« Comme toujours en Russie, cela finira par une nouvelle autocratie »

Dans Le Figaro, Françoise Thom, s’entretient avec Isabelle Laserre: une défaite russe en Ukraine signifierait la mise à l’écart de Vladimir Poutine et une gigantesque crise, voire une rébellion des régions sacrifiées, alors que les élites lutteront pour le pouvoir.

Le Figaro — 28 Novembre 2022 — Entretien rediffusé avec l’accord de Mesdames Françoise Thom et Isabelle Lasserre —

Spécialiste de Ia Russie, Françoise Thom vient de publier La Marche à reboursRegards sur l’histoire soviétique et russe aux Éditions de Ia Sorbonne,[1] ainsi que Poutine ou l’obsession de Ia puissance aux Éditions du Rocher. Propos recueillis par Isabelle Lasserre.

Le Figaro : Comment envisagez-vous la fin de Vladimir Poutine ?

Françoise Thom : L’histoire ne se répète jamais, mais il existe des particularités dans Ia construction politique russe qu’il est utile de rappeler. Le régime russe, peut-être davantage encore que le régime communiste soviétique, s’est construit autour d’une personnalité, d’un chef, dont dépend toute Ia pyramide du pouvoir. C’est encore plus vrai avec Vladimir Poutine, car il a, quand il est arrivé au pouvoir, détruit les institutions, réduit à néant les initiatives locales et effacé l’embryon d’État que Boris Eltsine avait commencé à créer.

Si bien que le jour où Vladimir Poutine sera mis à l’écart ou assassiné, si ce jour arrive, on peut s’attendre à une gigantesque crise. On s’apercevra, à ce moment-là, qu’il n’y a pas d’État russe ! On commencera à le voir en Ukraine, où le Kremlin est incapable d’organiser l’effort de guerre. La guerre russe en Ukraine montre le début de la désagrégation de Ia verticale du pouvoir, qui remplace l’État comme le Parti communiste remplaçait l’État sous l’URSS. Au-moins à l’époque soviétique y avait-il un « politburo », qui limitait le pouvoir des secrétaires généraux, même celui de Staline. Avec Vladimir Poutine, le pouvoir est devenu totalement autocratique. II y a bien des oligarques autour de lui, mais politiquement, ils n’ont pas d’existence.

« Quand il est arrivé au pouvoir, Vladimir Poutine a détruit les institutions » Françoise Thom

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Françoise Thom sur LCI (Capture d’écran)

Le Figaro : La fin de Vladimir Poutine entraînerait donc le chaos ?

Françoise Thom : On pourrait en tout cas s’attendre à une crise grave, consécutive à la désagrégation de la verticale du pouvoir. On en voit déjà les premiers symptômes, avec la fragmentation des forces armées en bandes : celle de Kadyrov, celle de Prigogine, les forces spéciales de l’armée, celles du FSB et de la Garde nationale, ou encore les forces des gouverneurs régionaux, à qui Poutine a donné le droit d’organiser leur propre défense quand il redoutait des troubles politiques dans la population après avoir décrété la mobilisation partielle. Quand les Russes reflueront d’Ukraine, les recrues mobilisées par Prigojine dans les prisons constitueront un ferment considérable de troubles et d’anarchie. Comme quand en 1953, à la mort de Staline, l’ouverture des portes du goulag par Beria avait été suivie d’une grosse vague de criminalité

Le Figaro : Quels sont les scénarios possibles ?

Françoise Thom : J’en vois deux. Le premier serait une transition contrôlée à l’issue d’un accord entre les élites. Prigojine ou Kadyrov sont pour l’instant des épouvantails, comme l’ultranationaliste Vladimir Jirinovski le fut à l’époque de Gorbatchev et de Boris Eltsine. Des éléments favorables à un semblant de libéralisation émergeront peut-être du KGB. Ce ne seront pas des démocrates, mais ils tenteront de se rabibocher avec l’Occident, en se présentant comme des réformateurs pragmatiques. Jusque-là, Poutine était inamovible parce que les élites et une partie de la population avaient cru qu’il avait reconstitué la puissance de la Russie. Mais depuis qu’il a commencé à saborder les piliers de son pouvoir, notamment l’armée, Gazprom et le pétrole, les élites se détournent de lui. Leur objectif sera sans doute de revenir à la Russie des années 2000, celle qui vendait du pétrole et du gaz à l’Europe. Ils auront pour but d’obtenir la levée des sanctions.

Le Figaro : Et le deuxième scénario ?

Françoise Thom : Il n’est pas certain que la transition reste contrôlée. Peut-être que les petites équipes qui l’auront organisée seront rapidement balayées. La question à laquelle on ne peut pas répondre, c’est de savoir si on assistera à une rébellion des régions de Russie, qui ont été sacrifiées par la période Poutine, saignées à blanc et qui ont des griefs profonds à exprimer.

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Les Oprichniki (hommes à part) — Peinture de Nikolaï Nevrev

Ce sera alors le temps des troubles, comparable à celui qui a suivi « l’Opritchnina » d’Ivan le Terrible, la « réserve du Souverain », qui désignait, de 1565 à 1572, la partie de la Russie sur laquelle le tsar exerçait un pouvoir absolu et une répression féroce.

« La guerre russe en Ukraine montre le début de la désagrégation de la verticale du pouvoir, qui remplace l’État comme le Parti communiste remplaçait l’État sous l’URSS » (Françoise Thom)

Avec les mêmes débordements et la même anarchie qui avaient accompagné la réaction à la politique d’Ivan le Terrible. Dans un pareil contexte, une figure comme celle de Prigojine pourrait devenir un acteur important.

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Isabelle Lasserre sur France Télévisions (Capture d’écran)

Le Figaro : Quelles seraient les conséquences d’une victoire ukrainienne pour le pouvoir russe?

Françoise Thom : Une défaite en Ukraine entraînerait la chute de Vladimir Poutine. Il a tenu bon jusqu’à présent, car l’élite a encore l’espoir qu’il pourra offrir à la Russie une victoire militaire. Mais si la Russie est obligée de se retirer de toutes les terres occupées, Poutine ne leur servira plus à rien et il devra être écarté. Soit en douceur, avec des garanties d’impunité, prétextant peut-être des raisons de santé. Ou de façon plus brutale.

« Souvenez-vous de ce que disait Mme de Staël : la Russie est un despotisme tempéré par l’assassinat. » Françoise Thom

Le Figaro : Croyez-vous en une victoire de l’Ukraine ?

Françoise Thom : Le temps joue pour l’Ukraine, car elle a une armée plus entraînée, mieux équipée et elle fait une guerre intelligente. À condition que les populations résistent à l’hiver, qui va être très dur. Mais la solution du problème russe prendra du temps.

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« La Russie est un despotisme tempéré par l’assassinat. » Dessin de Patrick Chapatte (Courtoisie)

Tant que le cœur du poutinisme, qui est la prédation de la richesse de la Russie par le clan au pouvoir, subsistera, le problème demeurera. Car les dirigeants seront obligés d’avoir recours au chauvinisme et au nationalisme agressif pour s’assurer de la docilité de la population et justifier le pillage de la Russie. L’économie de prédation est le nœud du pouvoir actuel et on ne peut exclure qu’il soit reproduit par les successeurs. Tant que demeurera ce système de prédation, les Occidentaux feront bien de ne pas se précipiter vers le « business as usual » avec la Russie.

Le Figaro : Vous ne croyez pas à une révolte populaire ?

Françoise Thom : Peut-être que la population se révoltera, mais comme toujours en Russie, cela finira par une nouvelle autocratie. Je n’imagine pas un démocrate arriver au pouvoir. Les Russes ont subi vingt ans de lavage de cerveau, la population est mutilée intellectuellement et moralement. Et puis, cela dépendra de la réaction de l’Occident. S’il est lucide, il s’attachera davantage aux institutions qu’aux personnes. Réussira-t-il à faire pression pour qu’une vraie décentralisation soit installée en Russie ? C’est une question cruciale. Les provinces pourront-elles conserver leurs ressources ? Moins dépendre de Moscou ?

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L’après-Poutine, un système poutinien ? — (Tout est calme sur le front Ouest — EUvsDiSiNFO)

Une autre Russie n’est pas à exclure. Mais si on se retrouve avec un système poutinien sans Vladimir Poutine, avec le temps, le même problème se reposera. Avec, de surcroît, une Russie plus redoutable, car elle aura tiré les leçons des échecs de Vladimir Poutine et saura qu’on ne prend pas les mouches avec du vinaigre.

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[1] Françoise Thom, agrégée de russe, et maître de conférences (HDR) émérite en histoire contemporaine de l’université Paris-Sorbonne, spécialiste de l’URSS et de la Russie postcommuniste, s’est vu attribuer le Prix Guizot 2022 par l’Institut de France pour son livre La Marche à rebours. Regards sur l’histoire soviétique et russe publié en octobre 2021 aux Éditions Sorbonne Université Presses.

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La Russie « État promoteur du terrorisme » : Moscou dénonce la résolution du Parlement Européen

La diplomatie russe a dénoncé vendredi dernier la résolution du Parlement européen qui avait qualifié la Russie d’« État promoteur du terrorisme », Moscou affirmant que cette décision « n’a rien à voir » avec « la lutte contre le terrorisme ».

La décision du Parlement européen est à ce stade surtout symbolique, en l’absence de cadre juridique adéquat dans l’UE, à la différence des États-Unis.