« Si vis pacem para bellum » : telle est la première expression du principe de dissuasion en matière de défense, même si l’interprétation la plus courante de cet antique précepte est celle de la nécessité de posséder de forces de défense crédibles. Cette dernière a bien pour finalité de protéger la paix en dissuadant le ou les adversaires potentiels.
La mise au point d’armes nucléaires de plus en plus puissantes a donné une force spécifique à ce principe par la menace de destructions tellement fortes qu’elle devrait empêcher tout adversaire « raisonnable » de prendre l’initiative d’ouvrir des hostilités à un niveau qui justifierait leur emploi.
Cependant, dès les premières théories, d’origine américaine, de la dissuasion, la question de son éventuel échec ou de son contournement s’est posée. Une politique de défense ne saurait s’appuyer sur la seule dissuasion. Les forces de dissuasion doivent être de « non-emploi ». Cette dernière nie donc, par principe et à son niveau, la stratégie dite d’action, celle de l’affrontement direct ou indirect de l’adversaire avec des forces militaires classiques.
La mise en œuvre de ces dernières à un seuil intranucléaire restait et reste toutefois envisageable. Le passage du seuil du nucléaire demeure lié au flou de la définition d’intérêts, dits vitaux. Divers scenarios de contournement de la dissuasion peuvent être envisagés, celle-ci reposant, au-delà de la puissance, de l’efficacités et de la fiabilité des outils techniques, sur la décision d’un homme, faillible par essence. (Le témoignage de l’ancien président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, avouant que jamais il n’aurait appuyé sur le « bouton » nucléaire est significatif à cet égard.)
L’emploi de l’arme nucléaire reste de plus, depuis Hiroshima et Nagasaki, et resterait potentiellement, considéré sinon comme un crime contre l’humanité, au moins comme une action universellement réprouvée, quelles que puissent en être les justifi-cations. Il serait donc condamné comme tel par les instances morales et religieuses. Actant cette dimension morale, le traité de non-prolifération, qui tente de limiter le nombre d’États accédant à la possession de l’arme nucléaire, fixe la perspective de la disparition de telles armes à une échéance, non définie, mais souhaitée.
Amiral Christian Girard (2S) © DR
Des forces d’action classiques restaient et restent donc nécessaires. Mais à quel niveau ? Dans quelle fonction ?
Pour une puissance démocratique, la fonction stratégique centrale, donc prioritaire, d’action dans un conflit ne peut être que la protection de sa population, d’abord contre la menace principale, celle des missiles balistiques adverses à charges nucléaires. Elle conduit à des systèmes d’alerte et de défense aériennes et spatiales que les États-Unis ont cherché à développer très tôt. Ils se sont alors heurtés à l’URSS, puis à la Russie, qui ont vu dans ces projets une remise en cause de la MAD, de l’équilibre de la terreur, à leur détriment, mais aussi à celui de la France dont les moyens limités ne permettaient pas de suivre les États-Unis, son propre concept de dissuasion se trouvant remis en cause.
Cette problématique est toujours actuelle. L’initiative allemande d’un bouclier anti-aérien à l’est de l’Europe a été initialement refusée par la France pour des raisons d’autonomie industrielle et d’intérêts commerciaux mais aussi très certainement aussi de principe. Le président de la République a semblé l’accepter quand il a voulu poser la question de l’élargissement de la dissuasion française dans son discours à la Sorbonne du 25 avril 2024.
La réflexion qui suit analyse, dans le contexte du tout début du siècle, la double problématique dissuasion-action, dissuasion-protection, problématique qui, plus que jamais, doit être dépassée dans la relation de l’Union européenne avec les États-Unis, pour le développement d’une défense véritablement européenne face à la Russie.
Christian Girard — Toulon, le 7 juin 2024 —
Cette réflexion compléte l’analyse de l’amiral Christian Girard (2S) qui démontrait « la trop lente adaptation de la stratégie nationale due à la stérile opposition franco-américaine sur les défenses anti-missiles balistiques et l’Europe de la Défense. Son texte constituait une réponse aux deux articles de Zbigniew Brzezinski et de l’ambassadeur François de Rose sur la relation Europe États-Unis parus dans le revue Commentaire n°91, au moment où le débat sur les défenses anti-missiles balistiques faisait rage entre les États-Unis, la Russie et la France. Au-delà de cet enjeu et de celui de l’Europe de la Défense, c’est l’autonomie stratégique de l’Europe qui est au cœur de la problématique.»
Deux questions pour le nouveau siècle en 2001
Sommaire
par l’amiral Christian Girard (2S) — Toulon, le 10 mars 2001 —
Deux grandes questions politico-stratégiques que l’on pourrait qualifier de préalables pour la sécurité du XXIème siècle sont posées : celle de l’Europe de la Défense qui est fondamentalement politique et n’est diplomatique ou militaire que par ses conséquences ; celle des défenses antimissiles américaines à l’échelle nationale (NMD)[1] qui est d’abord stratégique, bien que traitée par les Européens sur le plan politique et mal interprétée sur le plan stratégique.
Deux procès d’intentions sont nourris réciproquement sur ces deux questions, non pas par des malentendus, mais au moyen d’ambiguïtés délibérées ou inévitables.
Les États-Unis tentent de conserver la supériorité stratégique et l’avance technologique en mettant en place une solution alternative à la dissuasion nucléaire tout en essayant de tuer dans l’œuf une éventuelle politique étrangère européenne. Ils doivent cependant se contenter de contester l’Europe de la Défense parce qu’ils ne peuvent afficher trop ouvertement leur volonté hégémonique et parce que le projet politique européen n’est pas véritablement défini.
Les Européens essaient, sans y parvenir, de se mettre d’accord sur la finalité politique de l’Union européenne et de prendre la mesure des enjeux de Défense qui détermineront leur sécurité future. Certains parmi eux, et la France principalement, ne peuvent que contester le dernier avatar du projet hégémonique américain que constitue la défense anti-missiles. Ils le font au moyen de considérations qui ne sont pas en rapport avec ses enjeux véritables. Mais ceux-ci n’ont pas été clairement affichés par les États-Unis.[2]
S’il existe un lien évident entre les deux questions pour les États-Unis, nous tenterons de montrer qu’il en est de même pour l’Europe.
Il est cependant grand temps de s’attaquer aux enjeux réels de la sécurité globale du siècle qui commence et, pour la France singulièrement, de comprendre les données de la nouvelle Europe et du nouvel environnement stratégique.
Les États-Unis doivent reconnaître la complète légitimité de l’Union européenne sur le plan politique et sur celui de la Défense. Les pays européens doivent concéder que le développement d’un système défensif contre les missiles balistiques est un droit incontestable des États-Unis.
L’Europe de la Défense
- Un point de vue américain
Monsieur Zbigniew Brzezinski nous a livré son analyse de l’origine, de l’état, des difficultés et des perspectives de la construction européenne.[3]
l reconnaît le caractère original du projet. Il l’indique clairement son défaut essentiel : faire planer un risque sur la position hégémonique actuelle des États-Unis.
Il affirme de façon cynique la détermination à le contrer. La nécessité de maintenir l’Europe dans une situation de protectorat dans le domaine de la défense en est le corollaire.
Dès lors, tous les moyens sont bons pour en contester l’utilité et pour dénigrer l’efficacité des outils de gestion militaire des crises qui se mettent en place à l’intérieur de l’Union européenne.
Zbigniew Brzezinski (1977) — Photo © Jack E. Kightlinger
Ce faisant il commet plusieurs erreurs.
- Qui n’est pas satisfait ?
La première est de croire que seule la France ne se satisfait pas de la situation actuelle et qu’elle poursuit le rêve d’une grandeur passée au travers de la construction européenne. Monsieur Zbigniew Brzezinski devrait s’interroger sur les raisons qui ont poussé le Royaume Uni à franchir le Rubicon de la défense européenne à Saint-Malo en 1998. Car c’est elle qui est bien à l’origine des avancées récentes dans ce domaine. Elle est le « leader » en Europe sur ces questions. Elle en poursuit le projet avec constance et sait maintenir à cette fin ses dépenses d’investissement, à la différence des autres pays européens.
Efficacité de l’outil militaire des pays européens
La seconde est de dénigrer l’efficacité de l’outil militaire européen en confondant la volonté politique collective des Européens, évidemment faible, et la valeur de leurs forces militaires qui sont et resteront, à l’horizon de prévisions raisonnables, des forces nationales. Il n’y a pas d’armée européenne en préparation, faut-il le rappeler ?
Or les armées de nombre de pays européens sont engagées militairement depuis plus de vingt dans des crises difficiles de natures fort diverses, avec ou sans le concours des forces américaines. Elles y accomplissent leurs missions aussi efficacement que la nature même de ces missions le permet.
Les raisons pour lesquelles ces forces n’ont pas été directement engagées, lorsque certaines circonstances le commandaient, ont été d’abord politiques. Lorsque le niveau des enjeux s’élève, seule la participation américaine débloque la situation. Déficit de « leadership » politique parmi les Européens, et sur le continent européen action dissuasive des restes soviétiques de la Russie sont les deux causes principales du phénomène.
Dès lors les modes d’intervention de la stratégie américaine s’imposent. Cela ne signifie pas pour autant que d’autres modes d’intervention ne seraient pas possibles, ni que certaines capacités techniques, en particulier dans le domaine du renseignement, ne fassent pas défaut aujourd’hui aux Européens.
Cependant la référence aux modes d’action, aux doctrines et aux équipements des forces américaines conduisent les opinions à constater des déficits de capacités opérationnelles sans grande réflexion critique.
L’efficacité des forces militaires dépend d’abord de l’adéquation entre la nature des opérations, les concepts d’emploi et l’équipement. L’illusion du tout technologique que répandent insidieusement l’idéologie américaine par la presse, mais également certaines de nos propres écoles de réflexion, doit être combattue.
Quelles doctrines pour les crises ?
Monsieur Zbigniew Brzezinski devrait se souvenir des opérations américaines conduites au Viêt-Nam, en Iran pour la libération des otages, et plus récemment en Somalie. Sous la forme d’une boutade, il serait possible de dire que : « Brouiller le téléphone portable du général Aïdid supposait que ce dernier en eût un ! »
Le retrait peu glorieux des forces américaines en Somalie, n’a pas été celui des forces européennes. Ce traumatisme a entraîné le refus des États-Unis de renouveler leur engagement en Afrique et a certainement contribué à laisser se dérouler le drame du Rwanda et son avatar congolais.
La doctrine stratégique américaine n’est pas adaptée aux formes d’intervention militaire les plus répandues aujourd’hui. Quelles que puissent être les théories des « think-tanks », de leurs spécialistes de la RMA[4] et des conflits asymétriques, ce n’est pas à coups de missiles de croisière et grâce aux technologies de l’information que l’on peut faire vivre sinon réconcilier deux populations ou deux cultures qui s’affrontent sur le même territoire.
Dès lors, l’observation faite aux Européens de ne pas être capables de maintenir l’ordre sur leur propre continent trahit l’incapacité à comprendre les formes de l’action que les militaires européens conduisent aujourd’hui, dans une tradition, et selon une expertise, fort anciennes totalement étrangères aux forces américaines.
En réalité, Monsieur Zbigniew Brzezinski persiste dans une vision de l’emploi de la force héritée de la guerre froide. Il ne considère les forces militaires que comme le moyen de préparer l’affrontement de forces démesurées pour une domination globale.
Quelles missions pour les forces européennes
Monsieur Zbigniew Brzezinski méconnaît ensuite la nature même des missions que les Européens se sont assignés. Les missions de Petersberg [5] sont des missions d’intervention à caractère humanitaire qui excluent la défense de l’Europe elle-même, au sens de la défense des territoires contre des agressions extérieures. Autrement dit, l’Europe de la Défense n’est pas aujourd’hui la défense de l’Europe.
L’on pourrait s’inquiéter aujourd’hui, ou pour le moins s’interroger, sur la régression que représente du point de vue strictement européen de la disparition de l’UEO et de l’abandon par les nations de l’UE de la défense collective à la seule Otan.
Dans quel espace ?
Sur la question de la mission de la force d’intervention européenne, il ne s’agit pas seulement pour les Européens de « maintenir ou de rétablir l’ordre en Europe et dans son arrière-cour » comme l’indique l’ambassadeur de Rose.
Il faut être en mesure d’intervenir dans le cadre des missions dites de Petersberg, y compris pour celles du niveau militaire le plus exigeant sur le plan de l’intensité, là où cela sera nécessaire, c’est à dire sans limitation géographique. Le Timor oriental fournit un exemple qui pourrait être conduite par l’Union, si elle le décidait.
Nous sommes là bien au-delà de la zone Otan, dont la limitation géographique,[6] bien que rendue plus floue par les récentes formulations du concept stratégique de l’Alliance, gêne de plus en plus nos partenaires américains, puisque la plupart des zones d’intérêt stratégique majeur aujourd’hui lui échappe, et notamment le golfe arabo-persique, le Proche et Moyen-Orient.
Capacités opérationnelles et autonomie
Enfin il ne faut pas se méprendre sur la nature des capacités opérationnelles dont l’Union européenne entend se doter.
L’autonomie n’est pas l’indépendance. Celle-ci n’est pas accessible, à court et même moyen termes, par l’Union. Il n’y a pour les nations, pour l’UE et pour l’Otan, qu’un « seul réservoir de forces ».
L’utilisation d’une partie des forces par l’une ou l’autre des trois catégories de partenaires (Otan, UE et nations) aura des conséquences sur les capacités opérationnelles laissées aux autres.
Un accord devra nécessairement se faire entre les parties sur l’emploi des moyens à un instant donné. Il s’est fait dans le passé en diverses circonstances, notamment lorsque le déploiement massif des forces navales britanniques a dégarni le dispositif nord-atlantique de l’OTAN pendant la guerre des Malouines.
Une planification de défense, autrement désignée comme processus de révision des capacités par l’Union européenne, commande également une vision commune des objectifs à atteindre et la loyauté politique nécessaire pour la conduire à terme. L’autonomie ne se situera donc pas au niveau des moyens mais à celui de la décision, et dans ce domaine elle restera soumise à un droit de « préemption » de l’Otan, quoi qu’en dise les officiels français.
Un procès politique et non technique
Les erreurs que manifeste Monsieur Zbigniew Brzezinski sont trop nombreuses pour ne pas être délibérées. Elles prouvent la thèse d’un procès d’intention dont il donne lui-même la clé : il faut contrecarrer l’émergence d’une capacité militaire de l’Union parce qu’elle pourrait constituer une étape, vers une volonté politique commune.
Dès lors, si l’analyse faite par Monsieur Zbigniew Brzezinski est bien celle du pouvoir américain, il ne peut y avoir d’issue à la guérilla diplomatico-stratégique actuelle que par une sortie politique que doivent rechercher les Européens. Ils doivent affirmer la légitimité fondamentale de leur projet et obtenir sa reconnaissance, ce qui signifierait d’abord qu’ils se la déclarent à eux-mêmes.
Ambiguïté européenne
En effet, il faut donner acte aux États-Unis de ce que le projet européen reste ambigu.
La dimension stratégique en est apparemment absente. L’adoption de la méthode dite capacitaire a précisément pour objet d’opérer un tour de prestidigitation, en occultant les enjeux, tout en imposant implicitement un certain nombre de choix de nature stratégique. Cette ambiguïté a des conséquences très négatives dont certaines n’ont pas encore été comprises.
L’une d’elle est d’empêcher un clair débat et de ne retenir ouvertement que la référence américaine dans la réflexion stratégique et la doctrine militaire.
Enfin, il faut constater que la Défense n’est pas une priorité politique pour les gouvernants européens, sauf peut-être pour le gouvernement britannique, ce qui crée un curieux décalage entre la volonté de construire l’Europe et le défaut de conviction qui prévaut pour lui donner les moyens de son action. Cette menace est sans doute plus lourde de conséquence sur le projet européen que les suspicions américaines.
Malgré ses avancées récentes et rapides depuis le sommet d’Helsinki, l’Europe de la Défense n’est pas encore un projet à l’échelle des problèmes et des enjeux stratégiques du siècle. Elle apparaît souvent comme une sorte de fuite en avant des nations pour des raisons diverses. La coopération intergouvernementale n’apportera pas de solution miracle à des problèmes qui découlent des choix budgétaires nationaux. Sans davantage de clairvoyance et de volonté affirmée, il est douteux que de réelles solutions aux problèmes stratégiques puissent être trouvées collectivement. L’échec de l’UEO doit rester à l’esprit et inciter à la plus grande vigilance.
Assez curieusement il faut observer des mécanismes semblables, à fronts renversés, sur la question des défenses anti-missiles américaines. La reconnaissance de la légitimité du projet américain ferait cesser une guérilla politique qui est la marque d’un autre procès d’intention.
La défense antimissiles du territoire américain
Monsieur Zbigniew Brzezinski ne développe que peu cette question la jugeant prématurée mais non sans affirmer son importance majeure. Elle pourrait avoir selon lui « un effet de découplage des politiques américaine et européenne plus grave que celui des projets européens de défense autonome ».
Mais là encore la finalité du projet n’est pas expliquée. Ce dernier est affirmé sans être justifié. Les enjeux et les conséquences n’en sont pas analysés.
Il faut dégager la raison de fond qui pousse les États-Unis dans cette voie par-delà les raisons affichées (menace des États sujets de préoccupation, devenus récemment « states of concern » après avoir été « rogue states »).
Il s’agit selon nous de préparer à terme une alternative à la supériorité stratégique fondée sur l’armement nucléaire.
C’est une des conséquences majeures de la fin de la guerre froide qui n’a pas été, non seulement envisagée, mais même identifiée en tant que telle du moins jusqu’à présent du côté européen et spécialement français.
Un autre procès
Analysons le procès d’intentions instruit par les Européens, principalement par la France mais aussi par la Russie et la Chine. Il est reproché aux États-Unis de vouloir ruiner les efforts de désarmement des quarante dernières années, de risquer de relancer la course aux armements et d’introduire un biais ou un découplage entre les intérêts des différents membres de l’Alliance.
L’interrogation est légitime mais la réponse qu’il faut lui apporter doit s’appuyer sur une analyse de la réalité des rapports de forces stratégiques d’aujourd’hui et non sur celle d’hier.
La Russie n’est plus une ennemie. Les négociations sur le désarmement entre les deux grands s’inscrivaient dans le cadre de la relation de rivalité pour la domination mondiale.
Il s’agissait de permettre un dialogue largement symbolique dans lequel le décompte des forces nucléaires remplissait par lui-même une fonction d’organisation et de maîtrise de la relation bilatérale sur fond d’apocalypse possible. Ce rôle premier n’a plus de raison d’être. La situation de la Russie conduit inéluctablement vers la réduction de son potentiel nucléaire et les États-Unis ne définissent plus leur stratégie en opposition avec elle.
Le traité ABM [7] gêne les États-Unis dans le choix des moyens technologiques les plus efficaces pour une défense antimissile sans plus avoir d’utilité. Il ne concerne pas les autres États parties aujourd’hui au grand jeu nucléaire.
La Chine a ses projets propres. Elle reste marquée sans doute, par la pensée de Mao qui opposait les centaines de millions de Chinois à la puissance destructrice de l’arme nucléaire. Sa dissuasion est celle d’une dissuasion de la dissuasion. Son projet repose sur un concept autonome par rapport au forces nucléaires extérieures.
Les projets des différentes puissances régionales proliférantes ne s’inscrivent pas dans une relation de compétition avec les Etats-Unis, mais dans le cadre d’oppositions graves entre puissances régionales voisines. Ces puissances souhaitent obtenir la « sanctuarisation » de leur territoire, soit pour se mettre à l’abri des interventions internationales et des agressions locales et trouver par contrecoup une liberté d’action régionale accrue, soit pour créer une situation, sinon de supériorité, du moins de stabilité régionale.
La véritable question qui se pose aujourd’hui n’est donc pas celle du « surarmement » nucléaire, qui subsiste aux États-Unis comme en Russie, ni celle de la relance de la course aux armements, mais celle de la prolifération et du développement de forces nucléaires régionales qui ont leur logique indépendante de la relation aux Etats-Unis et de leur supériorité qu’aucune puissance n’est en mesure de contester.
Il ne subsiste donc que peu de choses des inquiétudes exprimées par les pays européens pour justifier le procès fait aux États-Unis de vouloir, ou de prendre, le risque de relancer la course aux armements par leur projet de NMD.
L’objection la moins fondée à leur égard est sans doute celle du « découplage » entre Européens et Américains. La liberté d’action et d’engagement des Etats-Unis à l’égard de l’Europe ne peut être que renforcée par un sentiment accru de sécurité du territoire américain.
Mais il faut reconnaître que les États-Unis à leur tour ont une attitude assez ambiguë sur le désarmement. Leur comportement général, et en particulier la non-ratification par le Congrès du traité d’interdiction complète des essais nucléaires, peuvent nourrir de légitimes interrogations. La nouvelle administration affichera sans doute plus clairement ses objectifs.
Le véritable projet
Il est cependant d’ores et déjà possible de comprendre le projet américain dans sa véritable nature.
En effet, le système limité présenté par l’administration Clinton pourrait être, une fois les instruments de détection et de calcul mis en place, rapidement renforcé pour faire face à des frappes d’un tout autre niveau. Cela reviendrait à vouloir constituer à terme un véritable bouclier contre les missiles balistiques intercontinentaux. L’équilibre de la terreur ne concernerait plus les États-Unis, ce serait la fin de la MAD.[8]
Tout se passe comme s’il leur fallait aujourd’hui inventer un ennemi à peu près crédible pour lancer le projet. Dès lors, peu importe que techniquement ou politiquement la menace des États-parias soit très peu probable. A l’époque de la guerre froide il fallait cinq à dix ans aux superpuissances pour développer un programme de missiles intercontinentaux, combien de temps faudra-t-il aux puissances régionales suspectées aujourd’hui ? Quelle puissance régionale pourrait-elle prendre le risque de frapper le sol des États-Unis d’une façon délibérée et signée ? Quelle est la réalité du risque accidentel, sachant que depuis les années cinquante aucun cas ne s’est produit ?
Dans la continuité de l’évolution stratégique
Il faut avoir à l’esprit que le projet de NMD s’inscrit dans la continuité d’une orientation stratégique américaine quasiment constante depuis l’apparition de l’arme nucléaire : faire reculer le seuil de son emploi pour conserver ou accroître leur liberté d’action.
L’idée des défenses anti-missiles est apparue en 1955 lorsque les Américains ont découvert que les Soviétiques travaillaient sur les missiles balistiques. Ce furent les projets Nike Zeus puis Nike X. Ce fut également l’objet des querelles doctrinales sur la stratégie de « flexible response », toujours récusée par la France. Ce fut l’initiative de défense stratégique [9] du Président Reagan, puis celui de GPALS [10] du Président G. Bush au moment où apparaissait la « discriminate deterrence », dissuasion sélective, fondée sur les armes classiques de grande précision supposées exercer un rôle dissuasif spécifique, substitut à la dissuasion nucléaire.
C’était récemment l’idée d’une nouvelle triade stratégique dans le cadre de la RMA,[11] fondée sur une capacité de première frappe classique, à la fois électronique et conventionnelle, de caractère stratégique par son ampleur et le choix des objectifs, et sur une composante nucléaire réduite.
L’objectif ultime
La référence religieuse très forte, qui fut celle des pères fondateurs des États-Unis, n’est jamais absente de la politique de puissance américaine. La morale protestante n’a jamais admis la légitimité de la menace exercée sur les populations civiles.
Dès lors il apparaît que le projet véritable n’est pas celui qui a été annoncé. Le nouveau président a d’ailleurs affiché lors de sa campagne des objectifs techniques beaucoup plus ambitieux que ceux de l’administration Clinton et ses récentes déclarations le confirment.
L’objectif final est bien de retrouver l’insularité stratégique qui prévalait avant que les missiles intercontinentaux soviétiques ne soient en mesure d’atteindre le continent américain.
Cette insularité, qu’on pourrait qualifier de nostalgique, ne pourra pas être retrouvée immédiatement mais elle doit être recherchée pour permettre la réduction du rôle des armes nucléaires et « in fine », sans doute faire face ou préparer leur mise hors la loi.
Chemin faisant l’avance technologique sur les autres puissances aura été confortée.
- Est-il adapté au contexte ?
Il convient alors de s’interroger sur l’adéquation du projet au nouveau contexte stratégique, au-delà de son caractère idéologique.
Il faut examiner s’il est réellement nécessaire de rechercher un substitut à la dissuasion nucléaire, ou d’une autre façon, envisager dans quelle mesure, en particulier pour l’Europe et la France, la dissuasion nucléaire demeure adaptée au contexte géostratégique.
Le désarmement nucléaire
La conférence d’examen du traité de non-prolifération de l’année 2000 n’a pas été un exercice facile pour les puissances nucléaires. L’article 6 du traité fournit un moyen de pression efficace aux États parties qui ont le statut de puissance non dotée d’arme nucléaire. Elle oblige les États dotés à « poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives … au désarmement nucléaire et sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international efficace et complet. »
Face aux pressions, la France s’appuie sur un bilan très démonstratif en faveur du désarmement : arrêt de la production de matière fissile à usage militaire et démantèlement de son site de production dédié, ratification du traité d’interdiction complet des essais nucléaires, réduction du nombre des composantes de ses forces nucléaires. Elle peut arguer de sa bonne foi tout en préservant sa dissuasion.
Cependant ce cadre général pose la question de l’après-nucléaire, en particulier pour la France.
Questions pour les dissuasions nationales en Europe
Le stock de matière nucléaire est-il indéfiniment utilisable ? Ne devra-t-il pas un jour faire l’objet de déclarations comme le demandent les États non dotés, ne devra-t-il pas être réduit ?
Qu’adviendra-t-il de la liberté de déploiement des forces dotées d’armes nucléaires dans les zones dénucléarisées qui se multiplient sous le régime de traités encouragés et ratifiés par la France ? Sur quoi fonder la sécurité ultime à terme, en particulier dans le contexte européen, alors qu’apparemment, excepté la Grande Bretagne, nos partenaires ne reconnaissent de légitimité à l’armement nucléaire que sous l’aile américaine ?
Réponses françaises
En France, la position centrale de la dissuasion dans la politique de défense a été réaffirmée. Les investissements consentis restent considérables dans un contexte général de forte réduction des dépenses militaires. L’accent a cependant été mis par le Président de la République sur la souplesse d’emploi de moyens en développement. Tout se passe comme si les outils de la dissuasion conçus dans le cadre de la relation est-ouest courraient sur leur erre et continuaient à jouer leur rôle dans le nouveau contexte, sans que ce rôle doive être redéfini.
Le problème de la dissuasion du fort au fou, ou du fort au faible, n’est pas posé. Les crises les plus récentes, dont la plus importante fut sans conteste celle du Koweït, ont cependant montré que la dissuasion n’était pas suffisante pour prévenir une situation qui conduisait à une intervention de caractère classique. Cela ne signifie cependant pas que l’existence des instruments de la dissuasion ne puisse trouver un rôle défensif, sans doute à l’égard des armes chimiques. Aucune preuve ne peut en être apporté et ce point est sans doute très contestable.
La liberté d’action
C’est sur l’articulation entre les deux composantes de la stratégie militaire des puissances nucléaires, la dissuasion et l’action, qu’il convient aujourd’hui de faire porter la réflexion pour redéfinir le rôle de la dissuasion.
Naguère, la garantie de sécurité ultime dans les zones couvertes par la dissuasion, zones non définies mais reliées aux intérêts vitaux, permettait d’agir au-delà de ces zones.
Après le dégel stratégique consécutif à l’effondrement du mur de Berlin, malheureusement catastrophique par ses effets de décomposition sur le continent européen et à ses marches caucasiennes, et avec l’émergence de puissances nucléaires régionales, se pose la question de la liberté d’action pour la conduite des interventions. Quelle limitation faudra-t-il accepter face à une puissance régionale dotée de missiles balistiques capables de menacer l’Europe ?
Un missile libyen n’a-t-il pas touché l’île italienne de Lampedusa dans les années 80. D’autres Tchétchénie sont en préparation, faudra-t-il accepter la même impuissance qu’à l’égard de la Russie ?
Les outils et les doctrines de dissuasion ne seront en mesure de faire face à ces situations que complétés ou soutenus par quelque chose d’autre.
Légitimité
Face à de tels scénarios il faut constater qu’un projet défensif porte en lui-même une légitimité particulière qui n’est guère contestable par son caractère non agressif. Il peut renforcer la détermination de ceux qui possèdent les moyens d’agir à ne pas supporter l’intolérable.
Il n’y a pas lieu de penser que les populations européennes y seraient moins sensibles que la population américaine pour laquelle le projet de NMD est populaire. Des opinions publiques antinucléaires, vieillissantes, obsédées par les questions de sécurité réclameront sans doute de tels dispositifs. Il est intéressant de constater l’évolution des chefs de l’exécutif britannique et allemand qui se montrent de plus en plus conciliants à l’égard du projet après des prises de position initiales très défavorables.
La montée du juridisme dans les relations internationales, l’attitude des Églises, le protocole additionnel I aux conventions de Genève que la France s’apprête à ratifier, tendent à aligner la légalité internationale sur les positions d’inspiration morale qui n’acceptent pas la menace sur les populations civiles, otages de la paix nucléaire.
Conclusions partielles
Le maintien de la dissuasion ne relève plus aujourd’hui du traité ABM et de la relation particulière entre les deux ex-superpuissances.
Les données de la dissuasion ont changé mais les intellects ont encore à faire leur adaptation, spécialement en France.
Ce texte a été repris dans « L’île France, guerre, marine et sécurité » publié en 2007 par l’amiral Girard aux Éditions du Livre.
La question des priorités se pose, d’abord aux États-Unis. Il faudra observer l’adhésion des états-majors américains au projet de NMD, s’il est revu à la hausse dans un contexte de réduction d’impôts, et s’il faut remettre en cause des programmes essentiels pour la capacité d’intervention planétaire des forces américaines
L’ensemble de ces éléments devraient inciter à beaucoup de prudence et à une étude très sérieuse des enjeux et des réponses possibles.
Le projet de défense anti-missiles n’est pas nécessairement la solution unique et ultime à la diminution progressive et inéluctable du rôle du nucléaire mais une position trop négative à son égard serait sans doute le moyen le plus sûr de perpétuer à terme la domination stratégique américaine sur l’Europe.
Ce texte a été repris dans « Cailloux stratégiques » publié en 2007 par l’amiral Girard
Le projet américain ne présente pas exactement les risques qui lui sont imputés. Sa légitimité est difficile à contester. Il constitue une tentative de réponse déjà longuement mûrie de la part des États-Unis, même si sa faisabilité et sa crédibilité techniques sont loin d’être assurées.
Il pose en réalité d’une façon nouvelle la problématique éternelle de la défense et de l’attaque à laquelle l’Europe ne peut échapper. Il viendrait, s’il était repris en Europe, concurrencer le renforcement projeté des moyens militaires d’intervention. Ce n’est pas en soi une raison pour le rejeter. Il doit être étudié et éventuellement inscrit dans la vision stratégique européenne qui fait défaut aujourd’hui. L’équilibre entre capacités défensives et capacités d’intervention doit être défini parce que les unes ne peuvent aller sans les autres. La coupure actuelle des responsabilités entre l’Alliance atlantique et le projet de force d’intervention européenne n’est ni politiquement ni stratégiquement satisfaisant.
La partie n’est pas jouée entre partenaires adversaires.
La relation ancienne qui fut confiante entre les États-Unis et les pays européens, mais naguère également tendue, devient potentiellement de plus en plus conflictuelle.[12]
Il ne nous paraît dans l’intérêt d’aucun des partenaires de poursuivre dans cette direction. Un marchandage entre deux enjeux essentiels est peut-être possible.
Il est certain que la manœuvre diplomatique doit être éclairée par une vision à long terme afin d’éviter les situations sans issue que l’Europe a connues à plusieurs reprises. Leurs conséquences dramatiques sont à l’origine de l’asymétrie actuelle des relations transatlantiques.
Pour la stabilité du monde au XXIème siècle, il faut souhaiter la pérennité de l’Alliance atlantique, très certainement dans une relation mieux équilibrée avec une Europe plus sûre d’elle-même politiquement et stratégiquement, et pour cela il faut souhaiter également la cessation des procès d’intention et la résolution de deux grandes questions préalables. La montée des tensions entre les deux rives de l’océan Atlantique, que certains paraissent rechercher pour elle-même, doit être combattue.
Mais il est également vital pour l’avenir de l’Europe puissance, que semble appeler de ses vœux la France, que ne soient pas commises d’erreurs sur les choix que commande la nouvelle Europe et plus globalement les enjeux stratégiques véritables du monde globalisé. L’avenir de la dissuasion nucléaire fait problème dans ce contexte.
Le débat est en sourdine aujourd’hui. Le projet américain de défense anti-missiles balistiques se poursuit avec le soutien de certains pays européens, notamment et récemment ceux de la Pologne et de la Tchéquie. La question de l’Europe de la Défense subit une éclipse consécutive aux résultats des referendum français et néerlandais.
Il ressurgira si l’ambition d’autonomie stratégique européenne réapparaît. Elle impliquera l’affirmation d’une réflexion européenne elle-même véritablement autonome. Les questions de la dissuasion nucléaire et de la défense anti-missiles seront alors centrales.
Christian Girard
[1] NMD : National Missile Defense, devenue depuis la rédaction de cet article MD, (Missile Defense).
[2] Cet article a été rédigé avant que la première administration du Président G.W Bush ne dévoile ses projets dans le domaine de la Défense. Les déclarations ultérieures du Président G.W Bush, notamment son discours du 1er mai 2002 au National War College ont confirmées certaines des orientations pressenties.
[3] Revue Commentaire 91 (mars 2001).
[4] RMA : révolution dans les affaires militaires.
[5] Les « missions de Petersberg » font partie intégrante de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD). Elles ont été expressément incluses dans le traité sur l’Union européenne (article 17) et recouvrent :
- des missions humanitaires ou d’évacuation des ressortissants ;
- des missions de maintien de la paix ;
- des missions de forces de combat pour la gestion des crises, y compris des opérations de rétablissement de la paix.
Ces missions ont été instituées parla déclaration de Petersberg adoptée à l’issue du conseil ministériel de l’UEO de juin 1992.
Aux termes de cette déclaration, les États membres de l’UEO décident de mettre à la disposition de l’UEO mais également de l’OTAN et de l’Union, des unités militaires provenant de tout l’éventail de leurs forces conventionnelles.
[6] L’engagement de l’Otan en Afghanistan a rendu depuis caduque cette limitation géographique inscrite dans le traité fondateur
[7] Traité limitant les défenses antimissiles balistiques entre les Etats-Unis et l’URSS au cours de la guerre froide dénoncé après la publication de cet article par les deux parties.
[8] MAD : destruction mutuelle assurée
[9] IDS: initiative de défense stratégique ou SDI en anglais
[10] GPALS: Global Protection Against Limited Strikes
[11] RMA, révolution dans les affaires militaires, concept américain développé à la fin des années 90
[12] Cette situation a été confirmée de façon éclatante au moment de la guerre en Irak . Elle a également manifesté une grave coupures entre les pays européens qui a porté tort à la crédibilité de l’Europe de la Défense.