Nombre d’Occidentaux se sont extasiés sur les qualités de stratège de Poutine. Le livre d’Isabelle Mandraud et de Julien Théron offre une autre explication que le génie stratégique du président russe à ce désarroi des élites occidentales devant l’humeur prétendument imprévisible de l’ours russe. Car la politique du Kremlin est avant tout une vendetta tous azimuts pour une offense perçue comme d’autant plus mortelle qu’elle est imaginaire. C’est là qu’il faut chercher l’origine de la « guerre hybride » que Poutine mène contre les Occidentaux.
— Source — DeskRussie — 18 mai 2021 —
Poutine et son cercle se sont en effet persuadés que les Occidentaux, les Etats-Unis surtout, ont manigancé la fin de l’URSS. Il s’agit d’une réécriture du passé fort éloignée de la réalité historique.
Les Occidentaux ont au contraire tout fait pour préserver l’Union soviétique gorbatchévienne : qu’on se souvienne du voyage du président Bush à Kiev le 1er août 1991, lorsqu’il exhorte les Ukrainiens à renoncer à l’indépendance et à se contenter de la liberté politique qui régnera dans la future URSS rénovée : « Americans will not support those who seek independence in order to replace a far-off tyranny with a local despotism. They will not aid those who promote a suicidal nationalism based upon ethnic hatred. »
Mais peu importe la vérité historique tant sont irrésistibles l’attrait d’une posture de victime et surtout un programme de vengeance dont le but est d’infliger point par point aux Occidentaux ce qu’a connu par leur faute la Russie depuis Gorbatchev : une scission des élites rendant le pays ingouvernable, l’éclatement de l’Etat, la perte de l’empire, l’affaissement intérieur, la dégradation intellectuelle et morale.
Le mérite du livre d’Isabelle Mandraud et de Julien Théron est qu’il présente un tableau d’ensemble de l’action subversive de la Russie en dehors de ses frontières et de l’ambition insatiable des dirigeants du Kremlin de faire en miroir ce que, dans leur esprit, se sont permis les Américains.
On y trouve un inventaire complet des instruments utilisés par les dirigeants russes pour mettre en œuvre leur « stratégie du désordre ».
Il y a d’abord l’outil idéologique. Le Kremlin ne dispose pas d’une doctrine cohérente comme l’était le marxisme-léninisme, qui était vulnérable parce que facile à réfuter.
Il ne va pas créer d’idéologie nouvelle, mais contre l’idée de liberté, il va recycler tous les thèmes critiques porteurs charriés dans les media occidentaux, critiques émanant de l’extrême droite ou de l’extrême gauche de nos sociétés, peu importe, pourvu que ces thèmes sèment la dissension dans les démocraties occidentales, discréditent les institutions et rendent ces pays ingouvernables. Il y ajoute une charge millénariste (« déclin de l’Occident », « chute imminente » des démocraties libérales ouvertes aux invasions barbares) afin que se développe en Occident l’aspiration à un « homme fort » providentiel.
Sa propagande tend à débrancher la raison au profit de l’affect, parce que les peuples livrés aux passions, surtout à la passion de haïr, sont facilement manipulables. Par ailleurs, les charges contre le « politiquement correct » n’empêchent pas les propagandistes du Kremlin d’y avoir recours en Occident : tous les critiques du régime poutinien sont stigmatisés comme « russophobes ». Ces thèmes sont distillés à l’étranger par Russia Today et Sputnik qui se présentent comme « antisystème », aguichant le public en promettant de révéler « ce qu’on vous cache ». Cette propagande retorse accrédite l’idée qu’une force mauvaise (les « globalistes », les « multinationales » etc…) agit dans les coulisses et est responsable de toutes les calamités de notre temps. Elle est pernicieuse car elle répand des idées fausses et, pire encore, elle abêtit.
A cette guerre psychologique s’ajoute un arsenal de la subversion qui vise à la déstabilisation des États : cyberguerre, manipulation des réseaux sociaux, corruption des élites, organisations mobilisant au service des objectifs du Kremlin des catégories de la population des États proches et moins proches, telle l’agence Rossotroudnitchestvo, sans parler des mercenaires très actifs en Afrique.
Isabelle Mandraud et Julien Théron font une grande part à l’entreprise parallèle de subversion de l’ordre international et de sabotage de la coopération internationale. Ils montrent par exemple la marginalisation de l’ONU en Syrie, quand Moscou substitue le processus d’Astana (pourparlers parrainés par la Russie, la Turquie et l’Iran en vue de parvenir à une trêve durable en Syrie) aux négociations de Genève sous l’égide de l’ONU. En Europe et ailleurs, le Kremlin encourage systématiquement le nationalisme, pour entraver la coopération entre les États et favoriser l’émergence d’une « internationale autocratique » sous la houlette de Moscou. Le concept même de « souveraineté », un des mots clé de la propagande du Kremlin, est sorti de tout contexte juridique, puisqu’il signifie au fond la capacité du dictateur à faire impunément ce que bon lui semble chez lui et chez ses voisins.
Ce dispositif se complète par l’outil militaire que le Kremlin s’est appliqué à moderniser depuis 2009. Le sentiment de la puissance retrouvée permet à Poutine de se livrer au « brinkmanship », car le président russe est persuadé que les Occidentaux sont trop veules pour réagir et que la Russie dispose d’un atout dont les démocraties sont dépourvues : la volonté incarnée par son chef. L’intimidation, d’abord utilisée en Russie pour renforcer et préserver le régime, est maintenant largement employée en politique étrangère.
Les Occidentaux ont été lents à réagir devant cette offensive multiforme déployée contre eux pendant des années. Ils voyaient l’arbre, mais pas la forêt. Le livre d’Isabelle Mandraud et de Julien Théron nous fait prendre la mesure de cette gigantesque entreprise de nuisance qui défie l’entendement tant elle est irrationnelle.
Finalement, qu’a obtenu la Russie après avoir sacrifié des moyens colossaux à ce dessein de reconstitution de sa puissance et de déstabilisation des démocraties libérales ? Certes, le président russe a eu la satisfaction de voir monter les populismes, les divisions, les violences et le rejet des élites dans les pays occidentaux. Mais son refus de respecter les règles et sa passion de la transgression fragilisent avant tout son propre régime et son propre pays. Isabelle Mandraud et Julien Théron pointent les limites auxquelles se heurte de plus en plus le régime poutinien : à l’étranger les illusions se dissipent, et en Russie la désaffection, longtemps souterraine, pourrait affleurer quand on a cessé d’y croire.
Françoise Thom