Édito de Quentin Dickinson — Euradio — Diffusé le 10 février 2023 — [*]
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Laurence Aubron : Aujourd’hui, Quentin Dickinson, vous voulez nous emmener dans un recoin oublié de l’histoire du continent européen, c’est cela ?…
Quentin Dickinson : C’est un constat : ce qui n’est pas enseigné à l’école et peu à l’université a peu de chances de constituer une référence historique pour le plus grand nombre. Ainsi en va-t-il, par exemple, de l’Union latine ou de la Confédération du Rhin.
La République des Deux-Nations
De celles-là, nous trouverons peut-être le motif d’en parler à une autre occasion ; mais aujourd’hui, c’est de la République des Deux-Nations qu’il s’agit.[1]
Laurence Aubron : C’est en effet un sujet qui ne parle qu’aux spécialistes…
Quentin Dickinson : C’est très injuste.
Jugez-en : de 1569 à 1795,[2] cet État se sera tout-de-même étendu sans interruption tout au long de trois siècles.
Il aura, dans les faits, inventé le fédéralisme et la représentation parlementaire des minorités.
C’était une grande puissance militaire qui a su repousser les tentatives d’invasion et d’annexion de ses redoutables voisins.
Ses quelque douze millions de citoyens vivaient dans une entente de bon sens entre ethnies, religions, et locuteurs des quatre langues officielles.
Essentiellement agricole, il était de loin le premier producteur de céréales d’Europe.
Et, cerise sur le gâteau, il s’est doté de la toute première Constitution écrite de l’Histoire.
Armoiries de la république des Deux Nations — © Olek Remesz —
Il aura, dans les faits, inventé le fédéralisme et la représentation parlementaire des minorités. C’était une grande puissance militaire qui a su repousser les tentatives d’invasion et d’annexion de ses redoutables voisins. Ses quelque douze millions de citoyens vivaient dans une entente de bon sens entre ethnies, religions, et locuteurs des quatre langues officielles. Essentiellement agricole, il était de loin le premier producteur de céréales d’Europe. Et, cerise sur le gâteau, il s’est doté de la toute première Constitution écrite de l’Histoire.
Laurence Aubron : Mais vous ne nous dites pas où se situait ce pays…
Quentin Dickinson : J’y venais. A l’époque, on y voyait essentiellement l’union du Royaume de Pologne et du Grand-Duché de Lituanie. Reporté sur la carte de l’Europe d’aujourd’hui, on peut dire qu’il comprenait la majeure partie de la Pologne, ainsi que les trois pays baltes, la Biélorussie, et l’Ukraine.
Cette situation géographique exceptionnelle lui donnait un large accès à deux mers : la Baltique au nord et la Mer Noire au sud, bien utiles pour l’exportation de grains en toute saison.
Laurence Aubron : Comment cet État, apparemment idéal, au moins pour l’époque, a-t-il disparu ?…
Quentin Dickinson : La première cause aura été le tumulte révolutionnaire de la fin du dix-huitième siècle, qui aura ébranlé tous les pays de notre continent ; de même, profitant de la situation, les voisins russe, prussien, et autrichien finiront par s’en partager le territoire ; mais, comme pour l’Empire austro-hongrois ou l’Empire ottoman, c’est la lenteur des moyens de transmission des informations vers les centres du pouvoir politique et administratif et le relais des décisions de ceux-ci vers les contrées éloignées qui auront hâté la dislocation de la République des Deux-Nations.
On peut s’amuser à se dire que, si elle avait disposé des moyens de communications du vingt-et-unième siècle, elle aurait peut-être survécu jusqu’à nos jours.
Quentin Dickinson — Photo © DR —
Laurence Aubron : Tout cela est certes intéressant, mais quelle importance pour nous aujourd’hui, quel rapport à l’actualité ?…
Quentin Dickinson : Reprenons la carte de l’Europe d’aujourd’hui. La Guerre d’Ukraine balaie les repères gelés des cent vingt dernières années.
Que voyons-nous sur le terrain : les trois États baltes, désormais membres de l’Alliance atlantique, et chez qui les forces militaires de l’OTAN sont présentes en permanence par roulement entre les principaux pays alliés.
Depuis leur adhésion à l’Union européenne, l’économie et le niveau de vie des Estoniens, des Lettons, et en Lituanie (la revoici) progressent de façon régulière.
Au sud des Baltes, la Pologne, également membre de l’OTAN, est en passe de se doter des moyens matériels et humains qui en feront, avec la France et le Royaume-Uni, l’une des puissances militaires de premier plan en Europe. Effet de l’Union européenne, ici encore : les Polonais connaissent une prospérité et un confort dont ils ne pouvaient que rêver du temps du régime communiste.
Et, au sud de la Pologne, il y a l’Ukraine, grenier à blé de la planète, officiellement candidate à l’UE, et dont les forces armées, aguerries depuis huit ans et le début des annexions russes de parties de son territoire, sont en cours d’équipement militaire occidental, ce qui, d’ici à la fin de l’année en cours, devrait notablement changer la donne dans leur lutte contre l’agresseur russe.
Laurence Aubron : Conclusion ?…
Sous nos yeux se constitue un ensemble de cinq États
Quentin Dickinson : … Conclusion très provisoire : sous nos yeux est en train de se constituer, dans une continuité géographique, un ensemble de cinq États, dont quatre sont membres à la fois de l’OTAN et de l’Union européenne et dont le cinquième y aspire. Le niveau de vie de leurs citoyens se rapproche chaque année davantage de celui vécu en Europe occidentale. Fait nouveau : leurs capacités militaires et leur détermination commune de contenir durablement l’aventurisme du Kremlin aux conséquences toujours tragiques en font un bloc redoutablement soudé, s’appuyant sur de solides alliés.
C’est ce dernier élément qui distingue la situation d’aujourd’hui de celle qui a perdu la République des Deux-Nations au dix-huitième siècle, ainsi que la tentative de résurrection tentée après 1918 par le Président de la Pologne, le Maréchal Piłsudski.[4]
Et je veux bien prendre le pari qu’au cours des vingt prochaines années, le moteur de l’unité européenne se déplacera vers l’est, dans ce bloc de l’entre-deux-mers, pour lequel on retrouvera peut-être sa désignation latine, l’Intermarium.
Quentin Dickinson
[1] C’est à Lublin, le 1er juillet 1569 qu’est créée la « République des Deux-Nations », extension de l’union entre la Pologne-Lituanie, en place depuis le traité de Krewo de 1386. L’accord est politique et dynastique entre la reine de Pologne, Hedwige d’Anjou (Jadwiga Andegaweńska) et le grand-duc de Lituanie, Ladislas II Jagellon.
[2] Après « le Déluge, » en 1655-1666, ce qui constituait, alors, le plus grand État d’Europe est occupé par la Suède, le duché de Moscou et le Brandebourg.
Le premier partage (1772)
La croissance de la puissance de l’Empire russe, menaçant le royaume de Prusse et l’empire des Habsbourg-Lorraine, a été le principal motif de ce premier partage, conçu par Frédéric II de Prusse comme un moyen d’empêcher l’Autriche, jalouse des succès russes contre l’Empire ottoman, de se mettre en guerre. Les terres de la République des Deux Nations, y compris celles déjà contrôlées par la Russie, seront réparties entre ses voisins plus puissants — l’Autriche, la Russie et la Prusse — afin de rétablir l’équilibre des forces en Europe entre ces trois pays
Le « deuxième partage » en 1793
Au deuxième partage, la superficie initiale de 522 000 km2 passe à 217 000 km2 : la Pologne perdant 305 000 km2, répartis entre la Russie de Catherine II et le roi de Prusse Frédéric-Guillaume II (Posnanie) au lendemain de la guerre russo-polonaise de 1792 due aux tentatives de réformes effectuées en Pologne depuis 1788, notamment à la promulgation de la constitution du 3 mai 1791.
En réaction au deuxième partage, le général Tadeusz Kościuszko lance en 1794 une insurrection. Celle-ci est vaincue le 10 octobre lors des batailles de Maciejowice où Kosciuszko est fait prisonnier.
Le « troisième partage » (1795)
Le commandant en chef Thomas Wawrzecki, après la capture de Kosciuszko, capitule le 16 novembre. L’armée russe de Souvorov occupe Varsovie et le roi de Pologne est fait prisonnier de guerre.
Conséquence de la défaite subie face aux armées russe et prussienne par l’insurrection lancée en 1794 par le général Tadeusz Kościuszko, l’Autriche, la Prusse et la Russie, concluent le 24 octobre 1795 un accord pour faire disparaître la République des Deux Nations, État associant depuis plusieurs siècles le royaume de Pologne et le grand-duché de Lituanie. La Russie, la Prusse et l’Autriche signeront le 5 décembre 1796 les « zones de partage ». Source: Wikipedia.
[3] Le gouvernement polonais de Jędrzej Moraczewski après les changements du 29 décembre 1918 et la prestation de serment des nouveaux ministres. Assis de gauche à droite : le ministre de l’Intérieur Stanisław Thugutt, le Premier ministre Jędrzej Moraczewski, le ministre de l’Éducation Ksawery Prauss (légèrement en retrait), le ministre des Affaires militaires et commandant en chef des forces armées polonaises Józef Piłsudski, le ministre de la Justice Leon Supiński, le ministre des Affaires extérieures Leon Wasilewski. Debout à partir de la gauche : Ministre du Travail et de la Protection sociale Bronisław Ziemięcki, ministre des Postes et Télégraphes Tomasz Arciszewski, ministre sans portefeuille Marian Malinowski, ministre de la Culture et des Beaux-Arts Medard Downarowicz, ministre sans portefeuille Franciszek Wójcik, ministre des Provisions Antoni Minkiewicz, NN (au-dessus de Minkiewicz), ministre de l’Agriculture Błażej Stolarski (en robe blanche), ministre des Travaux publics Józef Pruchnik (au-dessus de Stolarski), ministre du Commerce et de l’Industrie Jerzy Iwanowski, ministre des Communications Stanisław Stączek, ministre sans portefeuille Tomasz Nocznicki. Source: Wikipedia.
[4] Józef Piłsudski (1867-1935) est devenu en 1920 le « premier maréchal de Pologne »
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