La neutralité à la suisse

Éditorial européen de Quentin Dickinson — Euradio [*] — Écouter cet éditorial —

La Suisse est-elle un marchand d’armes ?

Laurence Aubron : Aujourd’hui, Quentin, vous n’êtes pas à Bruxelles, car vous nous appelez de Suisse – mais quelle raison vous a donc poussé à franchir les Alpes ?…

Quentin Dickinson :

Il y a des situations complexes qu’on ne peut valablement comprendre de loin, pour lesquelles les sites officiels sont dépassés ou incomplets, et dont les comptes-rendus dans les médias sont lacunaires, voire franchement caricaturaux. Il faut aller rencontrer, en confiance, nombre d’acteurs et d’observateurs sur place.

Et la situation complexe qui nous intéresse ces jours-ci, c’est le cas de la fourniture d’armes et de munitions suisses à l’Ukraine.

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Vers une Suisse moins neutre ? Patrick Chappatte dans le Temps de Genève du 6 mars 2022 — Courtoisie

Laurence Aubron : La Suisse, pourtant pays neutre, serait donc un marchand d’armes ?!?…

Quentin Dickinson : C’est même un fabricant respecté de systèmes d’armes recherchés par toutes les armées du monde (ou presque) – jugez-en : en 2022, la Suisse aura exporté pour 960 millions d’Euros de matériels militaires, en augmentation de 28 % par rapport à l’année précédente. Et on vous dit ici que cela n’est en rien contradictoire avec les principes de la neutralité que le pays s’impose et défend depuis le Pacte fédéral de 1815.[1]

Laurence Aubron : Vous pouvez nous expliquer cela ?…

La neutralité « à la suisse »

Quentin Dickinson : La neutralité à la suisse est particulière, aucun autre pays s’affichant neutre ne s’en inspire directement, et, surtout, elle évolue en fonction du contexte international.

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C’est d’ailleurs un équilibre délicat de chaque instant entre la volonté de non-implication dans les conflits qui font rage ailleurs, d’une part, et, d’autre part, le respect scrupuleux des principes démocratiques de solidarité et de compassion vis-à-vis de populations dans la détresse.

La compréhension de la neutralité est aussi rendue plus difficile à cerner par le fait qu’elle se double du principe de non-alignement.

Caricature des difficultés du maintien de la neutralité suisse (1915) : En pleine Première Guerre mondiale, un acrobate portant un habit qui rappelle celui des mercenaires suisses tente de se maintenir en équilibre au-dessus des armées allemande et française grâce à un balancier sur lequel sont venus se percher le coq gaulois et l’aigle prussien — Archives privées : A. & G. Zimmermann, Bibliothèque de Genève —

Laurence Aubron : Tout cela n’est en effet pas simple ; en termes concrets, qu’est-ce que cela veut dire ?…

La neutralité n’est pas un non-alignement

Quentin Dickinson : La neutralité fait obligation aux Suisses de ne pas livrer d’armes à des belligérants, comme l’Ukraine ; le non-alignement les contraindrait à approvisionner à part égales les Ukrainiens et les Russes.

Évidemment, le gouvernement suisse et les deux chambres du parlement, ici à Berne, souhaitent soutenir l’effort de guerre de l’Ukraine ; et la seconde hypothèse est inenvisageable. Mais les principes constitutionnels prennent le pas sur toute décision politique. Et l’opinion des citoyens, fréquemment consultés par référendum, tant au niveau local qu’à celui de la Confédération, pèse lourd : en 1920 siège
unique, à Genève, de la Société des Nations, précurseur de l’ONU, elle s’en retire, déçue par l’impuissance de l’institution à condamner l’Italie mussolinienne pour son annexion de l’Éthiopie. Instruits de cet exemple et méfiants, les citoyens suisses sont 75% à rejeter en 1986 l’adhésion aux Nations-Unies, auxquels ils finiront par donner le feu vert il y a à peine vingt ans (et encore, par tout juste 54% d’entre eux).

Laurence Aubron : C’est bien particulier, vous en conviendrez…

La neutralité « armée »

Quentin Dickinson : En effet, je vous avais prévenue. Et, pour être complet, il faut ajouter que la neutralité suisse est une neutralité puissamment armée. Obligatoire dès leur dix-huitième anniversaire pour les garçons, facultatif pour les jeunes filles, le service militaire se poursuit par de courts stages successifs pendant neuf ans. Au cœur de la population, c’est donc une force citoyenne et de proximité, dont seuls les cadres sont militaires de carrière. L’armée suisse ne se déploie à l’extérieur que dans le cadre de missions humanitaires validées par les Nations-Unies.

C’est au Général Henri Guisan,[2] élu à la tête de l’armée par le parlement en 1940, que l’on doit la doctrine toujours en vigueur : tout envahisseur doit comprendre qu’il pourrait conquérir la Suisse, mais que ses pertes seraient à ce point catastrophiques que, franchement, le jeu n’en vaudrait pas la chandelle.

Laurence Aubron : Alors, pour en revenir aux fournitures d’armes aux Ukrainiens, c’est oui ou c’est non ?…

Quentin Dickinson : L’ennui, c’est que les pays comme l’Allemagne, le Danemark, ou l’Espagne, qui possèdent des matériels d’origine suisse et qui veulent en faire don à l’Ukraine, en sont empêchés par la loi suisse actuelle, de même que l’est le groupe allemand Rheinmetall,[3] qui fabrique des armes sous licence d’entreprises suisses.

Donc, pour répondre à votre question, les autorités suisses y mettent incontestablement de la bonne volonté, mais au rythme de leurs procédures propres ; et donc, oui, Kyev finira un jour par obtenir des armes et des munitions suisses – en espérant cependant qu’elles ne seront pas livrées après la bataille.

[1] La neutralité armée a été imposée à la Suisse en 1815 lors du Congrès de Vienne. Ce compromis est intervenu entre les grandes puissances européennes qui auraient bien voulu établir leur contrôle sur la Suisse… Cette neutralité s’est adaptée comme l’écrit Lukas Rühli :

  • « Jusqu’à la Première Guerre mondiale, la neutralité devait avant tout empêcher la séparation des régions suisses.
  • Entre la Première et la Seconde Guerre mondiale, la neutralité a été interprétée selon une vision plus active et la Suisse a adhéré à la Société des Nations.
  • Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Suisse a violé le droit de la neutralité. Elle a sympathisé avec les Alliés, mais elle a violé ce droit en livrant du matériel de guerre à l’Allemagne et en conservant l’or volé pour le compte des nazis, et pour sa propre survie.
  • Pendant la Guerre froide, la Suisse a interprété sa neutralité plus étroitement que d’autres pays neutres.
  • Après la chute du rideau de fer, on a pris conscience que la meilleure façon de garantir la sécurité était de coopérer.» Source: « La neutralité suisse : S’adapter en tenant compte des réalités géopolitiques et sécuritaires » par Lukas Rühli qui voit en « Napoléon, l’architecte de la neutralité suisse ».

[2] Le 30 août 1939, l’Assemblée fédérale a élu le colonel Henri Guisan (1874-1960) Général de l’armée suisse, grade existant uniquement en cas de mobilisation, par 204 voix contre 21, responsabilité qu’il assumera durant toute la Seconde Guerre mondiale (1939-1945). Le général Guisan est l’auteur du concept du Réduit national, visant à replier l’armée dans l’arc alpin suisse en cas d’invasion.

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Char Panther KF51 — Photo Rheinmetall (31.05.2022)

[3] Rheinmetall a construit les chars de bataille Leopard 1 et 2. La société Kraus Maffei qui a conçu le véhicule blindé d’infanterie Marder, a présenté pour la première fois à EuroSatory en 2022 son successeur, le Panther KF51 et serait en négociations avec Kiev pour construire en Ukraine une usine capable de produire des blindés d’infanterie. Le canon du Panther — qui n’est pas aux normes OTAN — est produit par Rheinmetall. Ce blindé est perçu comme un concurrent du programme MGCS, le programme franco-allemand du futur.

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Cette vue de côté permet bien de se rendre compte de la longueur importante de la tourelle. On aperçoit également le carénage de dissipation thermique enveloppant le canon de 130 mm, caractéristique propre au Panther KF51. — Photo Rheinmetall (31.05.2022)

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