celui-ci soit exploité conjointement avec la Russie sur une base paritaire et que le pétrole soit exporté par la voie russe. Cet accord fut complété en juin 2002 par un engagement donné par le président Nazarbaev à Poutine, en vertu duquel 15 millions de tonnes de pétrole kazakh iraient chaque année en Russie sur une période de 15 ans, à travers l’oléoduc Atyrau-Samara. En outre 2.5 millions de tonnes seraient acheminés du Kazakhstan à travers la Caspienne vers Makhachkala en Russie, pour emprunter de là l’oléoduc Tikhoretsk-Novorossiisk. Ceci couronne l’accord signé en 2001 par la Russie, le Kazakhstan, et le consortium de la Caspienne, selon lequel 28 millions de tonnes de pétrole kazakh par an seraient acheminées vers la Russie à travers l’oléoduc Tengiz-Novorossiisk jusqu’au milieu de la décennie suivante. Ainsi donc 55 millions de tonnes de pétrole kazakh doivent transiter par la Russie chaque année au moins jusqu’à 2015. La Russie s’est donc assuré un quasi-monopole sur l’exportation du pétrole du Kazakhstan.

Le mouvement s’est accéléré après la guerre en Irak. La Russie profite de ce que les Etats-Unis soient occupés ailleurs pour essayer de restaurer son hégémonie sur l’Asie Centrale. Le Turkménistan se situe au 3e rang mondial pour ses réserves de gaz (après la Russie et l’Iran). Le 11 avril 2003 Le président russe Poutine et le président du Turkménistan Niazov ont signé un accord aux termes duquel la Russie se porte acquéreuse pendant 25 ans du gaz turkmène, la Russie payant 44 $ le millier de mètres cube, dont 22 $ seulement en espèces, le reste étant livré en biens d’équipement russes ! Rappelons que Gazprom s’apprête à vendre ce même gaz au marché européen pour 90 à 120 $, cash bien entendu. Ainsi Poutine commence à réaliser son projet lancé en 2002 de création d’un cartel gazier comparable à l’OPEP. En outre l’afflux du gaz turkmène bon marché dispensera la Russie de procéder à la réforme indispensable de Gazprom et notamment d’adopter sur le marché russe les prix du marché mondial. Ce n’est pas tout. Le 25 mai 2003 Gazprom a signé un accord de 25 ans avec le Kirghizstan, qui transfère à Moscou le contrôle de l’infrastructure énergétique de ce pays. Gazprom est aussi en train de pousser ses pions au Tadjikistan.

Cette acquisition préventive des ressources de l’Asie Centrale pose le problème des infrastructures vétustes héritées de l’URSS et des capacités de transport limitées de Transneft et de Gazprom. Il faut noter que les grandes compagnies russes sont opposées à ces accords avec l’Asie Centrale car les capacités d’exportation des infrastructures russes existantes sont déjà saturées et toute exportation supplémentaire d’hydrocarbures d’Asie Centrale se traduit par une diminution des exportations d’hydrocarbures russes. Mais là encore les autorités russes voient loin. Elles escomptent que le contribuable européen financera la modernisation des gazoducs vétustes reliant le Turkménistan à la Russie. Les deniers européens serviront à Moscou à restaurer les instruments de sa puissance sur les Etats post-soviétiques. Moscou envisage de faire appel aux investisseurs étrangers pour augmenter la capacité de l’oléoduc de Tengiz-Novorossiisk de 28 millions de tonnes par an à 56 millions de tonnes d’ici 2015 ; de relier le gisement géant de Karachaganak à Novorossiisk ; de poursuivre l’expansion du terminal de Novorossiisk ; et surtout, d’opérer une jonction entre le BTS, le Système des oléoducs baltes, débouchant à Primorsk (opérationnel à partir de décembre 2001), et le KTK, le Consortium de la Caspienne. La Russie compte de la sorte acheminer le pétrole kazakh par Samara et de là au littoral russe de la mer Baltique en exigeant du Kazakhstan qu’il finance une partie du projet. Moscou a déjà fait pression sur les autorités kazakhes pour qu’Astana cesse de négocier avec la Lithuanie en vue d’exporter une partie du pétrole kazakh par les terminaux lithuaniens.

La mainmise sur les infrastructures énergétiques des pays de la CEI et des PECO en voie d’adhésion à l’UE

En 2002 la Russie a réussi à acquérir le contrôle de la plus grande partie des infrastructures énergétiques de l’Arménie en échange de l’effacement de la dette arménienne. En octobre 2002 les présidents Poutine et Koutchma ont signé une Déclaration de partenariat stratégique concernant le transit du gaz russe vers l’Europe. Il s’agit d’une déclaration d’intention prévoyant de créer un consortium gazier ukraino-russe sur une base paritaire. Le but de cette manœuvre est d’éviter l’acquisition par les Occidentaux des infrastructures gazières de l’Ukraine, que le gouvernement Youchtchenko avait souhaité privatiser en faisant appel aux investisseurs occidentaux, ce qui avait déclenché contre lui une violente campagne des éléments pro-russes en Ukraine et abouti à sa chute. La création d’un consortium ukraino-russe forcerait les Européens à investir dans des infrastructures contrôlées par Gazprom, c’est-à-dire par l’Etat russe, et donnerait à la Russie un droit de veto sur les relations de l’Ukraine avec les pays occidentaux en matière de transit gazier.

La perspective de l’élargissement de l’UE a accéléré les efforts de la Russie pour mettre la main sur les infrastructures énergétiques des pays candidats. Lukoil et Gazprom sont les plus actifs dans ce domaine. Dans les PECO les compagnies géantes russes acquièrent systématiquement les raffineries, les réseaux de distribution, les oléoducs, les infrastructures portuaires. Citons quelques exemples. En novembre 2000, à l’occasion de la visite à Prague de Chouvalov, un responsable de l’administration présidentielle russe, le gouvernement tchèque a secrètement promis au gouvernement russe de l’informer un priorité sur la privatisation du secteur énergétique tchèque, de placer les compagnies russes sur le même pied que les compagnies tchèques dans ce processus, de coopérer avec la Russie dans le domaine nucléaire. La pénétration russe en République tchèque est facilitée par la dissolution à l’automne 1998 de l’Agence de lutte contre le crime organisé qui avait été créée en 1995 et avait fait preuve d’une remarquable efficacité, puisqu’elle avait fait expulser quelque 200 parrains de la mafia russe, dont le fameux Semion Mogilevitch.[2] Gazprom a construit une organisation tentaculaire en Hongrie, couronnée par la création en 1996 de Panruzgas, une joint venture entre Gazprom et le monopole gazier hongrois MOL, chargée d’approvisionner la Hongrie en gaz jusqu’à 2015. En avril 2002 Lukoil a tenté d’acquérir le contrôle de la raffinerie de Gdansk, sans succès. Elle contrôle déjà un quart des ventes d’essence à Chypre et possède la raffinerie de Bourgas et 80 stations services en Bulgarie, de même que la firme roumaine Petrotel acquise en 1998. Yukos a acquis le contrôle du complexe pétrolier lithuanien Mazeikiu Nafta en septembre 2002. La compagnie russe a également acquis des raffineries et des oléoducs en République tchèque. L’entreprise de forage roumaine Upetrom a été achetée par une compagnie russe. En décembre 2002 le gouvernement biélorusse a vendu à des compagnies russes ses parts de Belarusnafta, le monopole pétrolier biélorusse. En février 2003 Gazprom a acquis le contrôle de Beltranshaz, le réseau des gazoducs biélorusses, malgré la résistance du président Loukachenko. En mai 2003 la Russie a persuadé le président géorgien Chevarnadzé de créer une compagnie mixte russo-géorgienne, Gruzrosgazprom, qui doit contrôler le réseau des gazoducs géorgiens. En septembre 2003 Lukoil a remporté l’appel d’offre pour la privatisation de Beopetrolen Serbie.  Les Russes sont prêts à investir 210 millions de dollars : ils rachètent 79,5 % des actions de Beopetrol pour un coût de 117 millions de dollars, et ils investissent 85 millions.

Dans ce contexte on comprend pourquoi la Russie refuse opiniâtrement de considérer tous les déplacements d’hydrocarbures au sein de l’UE comme un transport interne, et non comme un transit, ce que demande l’UE : ceci la priverait d’un important instrument de pression sur les PECO qui lui sont liés par des accords bilatéraux. C’est là une des raisons pour lesquelles la Russie refuse de ratifier la Charte européenne de l’Energie.

Les méthodes russes

Il vaut la peine de se pencher sur la manière dont la Russie a obtenu les résultats remarquables que nous venons d’énumérer. Commençons par sa méthode traditionnelle, l’intimidation. En août 2002 la Russie procéda à des manœuvres militaires impressionnantes dans la Caspienne : plus de 60 navires furent déployés, des tirs eurent lieu dans les zones non russes de la mer. Il s’agissait avant tout d’amener le Kazakhstan à céder aux exigences de Moscou. La Russie ne cesse de renforcer sa présence militaire dans la région. Ainsi elle a obtenu en janvier 2003 que le président Aliev consente à lui louer pour 10 ans la base militaire de Gabalin. L’accord gazier d’avril 2003 avec le Turkménistan s’est doublé d’un accord militaire. Le 28 avril 2003 la Russie, l’Arménie, la Belarus, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan ont créé une Organisation du Traité de Sécurité Collective, instaurant un commandement militaire commun et prévoyant la création d’une force de réaction rapide en Asie Centrale d’ici 2004. La Russie stationne actuellement 19 000 hommes au Kirghizstan et au Tadjikistan.

La politique russe mise sur la corruption des États riverains -- Photo BS © Massimo Vernicesole. -
La politique russe mise sur la corruption des États riverains

Cependant les raisons du succès russe sont aussi ailleurs. Moscou s’arrange pour installer et maintenir au pouvoir dans sa périphérie des chefs corrompus, totalement discrédités au sein de leur pays, qui favorisent l’épanouissement de réseaux mafieux fortement imbriqués aux réseaux russes. C’est depuis que le président ukrainien Koutchma est compromis dans un scandale retentissant que la Russie lui accorde un soutien ostensible, tout en cherchant à arracher à l’Ukraine les concessions que celle-ci lui refuse depuis l’indépendance. Nombre d’investisseurs occidentaux sont repartis découragés par la corruption des Etats post-soviétiques et les caprices de leurs chefs – rappelons les déboires de Tengiz-Chevroil au Kazakhstan. D’autres acquièrent la conviction qu’il n’est possible de s’implanter qu’en utilisant des intermédiaires russes, et que seule la Russie peut obtenir des résultats dans cet environnement glauque. L’expédition américaine en Irak a fort inquiété des chefs d’Asie Centrale comme Niazov : et si les Etats-Unis s’avisaient d’exiger qu’ils respectent la démocratie et les droits de l’homme ? A partir de là Moscou jouait sur le velours. Les Russes ont réussi à persuader les élites corrompues de l’ex-empire soviétique que seul l’appui du Kremlin peut assurer leur sécurité, tandis qu’aux Occidentaux ils susurrent qu’eux seuls sont en mesure d’agir avec efficacité dans l’espace post-communiste. En réalité la Russie s’arrange pour installer et maintenir au pouvoir dans sa périphérie des personnages inacceptables pour les Occidentaux : le scénario Loukachenko n’est que l’illustration un peu outrée d’un phénomène beaucoup plus général. Bien plus, elle n’hésite pas à faire appel aux réseaux criminels pour réaliser des transactions où elle voit son avantage : ainsi Gazprom a signé en décembre 2002 un contrat avec la compagnie hongroise Eural Trans Gas en vue d’acheminer le gaz turkmène en Russie et en Ukraine. Or cette compagnie est liée à un groupe criminel transnational dirigé par le célèbre parrain Semion Mogilevitch. C’est seulement lorsque le Kremlin abandonnera cette politique qu’on pourra croire à la sincérité des dirigeants russes lorsqu’ils font étalage de leur volonté d’intégrer la Russie à l’Europe.

Les arrière-pensées politiques

De nombreux exemples montrent que le comportement russe est moins dicté par la rationalité économique, contrairement à ce que les thuriféraires du président Poutine veulent nous faire croire, que par des objectifs de puissance. Ainsi le monopole d’Etat sur les oléoducs et les gazoducs n’a aucune justification économique. C’est un moyen pour le Kremlin de maintenir la corde au cou des oligarques par la possibilité de les étrangler économiquement à tout moment. De même les compagnies russes privées préfèrent exporter par les Etats baltes dont les infrastructures et le régime fiscal sont bien meilleurs, mais elles sont forcées par leur gouvernement d’utiliser les ports russes. L’Etat russe est avant tout soucieux de convertir ses atouts énergétiques en instrument de pression sur les Etats voisins et à terme sur l’Union Européenne. Il suffit de rappeler le sort du port letton de Ventspils dont Transneft ambitionne d’acquérir les infrastructures et que le gouvernement russe veut forcer à la banqueroute par l’asphyxie, en le privant de la possibilité d’exporter 16 millions de tonnes de pétrole, alors que les terminaux russes sont saturés, que Primorsk, le port russe de la Baltique, est pris par les glaces en hiver, et qu’en janvier 2003 les cinq principales compagnies pétrolières russes -Lukoil, Yukos, Surgutneftegaz, Tyumen, and Rosneft – ont adressé une pétition au premier ministre Mikhail Kassianov pour solliciter l’autorisation de renouveler les exportations par Ventspils – en vain ; ou encore le cas de l’Ukraine, à laquelle la Russie a infligé un blocus énergétique à cinq reprises déjà depuis l’indépendance. Début 2000, la Russie fit savoir que ce blocus pouvait être levé à condition que l’Ukraine cède aux exigences non seulement économiques mais aussi géopolitiques de la Russie. Koutchma commença à capituler au printemps. Moscou se dépêche de faire main basse sur les ressources énergétiques de son ancien empire afin d’instaurer des relations avec l’Union européenne non comme un pays européen parmi d’autres, mais comme une puissance régionale capable de dicter sa loi non seulement aux différents Etats européens avec lesquelles elle cultive des relations bilatérales, mais avec l’ensemble de l’Union européenne qui va de plus en plus devenir dépendante de Moscou pour ses approvisionnements en hydrocarbures.

Les réponses possibles de l’Union Européenne

On l’a vu, la stratégie russe consiste à faire pression sur les pays producteurs pour que les voies de transit contournant le territoire russe ne soient pas rentables. Ainsi l’accord gazier avec la Géorgie a pour but de torpiller l’exploitation du gisement gazier azerbaïdjanais de Shah Deniz : en septembre 2001 l’Azerbaïdjan et la Géorgie avaient décidé d’exporter par un gazoduc Bakou-Tbilis-Erzerum le gaz provenant de ce gisement. L’exportation du pétrole provenant du gisement offshore kazakh de Kashagan, le plus riche de la région découvert jusqu’ici, sera l’occasion d’une épreuve de force, les Américains souhaitant un raccordement de Kashagan au BTC par la construction d’un oléoduc Aktau-Bakou, la Russie s’y refusant obstinément. Rappelons que le BTC ne sera véritablement rentable que lorsqu’il sera raccordé aux gisements kazakhs. L’entrée en fonction de l’oléoduc Odessa-Brody (août 2001) constitue une étape importante du désenclavement de la Caspienne. La Pologne et l’Ukraine souhaitent vivement la construction du segment Brody-Plotsk ce qui permettra la jonction de la Caspienne et de la Baltique (Odessa-Gdansk) en contournant le territoire russe. Le transit Baku-Supsa peut être envisage comme une alternative à celui de Novorossiisk.

Il est essentiel pour l’UE d’essayer de rééquilibrer la prépondérance russe en matière d’énergie en misant sur l’indépendance des Etats post-soviétiques, si difficile que soit cette politique. L’accent doit être mis sur la diversification des approvisionnements énergétiques de ces pays. Un monopole russe sur toutes les ressources de l’ex-URSS n’est pas seulement périlleux pour les PECO, quels que soient leurs efforts par ailleurs pour s’assurer la protection des Etats-Unis. Le poids des réseaux nourris par le secteur énergétique russe peut fausser le fonctionnement politique de tous les pays importateurs, et pas seulement des Etats post-communistes. On en a un excellent exemple avec l’affaire du Blue Stream, ce gazoduc sous-marin liant la Russie et la Turquie, construit par ENI et Gazprom à partir de 1997 avec un financement européen. Aujourd’hui il s’avère que ce gigantesque gazoduc fonctionne à perte, son entretien annuel revenant à 8 millions de $ ; que Gazprom a versé des pots-de-vin considérables à ses interlocuteurs turcs afin que le contrat favorise les intérêts de la partie russe. La réputation de Gazprom est d’ailleurs toujours aussi sulfureuse. En 2001 Boris Fedorov, alors ministre des Finances de Russie, estimait que « 2-3 milliards de dollars disparaissaient chaque année à Gazprom à cause de la corruption, du népotisme et des détournements ».[3] Dans les affaires russes où l’expérience est si chèrement acquise il est essentiel de ne pas avoir la mémoire courte. Ainsi on s’étonne de voir BP se précipiter avec enthousiasme dans une fusion avec la compagnie russe TNK, alors que Mikhaïl Fridman, le président de TNK, avait escroqué BP quatre ans plus tôt en dépouillant son partenaire russe précédent, Sidanco, de la plupart de ses avoirs.

L’UE doit tirer les leçons de l’affaire Youkos, qui n’est nullement un incident de parcours comme voudrait le faire accroire la propagande poutinienne. Le grand péché de Youkos était de vouloir développer ses exportations vers les Etats-Unis et la Chine, alors que le Kremlin favorise les exportations vers l’Europe et le Japon car ces deux débouchés, contrairement aux débouchés américain et chinois, lui permettent d’espérer convertir son atout énergétique en facteur de puissance. Yukos a cru réussir à imposer la construction d’un oléoduc privé débouchant à Mourmansk en vue de favoriser ses exportations vers les Etats-Unis. On connaît la suite. Le sentiment de leur existence précaire pousse les oligarques russes à chercher à s’associer avec des partenaires étrangers, ce qui représente pour eux le seul moyen de limiter l’arbitraire du pouvoir russe. L’administration Poutine l’a fort bien compris, on l’a vu aux pressions exercées sur Sibneft pour que celle-ci fusionne avec une compagnie russe et non avec Total, Exxon-Mobil ou Shell qui s’étaient montrés intéressés. A peine l’affaire était-elle conclue avec Yukos que le Parquet incarcérait Platon Lebedev, un proche collaborateur de Khodorkovski, le président de Yukos: histoire de faire comprendre au nouveau géant pétrolier russe que son poids économique ne l’autorisait nullement à nourrir des ambitions politiques. Au même moment une soixantaine de responsables du secteur pétrolier étaient convoqués par la police pour des interrogatoires.[4] Les Européens comme les Américains doivent soutenir les intérêts privés en Russie, refusant par exemple de subventionner Transneft en optant pour la construction d’oléoducs privés.

Il importe avant tout que les Européens voient clair dans le jeu de Moscou. La propagande russe qui se plaît à comparer l’intégration de la CEI de celle de l’UE ne doit pas faire illusion. Alors que l’intégration européenne est précédée par des accords économiques et une extension des normes juridiques européennes aux pays candidats, l’intégration à la russe résulte des décisions politiques imposées par Moscou à des régimes affaiblis et du renforcement des structures mafieuses corrompues qui cimentent l’espace ex-communiste. Ces deux processus – élargissement de l’Union Européenne et tentative de reconquête par la Russie de sa périphérie – ne peuvent manquer d’entrer en collision tôt ou tard.

[1] Ce travail doit beaucoup aux analyses de Vladimir Socor que l’on trouvera sur le site http://www.israeleconomy.org/pub.htm#oped

[2 Petr Vancura, in « A speech for the Atlas Economic Research Foundation session on corruption in Bratislava », discours prononcé le 8 Septembre 2001.

[3 in « The Moscow Times » du 21 mai 2001.

[4 in « Vremia Novostei » du 9 juillet 2003.

NDLR (*) Soviétologue renommée pour avoir participé à de nombreuses conférences internationales, Françoise Thom est agrégée de russe et enseigne à la Sorbonne l’histoire des relations internationales et de la guerre froide. Auteur de très nombreux articles sur la Russie et sur le régime soviétique, elle a également publié plusieurs ouvrages, traduits en anglais, parmi lesquels: « La langue de bois » en 1987 (Julliard), « Le moment Gorbatchev » (Hachette) en 1991, « Les fins du Communisme » en 1994 (Critérion) et « Beria mon père en 1999 » (Plon-Critérion).

Lire également du même auteur: