Il y a des marques de mépris que même le temps, parfois, n’arrive pas à gommer des mémoires des peuples. Et plus le peuple est petit… plus la mémoire est grande, mieux vaut s’en souvenir. Mais quelle mouche a donc piqué Emmanuel Macron ? En recevant le 10 janvier 2023 à l’Élysée, à trois jours d’un scrutin décisif, le candidat populiste à la présidence tchèque, c’était assurément vouloir liguer au deuxième tour tous les autres candidats contre celui qui aura cherché à se faire adouber à Paris à la veille du premier tour…
par Joël-François Dumont — Prague, le 11 janvier 2023 —
Sommaire
« Le maître des horloges » à contre-temps
Il en va des usages diplomatiques comme des bonnes mœurs. Alors, pourquoi casser la porcelaine ? Pourquoi, systématiquement, se mettre à dos les « petits pays » ? Pourquoi marquer ainsi du sceau d’un certain mépris de type parisianisme mondain quand la sagesse voudrait de reconnaître que c’est toujours anti-productif ?
Si tout le monde s’accorde à reconnaître que Monsieur Macron n’est pas né de la dernière pluie et qu’il est doté d’un charme indéniable au service d’une intelligence au-dessus de la moyenne, alors pourquoi agit-il ainsi ? On imagine que, comme tout un chacun, il soupèse le pour et le contre et compare les avantages et les inconvénients avant de prendre une décision. Reste alors la seule hypothèse, la plus crédible, qui veut que quand on a un projet « inavouable », on n’hésite pas à franchir le pas. Et la presse tchèque n’a pas mis longtemps à enfoncer le doigt là où cela fait mal !
Stupéfaction, indignation : les Tchèques « en colère contre Macron et la France »
A Prague en quelques heures, l’annonce de cette rencontre et les commentaires nourris qui lui ont succédé sont vite passés de la stupéfaction à l’indignation avant de céder le pas à la colère, comme le dit très justement Laure Mandeville dans le Figaro : « Le geste d’Emmanuel Macron » … « n’en suscite que plus d’émoi et de frustration agacée dans une République tchèque, où l’on ne comprend pas bien « ce coup de pouce » important, à trois jours du scrutin. »[1]
Cette visite le 10 janvier d’Andrej Babiš à l’Elysée s’est produite « au lendemain de son acquittement surprise par la justice tchèque dans l’affaire du Nid de cigognes, Andrej Babiš a pu s’envoler le cœur léger pour Paris où il a été reçu à l’Élysée par son « ami » Emmanuel Macron » … « Nous avons passé environ 40 minutes avec Emmanuel Macron. J’étais intéressé par son opinion sur la fin de la guerre en Ukraine et bien sûr sur la résolution de la crise énergétique en Europe »,[2] a commenté Andrej Babiš, toujours sur Twitter.»
A n’en pas douter, cette visite à Paris a était montée pour donner un avantage à un candidat qui figure parmi les favoris, « un coup de pouce« , mais à quelqu’un qui n’était pas en tête dans les sondages. De quoi électriser une campagne qui n’avait qu’intéressé jusqu’ici que les Tchèques… et le Kremlin, voyant dans les populistes déclarés des soutiens potentiels. Du coup, nombre d’électeurs se sont dit que les alliances de deuxième tour rétabliront dans les urnes ce que la morale risquait de perdre au premier.
Un précédent allemand
En Allemagne par contre, personne n’a été « surpris ». Emmanuel Macron n’avait-il pas, déjà, reçu trois jours avant le dernier grand scrutin Armin Laschet — un candidat, médiocre, imposé à la CDU par Angela Merkel, connu pour sa proximité avec Vladimir Poutine, dernier épisode de seize années de pouvoir désastreux pour l’Allemagne et pour l’Europe ?
Hier soir à Prague, lors d’une grande réception, le seul, l’unique sujet de conversation était « la visite de Babiš à Paris » ! Il y a ceux, abasourdis, qui imaginent que « le président français » puisse être « un homme mal informé », ceux qui n’étaient pas surpris par « les méthodes Babiš », enfin ceux pour qui « Emmanuel Macron est coutumier du fait de n’écouter personne et de s’asseoir sur les usages convenus ». Les quelques Français présents, eux, n’étaient « pas surpris », « habitués » qu’ils sont à « un en même temps » érigé en doctrine, rappelant que « Macron et diplomatie ne faisaient pas bon ménage à Paris ». Le nombre de diplomates de la cellule diplomatique qui se sont succédé à l’Élysée lors du premier quinquennat d’Emmanuel Macron à cet égard est éloquent. Tous les records battus ! Rien d’étonnant à ce que la destruction revendiquée des corps préfectoral et diplomatique, se fasse en ce moment dans une indifférence quasi générale, pour créer en France un « spoil système » contraire à l’esprit et aux traditions françaises.
Et si, finalement, la vérité était toute simple ?
Le président Macron est très certainement l’un des hommes les mieux informés de la planète. Mais quand on se veut « le maître des horloges », on n’écoute personne. Faut-il voir là une tradition française ancienne ou l’évolution d’un parisianisme mondain (« un tiers mondain et deux tiers-mondiste ») à l’heure où la diplomatie secrète a cédé la place à Tik-Tok, depuis que les comptes Twitter sont tombés de haut après l’OPA d’Elon Musk.
Incompétence et/ou mépris ? « Les deux mon général » comme me l’a suggéré un ancien ambassadeur à qui j’ai téléphoné pour m’assurer des usages diplomatiques qui a précisé que, pour la première fois de sa vie, il avait fait grève ! La « com » n’est plus au service de ceux qui gouvernent. A l’heure des réseaux sociaux, la com s’est substituée à l’action politique… Au bout de 20 ans, on comprend mieux pourquoi le monde politique a des allures de repoussoir et les abstentionnistes sont qualifiés de « premier parti de France ».
Alors, pourquoi ce coup de pouce, au profit de qui… sans oublier contre qui ?
Pourquoi soutenir en France un personnage qui fait l’objet d’une enquête en France pour fraude fiscale ? La démarche de l’Élysée ne peut que surprendre. Babiš ne cesse de vanter les mérites de « son ami » hongrois, Viktor Orbán. A moins que… Et si « son ami » Emmanuel Macron recherchait « des alliés en Europe de l’Est pour ses plans visant à mettre fin à la guerre en Ukraine, accommodants avec la Russie.» C’est en substance ce que suggère Václav Dolejší : « Babiš a gagné Macron mais a perdu Ostrava ».[3] Babiš, écrit-il, a déjà « perdu des appuis dans une région clé, en Moravie-Silésie, bastion traditionnel du mouvement ANO » dont Babiš a été le fondateur.[3] ANO, selon le Monde étant « une formation au positionnement à la fois centriste et populiste reléguée dans l’opposition depuis sa courte défaite aux élections législatives d’octobre 2021, face à une coalition de trois partis de centre droit dirigée par l’actuel Premier ministre, Petr Fiala.»[4]
Aucun doute pour l’hebdomadaire libéral Respekt : “En rencontrant Babiš, le président français s’immisce dans les élections tchèques. Macron aurait pu éviter cela et attendre que les électeurs eux-mêmes disent qui ils veulent voir au Château de Prague.”
Certaines déclarations répétées sur la Russie d’Emmanuel Macron, on ne peut plus ambiguës, ont rendu le président français « suspect » aux yeux de la plupart des pays de l’Europe du Nord, scandinaves et nordique, et de la quasi totalité des pays d’Europe centrale. Si aujourd’hui, Macron a réussi à rétablir son image en Ukraine, le soupçon a laissé la place au doute et dans une alliance comme dans une amitié, le doute, si petit soit-il, est encore ce qu’il peut y avoir de pire. « On juge l’homme désormais à ses actes et plus à ses paroles, d’autant que ceux-ci ont été appréciés au cours de ces trois derniers mois » me disait un Ukrainien en poste à Prague. Mais qui imagine que Macron, demain, une énième fois ne va pas de nouveau changer d’idée et vouloir reprendre langue avec un Poutine démonétisé ? En France, personne ne prendrait le pari !
Ce qui reste quand même choquant pour un Français, au-delà de cette absence de conformité avec les usages diplomatiques, c’est d’abord d’avoir porté son choix sur un personnage pour le moins controversé déjà dans son propre pays. Même s’il vient d’être acquitté il y a trois jours, la veille de sa rencontre à l’Élysée, Andrej Babiš ne sort pas indemne de longues années d’investigation criminelle, après avoir été accusé d’avoir détourné 2 millions d’euros de subventions européennes.[5] On lui reconnaît un certain dynamisme, il a sans aucun doute les qualités et les défauts d’un homme d’affaires, mais son modèle quand il était Premier ministre, Donald Trump, lui est loin de faire référence.
Les Français qui n’ont pratiquement pas d’envoyés spéciaux ou de correspondants permanents en République Tchèque ne se sont pas intéressés au développement de ce pays qui en 25 ans s’est transformé, et pas seulement sur le plan économique. Pire encore, les relations étroites et historiques qui ont existé dans le passé entre la France, la RT et la Slovaquie sont ignorées des Français qui sont loin d’imaginer que c’est bien à Versailles, au Trianon Palace, qu’a été créée au lendemain de la 1e Guerre Mondiale la « Tchéco-Slovaquie ».
Le candidat en pointe dans cette élection est un héros pour les Français
Pour être plus complet et mieux mesurer la « consternation » de la plupart des Tchèques, en deux jours on peut imaginer que dans cette compétition, l’homme en pointe dans les sondages, Petr Pavel,[6] un ancien chef d’état-major des armées tchèque qui a occupé de très hautes fonctions à l’OTAN et qui s’est lancé en politique ne devienne le recours des électeurs tchèques, y compris des électeurs de l’ANO, parti créé par Andrej Babiš dont les responsables de Moravie ont déclaré « ne pas imaginer Babiš à la présidence tchèque »!
Dans les circonstances actuelles, la sagesse voudrait que l’on préfère un expert militaire à un milliardaire populiste plus ou moins pro-russe déclaré. Et du coup, un mouvement se dessine qui pourrait préfigurer prochainement une coalition au pouvoir de centre-droit.
Les Français pourraient aussi se demander pourquoi le 3 juillet 2012, le général de corps d’armée Pavel, récemment nommé chef d’état-major général de l’armée tchèque, qui s’était vu attribuer la Croix de Guerre, a reçu de Pierre Lévy, ambassadeur de France en République tchèque, les insignes d’officier de la Légion d’honneur ?
Pour être précis, le mieux est de reprendre les termes élogieux employés par l’ambassadeur Lévy dans les magnifiques salons du Palais Buquoy, siège de l’ambassade de France à Prague, le jour même où notre attaché de défense, le colonel Bucherie, remettait la Médaille de la Défense nationale (Argent) au Capitaine Slovakova.
Discours de l’Ambassadeur Pierre Lévy
Messieurs les Généraux, Madame et Messieurs les officiers, Mesdames, Messieurs,
C’est un grand plaisir de vous accueillir à l’Ambassade de France pour féliciter et remercier deux officiers de l’armée tchèque qui ont, par leurs contributions respectives, honoré l’amitié franco-tchèque.
Cette occasion est un peu particulière puisque l’administration française, dont les procédures de nomination durent environ deux ans, nous permettent d’honorer le général Pavel au tout début de son mandat de chef d’état-major général de l’armée de République tchèque même si c’est surtout au jeune officier « opérations », sauveur en 1993 de 53 soldats français, que s’adresse cette décoration.
Général Pavel,
Votre nomination à la tête des armées tchèques le jour de la fête de Pierre et Paul, vos deux patronymes en tchèque, sanctionne une carrière exceptionnellement riche en expériences opérationnelles et internationales, lors desquelles votre connaissance du français vous a parfois été utile.
Parachutiste d’origine, vous avez alterné les postes en unités opérationnelles, le plus souvent dans les forces spéciales, et en état-major, que ce soit en République tchèque et à l’étranger. Votre carrière internationale est impressionnante et vous a souvent conduit en Belgique mais aussi en Bosnie, aux Pays-Bas, aux États-Unis et au Qatar.
Votre parcours croise souvent celui des forces françaises, notamment entre 2007 et 2009, lorsque vous siégez au comité militaire de l’Union européenne pendant les présidences française et tchèque du Conseil de l’Union européenne.
Mais c’est en 1993, lors d’une offensive croate dans les Krajina serbes, que votre action a été déterminante pour sauver les 53 Français d’une unité de la Forpronu pris entre deux feux. En février de cette année, nous avons eu le plaisir de décorer vos subordonnés de l’époque, le général Opata et le colonel Klinovsky. Aujourd’hui c’est le commandant de l’opération de sauvetage que nous souhaitons honorer et à travers lui les 27 autres volontaires tchèques qui avaient risqué leur vie pour sauver les soldats français, vos frères d’armes. Cette expression prend ici tout son sens.
A cette occasion, vous aviez manifesté un courage hors du commun, non seulement en vous interposant entre les belligérants serbes et croates, mais également parce que dans l’incertitude de l’environnement des missions de l’ONU de l’époque, vous ne saviez pas si cette initiative vous vaudrait une récompense ou une sanction.
La détermination et la force de caractère dont vous avez fait preuve à cette occasion, en prenant notamment soin de rapatrier les corps de deux des soldats français décédés pendant l’offensive, vous ont valu en 1995 la Croix de la valeur militaire française avec étoile de bronze et l’éternelle reconnaissance de l’armée française. A presque 20 ans de distance des événements, la France souhaite, par cette décoration prestigieuse, témoigner de sa reconnaissance et démontre qu’elle n’oublie pas les gens qui l’ont aidé par le passé.
A cet égard, je souhaite saisir cette occasion pour exprimer, à travers vous, Mon Général, mon admiration et mon respect pour ceux qui ont choisi le métier des armes. Etre prêt à faire le don de soi, celui de sa vie, telle est l’exigence suprême de ce métier si particulier. Il faut reconnaitre que, dans le monde actuel, le sens de l’engagement ne va pas de soi. Nos générations ont la chance de vivre en démocratie sans menace existentielle. Nous sommes sollicités sur des théâtres extérieurs éloignés de nos foyers dans des opérations multinationales le plus souvent. Nous devons être prêts à affronter des menaces et des risques très variés dans un environnement stratégique marqué par la complexité et l’incertitude.
Sachez que je me sens très proche de vous, sans doute parce que je suis imprégné de la pensée de Raymond Aron. Pour ce grand philosophe politique, le diplomate et le soldat sont les deux acteurs déterminants des relations internationales. Ensemble, nous œuvrons pour assurer la paix de nos peuples, l’indépendance de nos pays et la défense de nos valeurs occidentales.
Désormais, comme chef d’état-major général, il vous appartiendra de guider les forces armées tchèques dans une période difficile marquée principalement par le poids des contraintes budgétaires. Mes meilleurs vœux de succès vous accompagnent dans cette haute mission.
J’espère que la coopération entre nos deux pays, ancienne et riche, se poursuivra pour le plus grand bénéfice de nos forces armées.
Le moment est venu, — j’en suis ravi —, de vous remettre cette haute distinction qui vient récompenser vos éminents services.
« Général Petr PAVEL, au nom du Président de la République, et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons OFFICIER dans l’ordre de la Légion d’Honneur.«
Les clins d’œil de l’histoire
L’histoire et souvent faite de clins d’œil comme le remarquait hier à Prague un officier qui enseigne à l’Université de Défense de Brno préférant « ne pas commenter » cet événement dont l’image de la France ne sort pas grandie, sans cacher par contre « sa profonde tristesse de voir un ami de la France » ainsi trahi et poignardé dans le dos me disant: « Les 28-29 janvier, date du deuxième tour, coïncidera avec le 30e anniversaire des hauts faits d’armes du général Pavel en 1993, lors de cette offensive croate dans les Krajina serbes au cours de laquelle des soldats tchèques — sous son commandement et sur sa seule initiative — sont venus sauver 53 militaires français et rapatrier le corps de deux hommes tombés sous le feu ennemi, « morts pour la France », ce qui a permis de rapatrier leurs corps et de les rendre à leurs familles » … « Il y a deux mois, le général Pavel est allé rendre visite à l’ancien commandant de cette unité d’élite et a reçu de nos militaires l’accueil que vous imaginez » m’a encore dit cet officier, concluant simplement : « je ne comprends pas, je n’arrive pas à comprendre ».
Qu’il se rassure, il n’est pas le seul en Absurdie…
Joël-François Dumont
[1] « En recevant Babis, Macron suscite la colère à Prague » in Le Figaro (2023-01-11).
[2] Macron reçoit le candidat Babiš trois jours avant l’élection présidentielle et provoque la consternation en Tchéquie in Courrier de l’Europe centrale par Corentin Léotard (2023-01-11).
[3] Komentář: « Babiš má Macrona, ale ztratil Ostravu » – Václav Dolejší in Seznam Zprávy (2023-01-11)
[4] « Pour Andrej Babiš, une visite à l’Élysée à point nommé avant la présidentielle tchèque : Emmanuel Macron a reçu mardi le candidat populiste avant un scrutin disputé » in Le Monde par Philippe Ricard (2023-01-11).
[5] « Andrej Babiš, 68 ans, était accusé d’avoir contribué à retirer sa ferme « Nid de cigogne » de sa holding Agrofert, pour qu’elle puisse bénéficier d’une subvention européenne de deux millions de dollars destinée aux petites entreprises » — Source Euractiv — (2023-01-11).
[6] Voir “Europe, the War in Ukraine and Shaping a Way Ahead” par Robbin F. Laird, Editor of SLDinfo.com — (2022-07-06).