François Bayrou : Nous avons basculé dans un autre monde

Le sommet de Lancaster House visait à réunir les pays qui entendaient résister désormais ensemble à un univers de brutes, sans foi ni lois, qui semble aujourd’hui être consacré par un nouvel axe du mal Washington-Moscou : Les États-Unis sans l’Amérique !

Sommet de Lancaster House - 2025-0302 - Photo Lauren Hurley © No 10 Downing Street_1a
Sommet de Lancaster House – 2025-0302 – Photo Lauren Hurley © No 10 Downing Street

Qui eut cru qu’un président issu du parti Républicain puisse à ce point renier publiquement les valeurs communes d’un monde qualifié de libre en brisant à la tronçonneuse un lien transatlantique qui pendant 80 ans s’était imposé. « Le fait que les dirigeants américains aient choisi de mener cet échange avec Zelensky publiquement, plutôt que dans un cadre diplomatique à huis clos, révèle plus que tout à quel point leur poutinisation est avancée » nous dit François Thom qui souligne que « comme les hommes du Kremlin, le président Trump et ses acolytes ne craignent pas d’étaler leur ignominie au grand jour. L’affichage décomplexé de leur turpitude est à leurs yeux l’indice de leur toute-puissance[1] Déclaration à l’Assemblée du gouvernement sur la situation en Ukraine et la sécurité en Europe par François Bayrou, Premier ministre.

Source : Assemblée Nationale. XVIIe législature : Session ordinaire de 2024-2025), Séance du lundi 03 mars 2025 sous la présidence de Mme Yaël Braun-Pivet.

Mme Yaël Braun-Pivet : L’ordre du jour appelle la déclaration du gouvernement sur la situation en Ukraine et la sécurité en Europe, suivie d’un débat, en application de l’article 50-1 de la Constitution.
La parole est à M. le Premier ministre, chargé de la planification écologique et énergétique.

M. François Bayrou, Premier ministre, chargé de la planification écologique et énergétique: Le but de ce débat, organisé selon les termes de l’article 50-1 de la Constitution, est que le gouvernement partage avec la représentation nationale non seulement des informations – à dire vrai, il en est peu que chacun d’entre nous ne connaisse –, mais une vision d’une situation historique qui est à nos yeux la plus grave, la plus déstabilisée et la plus dangereuse de toutes celles que notre pays et notre continent ont connues depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Lors d’une réunion à huis clos avec tous les responsables des partis politiques représentés dans cette assemblée, le président de la République a partagé une analyse précise et préoccupante de la situation sur le terrain des armes et des forces. Mais les choses s’accélèrent : vendredi soir, dans le bureau ovale de la Maison-Blanche, s’est déroulée sous l’objectif des caméras du monde entier une scène sidérante, empreinte de brutalité et de volonté d’humiliation, dont le but était de faire plier par la menace le président ukrainien Volodymyr Zelensky pour qu’il se rende aux exigences de ses agresseurs. Le tout résumé en une phrase devant les caméras de la planète : « Ou bien vous trouvez un accord avec Poutine, ou bien nous vous laissons tomber ! »

François Bayrou à l'Assemblée
François Bayrou à l’Assemblée : « Nous avons basculé dans un autre monde » — Capture d’écran E-S

Pour l’honneur de la responsabilité démocratique, de l’Ukraine et, j’ose le dire, de l’Europe, le président Zelensky n’a pas plié. Je crois que nous pouvons lui manifester notre reconnaissance.[2] Il y a deux victimes dans cette scène : la première est potentiellement la sécurité de l’Ukraine, qui se bat pour sa survie et pour le droit des nations au prix de la vie de dizaines de milliers de ses enfants. La seconde est une certaine idée de l’alliance que nous, pays de liberté, avions avec et autour des États-Unis.

Peut-être plus grave encore pour l’avenir – je le dis au nom de ceux qui n’ont pas oublié l’alliance séculaire, ni l’amitié, à laquelle nous sommes attachés, avec le peuple américain –, une autre alliance fondamentale se trouve compromise : celle que les États-Unis avaient avec eux-mêmes, leur histoire et un certain idéal de défense du droit – de défense du faible face au fort tyrannique.
Cette situation est le dernier développement d’un enchaînement de causes et de conséquences que nous avons vu se dérouler sous nos yeux.

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Volodymir Zelensky et Donald Trump : « Sous l’objectif des caméras du monde entier une scène sidérante, empreinte de brutalité et de volonté d’humiliation » (François Bayrou) —

Nous connaissons le détonateur de cette séquence dramatique. C’est un événement précisément daté : l’invasion, en vue d’annexion, de l’Ukraine par les forces armées de la fédération de Russie, sur ordre de Vladimir Poutine, le 24 février 2022. Cette date a marqué un basculement entre deux mondes, aux conséquences planétaires – nous avons été plusieurs à le dire à l’époque.

Depuis 1945, nous espérions que l’Europe, l’Occident tout entier, la communauté des nations, vivaient avec l’idée qu’une loi internationale, respectant les principes d’indépendance et de sécurité pour les nations, régissait chaque jour davantage – et régirait un jour – l’ensemble des relations internationales, diplomatiques, de défense, commerciales, financières.

Bien sûr, nous le savions, ces règles ont toujours fait l’objet d’une application partielle, imparfaite et souvent partiale – nous n’idéalisons pas le passé. Mais il y avait malgré tout des garde-fous qu’on pouvait évoquer, des traités qu’on pouvait brandir, des résolutions qu’on pouvait invoquer, des engagements qu’on pouvait rappeler.

Tout ceci est fini : nous avons basculé dans un autre monde.

Beaucoup sont sans voix tant le choc est violent ; beaucoup se trouvent démunis tant tous les dispositifs que nous avions inventés sont démantelés. Nous voici mis en demeure d’accepter des mœurs que nous refusons, de revoir les chartes de nos libertés, de repenser les règles de la démocratie et de la liberté d’expression, d’abandonner notre souci de décence pour accepter l’indécence qu’on voudrait nous imposer.

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Des parlementaires lettons et l’ambassadeur d’Ukraine étaient les invités de l’Assemblée Nationale — CE

Au fond, nous vivions avec la certitude paisible que le monde serait, sinon de plus en plus démocratique comme l’affirmaient des esprits brillants, mais incurablement optimistes, du moins de plus en plus sûr. C’est dans ce cadre que la prospérité du continent européen, du monde libre et, par contagion, celle de ceux qui vivaient une relation de confiance avec l’Occident, se développaient.

Certes, nous savions tous – de grands diplomates français le rappelaient, comme Hubert Védrine – que les nations n’oublient jamais leurs intérêts, et que, par la force des choses, ces derniers passent souvent avant leurs principes. Mais nous avions, pour les uns, l’espoir, pour les autres, la certitude, qu’au bout du compte demain serait plus sûr qu’aujourd’hui et que les grands ensembles avec qui nous étions en relation en viendraient un jour à respecter plus ou moins les mêmes grands principes.

Beaucoup le croyaient pour la Russie, en raison d’une proximité de civilisation et d’une communauté d’histoire. Nous le croyions pour l’Inde, dont la progression démographique, technique et scientifique et la situation de pays non-aligné sont pour la France des éléments de confiance – pour ce pays majeur, nous le croyons encore aujourd’hui.

C’était vrai à certains égards pour la Chine : la France n’a jamais oublié qu’elle avait été le premier pays d’Occident à reconnaître et consacrer le statut international de cet immense peuple et acteur politique. Nous l’espérions même du Moyen-Orient tourmenté, dont nous imaginions favoriser l’apaisement avant de voir triompher une paix garantie par la reconnaissance des peuples, des communautés et des cultures.

Cette symphonie d’espoirs raisonnables a volé en éclats le 24 février 2022.

Qu’un pays, géographiquement le plus vaste de la planète, militairement parmi les mieux armés, en particulier par la détention d’innombrables têtes nucléaires, ayant construit une puissante armée mécanique de blindés aussi bien que d’aviation, une puissance spatiale, un pays riche d’infinies ressources naturelles – qu’un tel pays, membre du Conseil de sécurité des Nations unies et à ce titre garant de l’ordre international, décide de se jeter sur un pays voisin, une nation souveraine, de surcroît intimement mêlée à sa propre histoire, pour l’annexer, en prendre le contrôle par la force et en chasser les dirigeants élus, beaucoup d’entre nous, en fait, n’auraient même pas osé l’imaginer.

Or cette date de basculement de l’histoire a libéré les démons endormis et a remis en cause, d’abord, le premier principe de sécurité sur lequel étaient fondées nos règles internationales : l’intangibilité des frontières issues de la Seconde Guerre mondiale. Cette agression a donné le signal qu’attendaient en réalité depuis longtemps des forces tapies dans l’ombre et qui ne rêvaient que de se donner carrière. Ces forces, il faut les nommer : c’est l’esprit de domination ; c’est l’impérialisme militaire, idéologique, économique, religieux, fanatique, la volonté d’asservir l’autre ; c’est le culte de la force – nous le connaissons bien, car c’est la malédiction qui a coûté des dizaines de millions de morts au XXe siècle, particulièrement en Europe.

Sur toute la surface de la planète, le signal donné par cet événement n’a échappé à personne. Qu’importeraient désormais la loi et les principes, les délibérations internationales ? La force seule, la violence et la brutalité suffiraient pour régler les conflits. Il s’agirait seulement de réunir les moyens suffisants, de déployer la violence suffisante, et n’importe quelle cause pourrait désormais l’emporter. C’est la fin de la loi du plus juste, c’est le règne de la loi du plus fort.

Ainsi, par la décision d’un seul, devenu chef de meute, sont reniés les efforts consentis depuis plus de cent ans pour arracher l’humanité à sa naturelle inhumanité, en même temps que se trouve reniée la Charte des Nations unies, dont voici un extrait du préambule : « Nous, peuples des Nations unies, résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l’espace d’une vie humaine a infligé à l’humanité d’indicibles souffrances, à proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites, à créer les conditions nécessaires au maintien de la justice », prenons l’engagement solennel « qu’il ne sera pas fait usage de la force des armes, sauf dans l’intérêt commun ».

Cette charte a été signée le 26 juin 1945 pour préserver les générations au lendemain de la plus terrible des guerres que l’humanité ait connues – 80 millions de morts et une victime perdue pour toujours, une certaine idée de l’homme partie avec la Shoah, la tentative d’anéantissement programmé, et pour la première fois techno-industriel, de l’un des peuples de notre famille humaine.

Ce qui se matérialisait sous nos yeux, vendredi soir, alors que nous assistions sidérés à cet affrontement – et chacun d’entre nous se souviendra où il se trouvait à ce moment –, c’était la rupture de quelque chose d’infiniment précieux, dont nous étions au jour le jour peu conscients, mais qui servait de cadre à notre regard sur le monde, à savoir l’idée de l’identité et de l’unité de l’Occident.

Ce que nous avons brutalement découvert depuis quelques semaines, et qui culminait en ce vendredi soir, c’est que nos alliés pouvaient nourrir sur nous et sur notre avenir, sur l’avenir de leurs partenaires et voisins, la même volonté de domination que nous prétendions combattre chez les puissances auxquelles nous voulions résister.

Les déclarations du quarante-septième président des États-Unis à propos du canal de Panama, de Gaza, du Groenland ou même du Canada nous ont, en temps réel, fait mesurer la stupéfiante réalité : il n’y a plus de loi qui s’impose à tous et nous, Français et Européens, ne sommes pas armés pour un temps où la loi est tenue pour négligeable. Comment entendre en 2025 que « personne n’a de droits sur le Groenland » ou que quiconque ayant des droits devrait y renoncer car « nous avons besoin du Groenland pour notre sécurité nationale », s’agissant d’un territoire certes peu peuplé, mais grand comme quatre fois la France, au sous-sol riche des matières premières les plus rares, d’une biodiversité préservée par le climat particulier de cette région, et relevant de surcroît de la souveraineté d’un pays membre de l’Otan ?

Il en va de même en matière commerciale. Nous étions préoccupés, nous le sommes toujours, par le dumping auquel nous soumettait la puissance chinoise. Nous considérions l’Organisation mondiale du commerce (OMC) comme capable, un jour, de faire respecter des règles élémentaires. Nous voyions cette OMC comme un atout pour des échanges où les États se respecteraient. Et d’un seul coup, l’annonce de l’instauration de 25 % de droits de douane sur les productions de tout un continent et l’inéluctable perspective de rétorsions nous plongent dans un univers de guerre commerciale, au moment même où notre continent traverse une crise qui met à mal sa croissance et ses emplois.

De surcroît, derrière les droits de douane qu’on veut relever, se prépare, nous le savons bien, une offensive bien plus brutale, bien plus violente et bien plus redoutable contre tout le dispositif réglementaire européen destiné à encadrer le high tech et à prévenir une mainmise totale des entreprises majeures du numérique américain sur notre économie et nos valeurs.

Il s’agit d’un enjeu déterminant, et ce n’est pas un hasard si certains responsables américains de haut niveau ont explicitement indiqué qu’il nous fallait désormais choisir entre la protection de l’Otan et l’abandon à toutes les licences, y compris celles qui prônent la haine ou la ségrégation. On veut nous cerner, on veut nous assujettir pour nous plier, nous aussi, à la loi du plus fort. Et cela de la part de nos alliés !

L’annonce du retrait des organismes internationaux chargés du développement ou de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) conforte l’idée d’un tel basculement. Menacés de se retrouver sans recours militaire, bien des pays membres de l’Otan désespèrent et posent en termes nouveaux les questions de défense.

Ces questions, la France les a posées, la première et longtemps la seule parmi les alliés. Tous ceux qui entendaient à chaque rencontre internationale l’appel français à une plus grande autonomie de la défense européenne et qui levaient les yeux au ciel en y voyant une lubie ou la défense d’intérêts égoïstes, tous ceux-là mesurent aujourd’hui combien notre idée d’indépendance était fondée.

C’est dans cet esprit que nous avons bâti, nous Français, notre appareil de défense, nos armées, à commencer par la dissuasion nucléaire et par ses vecteurs, ce qui fait – il convient de le rappeler – que notre pays est le seul, à l’égal des très grandes puissances, à disposer d’une armée autonome capable d’affronter la plupart des situations de menace, sans avoir à demander l’autorisation ou la permission de quiconque. L’effort de construction de cette armée a demandé des investissements considérables, que la nation a supportés avec courage et esprit de continuité. Cet effort, nous l’avons supporté solitairement.

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François Bayrou : « Nous sommes forts et nous ne le savons pas » — Capture d’écran E-S

Mais la France avait raison ! Elle avait raison ! On le découvre aujourd’hui, au moment même où notre principal allié paraît se ranger aux éléments de langage du pays qui attaque l’Ukraine et menace le reste de l’Europe. Face à cette situation, il est un constat que nous ne faisons pas assez : nous, les Européens, sommes plus forts que nous le croyons ; nous sommes forts et nous ne le savons pas. Pire, nous nous comportons comme si nous étions faibles !

Rappelons les chiffres. L’Union européenne compte à elle seule 450 millions d’habitants ; avec la Grande-Bretagne et la Norvège, nos alliés, nous sommes plus de 520 millions d’habitants, contre 340 millions aux États-Unis et 150 millions en Russie. Le PIB de l’Union, additionné à celui de la Norvège et de la Grande-Bretagne, c’est plus de dix fois le PIB de la Russie.

Les dépenses militaires de la Russie sont certes impressionnantes – 40 % de son budget et 9 % de son PIB, chiffres qui donnent une idée du déséquilibre dans les investissements. Cependant, l’efficacité opérationnelle des armées russes est arrêtée depuis trois ans par l’armée ukrainienne, qu’elles devaient pourtant emporter – affirmaient les dirigeants russes – en trois jours.

En comparant les arsenaux, on découvre un rapport de force qui n’est pas du tout celui qui est décrit habituellement. Nos forces armées continentales, additionnées à celles du Royaume-Uni, comptent plus de 2,5 millions de soldats professionnels, soit 25 % de plus que les forces russes ; elles disposent de 2 991 avions de combat, deux fois plus que les aviations des États-Unis et de la Russie, et de quelque 15 000 pièces d’artillerie, contre moins de 10 000 pour la Russie et seulement 5 000 pour les États-Unis. Nous, pays européens, sommes une force même si nous ne le savons pas.

Sur ce point, je le crois, la France se trouve en accord – pour une fois – avec M. Trump. Si nous sommes forts, nous ne pouvons pas demander à d’autres de nous défendre durablement à notre place. Si nous sommes forts, c’est à nous, Européens, de garantir la sécurité et la défense de l’Europe. Mais d’abord, et dans l’urgence, nous ne pouvons pas laisser le peuple ukrainien sans défense. Nous devons aider l’Ukraine, mobiliser des ressources, partager les matériels, aider à former, sécuriser autant que possible et ne pas accepter qu’un retrait américain condamne à la défaite ce pays défenseur de nos libertés.

Si nous demeurions impuissants, si la digue ukrainienne en venait à céder du fait de notre impuissance ou de notre négligence, alors n’en doutez pas : un jour ou l’autre, plus tard ou très tôt, ce sont nos pays, notre Union, qui se trouveraient ciblés. En effet, il est une leçon que l’histoire nous a enseignée et qui n’est jamais démentie : la force brutale ne se borne jamais elle-même.
La situation nous dicte donc les questions que nous devons nous poser. Si les alliances se renversent, les Européens ont-ils la volonté de résister ?

Ont-ils la volonté de défendre, non pas ce qu’ils ont, mais ce qu’ils sont ? Au fond, la seule question est la plus ancienne question, non seulement du théâtre, mais de la philosophie : to be or not to be ?

Cette question ne cesse de se poser depuis des décennies. Beaucoup, chez nous et chez nos partenaires, mettaient en doute la nécessité de l’union. Avec beaucoup d’autres, je crois et je soutiens que dans les circonstances créées par une telle menace de déstabilisation du monde, l’Union européenne est pour nous le seul chemin et la seule stratégie possible. C’est pour cela que face à la guerre froide, nous l’avons voulue, fondée et fait progresser. Avons-nous tout réussi ? Certainement pas. Nos institutions sont imparfaites, nos politiques inabouties, la transparence démocratique trop faible, nos priorités peu perceptibles, et des combats majeurs pour l’humanité, du climat au développement, ne sont pas menés comme il conviendrait. Tout cela est vrai et je pourrais en dire plus encore.

Mais lorsque le monde tremble sur ses bases, alors la solidarité, l’entente, l’action en commun des pays de la famille européenne est la seule réponse possible. C’est la seule réponse possible du point de vue de l’aide à apporter à l’Ukraine – aide financière et logistique, aide à la formation, aide militaire, aide diplomatique. C’est la seule réponse possible en matière commerciale : si nous nous laissons diviser, morceler, jouer les uns contre les autres, nous subirons tous la loi de ceux qui veulent nous affaiblir pour nous soumettre. C’est la seule réponse possible en matière de réarmement scientifique et technologique : si nous ne conduisons pas une telle politique, nous resterons condamnés à former, de la maternelle jusqu’au prix Nobel ou à la médaille Fields, les grands découvreurs qui continueront à aller découvrir ailleurs.

C’est la seule réponse possible en matière industrielle et agricole pour que nos pays retrouvent leur place de fournisseurs compétitifs sur leurs propres marchés qui, autrefois déstabilisés par l’obsédante question du prix de la main d’œuvre, peuvent dorénavant être rééquilibrés par l’automatisation, la numérisation, l’algorithmique et la robotique.

L’action commune est la seule voie vers la maîtrise collective des questions environnementales, que nous avons décidé de placer au premier plan de notre stratégie industrielle quand tant d’autres les abandonnent, et par conséquent vers la maîtrise de notre cadre de vie. C’est enfin la seule réponse possible en matière de production intellectuelle : si elle retrouve son influence culturelle, l’Europe redeviendra le lieu de création, de réalisation, de production et d’invention qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être.

Tout se tient : notre solidarité en tant que pays de la famille européenne, notre influence internationale, notre prestige collectif, notre protection, notre croissance, notre marche en avant. Hélas, tout se tient aussi dans l’autre sens, celui du déclin, de la soumission et de la perte d’influence. Or – pardonnez moi de vous le dire aussi crûment – l’histoire a montré qu’il y avait au ressaisissement européen une condition impérative : la vitalité et la force de la France.

En effet, cette idée d’une Europe indépendante, autonome dans ses décisions, défendant elle-même sa liberté et ses intérêts, c’est la vision française. La France l’a défendue seule, à partir de l’intuition du général de Gaulle, contre tous ceux que les temps invitaient à la facilité. Voilà ce que le fondateur de la Ve République, avec une prescience qui mérite d’être soulignée, affirmait en 1962 :

« On ne sait jamais d’où peut venir la menace, ni d’où peut venir la pression ou le chantage. […] Il peut se produire des événements fabuleux, des retournements incroyables. Il s’en est produit tellement dans l’histoire ! » Après avoir observé qu’on ne sait pas ce qui peut se passer aux États-Unis et énuméré tous les risques de déstabilisation de la société américaine, il conclut : « Voilà pourquoi, tout en demeurant les alliés des Américains, nous voulons cesser de nous en remettre à eux.»

C’était en 1962. Depuis, la France a défendu cette vision inlassablement, en particulier lors des huit dernières années, par la voix du président de la République.

Elle l’a défendue assez souvent dans la solitude, qui est le lot de ceux dont la pensée est ferme. Je crois que les événements prouvent désormais aux yeux de tous, notamment à ceux de nos partenaires, que cette vision est d’intérêt général.

La France peut jouer un rôle central dans l’édification de ce nouveau monde, de ce nouvel équilibre, mais elle ne le fera que si elle recouvre sa confiance et son unité. Tout ce que nous, Français, avons à construire et à reconstruire est la clé de cet autre monde. L’investissement militaire, la reconquête de notre équilibre financier et de notre équilibre démocratique, l’efficacité de notre système éducatif, notre politique de formation et de recherche, la place des entreprises françaises et le soutien à leur apporter, l’aménagement du territoire, notamment de nos outre-mer, l’efficacité de l’action publique et l’équilibre du contrat social constituent chacun une clé de l’affirmation française.

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Vue de l’Assemblée pendant la déclaration du Premier ministre — Capture d’écran E-S

Face à la réalité d’un monde inattendu, tellement inattendu que nous ne parvenons même pas à le qualifier proprement, il faut nous organiser avec sang-froid, unité et détermination. Avec sang-froid, car tout affolement serait perçu comme signe de peur et pousserait tous ceux qui ne nous veulent pas de bien à poursuivre leur offensive psychologique, morale et politique – et, qui sait, peut-être un jour militaire – contre nous. Avec unité, car il serait dangereux qu’au-delà des déclarations communes et des résolutions conjointes, chacun aille négocier ici ou là un avenant national avantageux au dépeçage du monde, un sursis à exécution avant vassalisation.

Avec détermination, car les mots ne suffiront pas.

Ce que nous aurons à affirmer, ce sont des choix nationaux et des choix européens. Nous l’avons vu récemment, beaucoup de choses évoluent parmi les opinions européennes et parmi les gouvernants, nos partenaires.

L’événement ne nous laisse pas le choix. Dans les premiers mois de la guerre de 1914, dans un recueil composé au temps du fer, du feu et de la mort qu’il a simplement intitulé Europe, Jules Romains a écrit ces quelques vers : « L’événement est sur nous. Il a le pas et le poil d’une bête quaternaire. » Il voulait simplement dire, lui si souvent accusé d’idéalisme, qu’il est des moments où, devant le risque du pire, devant le réveil de forces primitives et archaïques, on n’a pas le choix. Nous n’avons pas vraiment le choix ; mais ce choix, au moins, est entre nos mains, et c’est la première raison d’espérer.[3] 

[1] Voir « La double vengeance de Vladimir Poutine » par Françoise Thom in Desk Russie (2025-0303) —

[2] (Les députés des groupes EPR, SOC, DR, EcoS, Dem, HOR et LIOT et plusieurs députés du groupe LFI-NFP se lèvent et applaudissent longuement. – Les autres députés du groupe LFI-NFP, M. Stéphane Peu et M. Arnaud Sanvert applaudissent également).

[3] (Applaudissements sur les bancs des groupes EPR, DR, Dem, HOR et LIOT et sur plusieurs bancs du groupe SOC).

Voir également :