Le but de toujours de la Russie est d’évincer les États-Unis de la sécurité européenne pour occuper une place centrale dans celle-ci. L’un des moyens envisagés est de créer, en tissant un réseau de liens bilatéraux, une situation de dépendance énergétique avec certains d’entre eux, l’Allemagne notamment.
par Françoise Thom [*]— 2000-12-14 —[1]
Sommaire
L’état du projet
En octobre dernier s’est constitué un consortium réunissant Gazprom, Gaz de France, Wintershall et la SNAM italienne pour la construction d’un gazoduc qui va acheminer le gaz russe en Europe via le Bélarus, la Pologne et la Slovaquie, dont on estime le coût à deux milliards de dollars. Il s’agit de la première étape dans la mise en place du « partenariat énergétique » entre l’Union Européenne et la Russie, préconisé par le président de la Commission européenne Romano Prodi avec l’appui enthousiaste de l’Allemagne. Ce plan prévoit de doubler les achats de gaz russe par l’UE, en échange d’investissements européens massifs dans le secteur énergétique de Russie.
Françoise Thom, spécialiste de la Russie
La Russie « est prête à contribuer à une indépendance énergétique à long terme de l’Europe« , a déclaré le président Poutine au cours de la conférence de presse commune à l’issue du sommet UE/Russie le 30 octobre. L’UE a annoncé la mise en place d’un groupe de travail sur l’énergie pour étudier les moyens de développer la coopération avec la Russie, présidé du côté russe par V. Khristenko, du côté européen par le directeur de la Commission européenne de l’Energie et du Transport François Lamoureux. La Russie prévoit un système de garanties d’Etat aux investissements étrangers. La construction de deux gazoducs supplémentaires est prévue : l’un à travers la Finlande, l’autre à travers la Biélorussie et la Pologne. La Russie se propose aussi d’exporter de l’électricité en Europe occidentale à travers la Pologne et la Finlande.
Les risques économiques
La Russie exporte aujourd’hui les hydrocarbures au maximum de sa capacité : toute augmentation des exportations se fait d’ailleurs au détriment du marché intérieur, déjà réduit à la portion congrue. Comme l’écrit un expert russe, « le « pont énergétique » entre la Russie et l’Europe peut se justifier par des considérations géopolitiques. Mais nous devons reconnaître que la Russie est aujourd’hui incapable d’assurer ses propres besoins énergétiques et ceux de l’Europe ». Des investissements gigantesques dans le secteur énergétique sont donc nécessaires pour permettre l’économie d’énergie, le développement de la capacité de production et l’exploitation de nouveaux gisements. Pour donner un exemple, l’EES, le monopole russe de l’électricité, qui veut également faire partie du « pont énergétique Est-Ouest« , comme l’a récemment déclaré son président M. Tchoubaïs, aurait besoin de 70 milliards de dollars d’investissements pour maintenir sa capacité de production actuelle – ce qui n’a pas empêché la Russie a de commencer à exporter de l’électricité en Allemagne en août dernier.
Aujourd’hui la Russie fournit un quart du gaz consommé en Europe. Mais la production russe est en baisse: elle est passée de 643 milliards de m3 en 1991 à 563 en 1999, a chuté de 20 milliards de m3 l’année dernière, et cette année la baisse prévue est de 40 à 50 milliards. Près de la moitié des gazoducs existants sont vétustes. Pour faire passer l’exportation de gaz en Europe de 80 milliards de mètres cubes à 179 milliards il faut un investissement de 80 milliards de dollars dans le secteur gazier russe. Il ne s’agit que de l’entretien des infrastructures existantes : cette somme ne comprend pas la construction des gazoducs contournant l’Ukraine. Le ministre de l’Energie Alexandre Gavrine a récemment déclaré que le secteur énergétique russe avait besoin de 18-20 milliards de $ d’investissements par an.
Il est clair que les investissements en jeu nécessitent des garanties sérieuses. Le président Poutine s’emploie à rassurer les industriels et les investisseurs étrangers. En resserrant son contrôle sur les media, le Kremlin s’efforce d’améliorer l’image de marque de la Russie, notamment dans le domaine économique. Les propagandistes poutiniens laissent entendre qu’un régime autoritaire, même s’il froisse les sensibilités démocratiques, ne peut qu’être favorable aux industriels et aux actionnaires étrangers. Nous reviendrons plus loin sur la validité de ces affirmations. Pour l’instant examinons les principaux partenaires proposés aux Occidentaux.
Le secteur énergétique russe est dominé par les oligarques mandatés par l’État pour en assurer l’exploitation. Les oligarques ont le choix entre deux lignes de conduite : soit augmenter la valeur de la société confiée à leur administration, soit s’approprier les avoirs existants au détriment des autres actionnaires. A un moment où les prix des hydrocarbures sont élevés, la tentation est forte de choisir la deuxième voie, surtout qu’elle promet un enrichissement immédiat, qu’elle ne demande pas de qualités de gestionnaire particulières, et que l’avenir est toujours incertain pour les oligarques qui dépendent du caprice des occupants du Kremlin, ce que le président Poutine n’a garde de leur laisser oublier.
Gazprom
Le cas de Gazprom est caractéristique. L’opacité de cette société a toujours été notoire, même selon des critères russes. Les actionnaires étrangers ont eu la surprise de voir se développer ces dernières années ce qu’ils soupçonnent être un clone de Gazprom, la société Itera fondée en Floride en 1992 qui en trois ans est devenue le quatrième détenteur des réserves de gaz mondiales : or la plus grande partie de ces réserves ont été prises à Gazprom. Les actionnaires de Gazprom craignent que les avoirs lucratifs de la compagnie n’aient été secrètement transférés à Itera qui projette de produire 20 milliards de mètres cubes en 2000 : à mesure que la production de Gazprom baisse, celle d’Itera augmente. La BERD a d’ailleurs demandé que Gazprom fournisse des explications sur ses relations avec Itera avant d’approuver un prêt de 250 millions de dollars. Itera a également accès au réseau de gazoducs qui constituait jusqu’à présent un monopole de Gazprom. C’est grâce à ce monopole que Gazprom s’est arrangé pour ruiner des sociétés dont les gisements étaient convoités par Itera et qui furent acquis par cette dernière pour une bouchée de pain. Il est prouvé que l’un des principaux administrateurs de Gazprom possède une part dans Itera ; la rumeur veut que les principaux actionnaires de la mystérieuse Itera soient des administrateurs de Gazprom ou des membres de leur famille. En 1998-1999 Gazprom a payé en nature ses impôts à la région de Yamal-Nenetsk dont le gouverneur est un de ses actionnaires. Le gaz était évalué à 2 dollars le millier de mètres cubes ; la région a revendu ce gaz au même prix à Itera qui s’est chargée de l’exporter sur le marché mondial à 60 dollars le millier de mètres cubes. Ceci est un exemple parmi d’autres de la manière dont les actionnaires de Gazprom se font escroquer. Itera et Gazprom semblent s’être partagé la tâche : tandis que Gazprom approvisionne le marché intérieur à des prix inférieurs aux prix du marché mondial et fonctionne à perte, Itera approvisionne la CEI. Durant les deux dernières années les pertes de Gazprom ont été de 10 milliards de dollars. Certes le gouvernement russe semble avoir l’intention d’améliorer la transparence de la gestion de Gazprom et parle même de prendre la défense des actionnaires minoritaires de la compagnie. Mais il serait prudent d’attendre de voir quels seront les résultats de ces efforts. Il se peut que l’administration Poutine ait surtout pour but – outre l’effet de propagande auprès des éventuels partenaires étrangers – de remplacer certains oligarques hérités de l’époque Eltsine, comme R. Viakhirev, l’actuel président de Gazprom, par des poutiniens purs et durs. En juin dernier Poutine a placé un homme à lui, Dmitri Medvedev, à la tête du conseil d’administration de Gazprom ; le gouvernement a obtenu 5 sièges sur 11 au sein de ce conseil, tandis que l’ancienne direction perdait un siège, n’en conservant que 4.
En ce qui concerne la restructuration du monopole de l’énergie électrique EES les plans des dirigeants russes ne sont guère clairs pour l’instant. On l’a vu, les besoins en investissements sont pressants. A. Tchoubaïs, le directeur de l’EES, a récemment déclaré que si 5 milliards n’étaient pas investis dans l’EES, la Russie devrait importer de l’électricité en 2005. En octobre dernier le ministre de l’Energie atomique Evguéni Adamov a proposé de renationaliser l’EES. Le ministre de l’Industrie Alexandre Dondukov partage ce point de vue. Même Tchoubaïs n’a pas exclu qu’au terme de la restructuration envisagée la part de l’Etat passe de 52% à 75% dans la compagnie gérant le réseau (la restructuration prévoyant la séparation du réseau et du producteur). Les dirigeants russes ont compris que le contrôle du pouvoir n’était pas dans la production mais dans la distribution. Il n’y a donc pas d’inconvénient à privatiser les sites de production. Mais une véritable réforme sera possible lorsque les prix de l’énergie sur le marché russe se rapprocheront des prix du marché mondial. Or le 23 novembre le chef du gouvernement M. Kassianov a exclu une augmentation des prix de l’électricité, alors que 4 jours auparavant à Novosibirsk Poutine avait invité le gouvernement « à mettre de l’ordre » dans cette situation, sans indiquer ce qu’il entendait par là. Les discussions de novembre consacrées au problème énergétique donnent l’impression que le gouvernement russe a choisi de temporiser.
Si l’on oublie la rhétorique de l’administration poutinienne et si l’on s’en tient à la réalité, on peut constater que jusqu’à présent l’alliance forgée sous Eltsine entre la bureaucratie d’Etat et les oligarques ne s’est nullement affaiblie. Poutine s’est attaqué à ceux des oligarques qui avaient des prétentions politiques, leur rappelant sèchement qui dans le couple était le cavalier et qui la monture. La « dictature de la loi » a consisté à ramener dans le rang ceux qui croyaient pouvoir monnayer leur argent en influence politique sans servir le Kremlin. N’oublions pas que les oligarques ne sont pas des propriétaires, mais des mandataires de l’Etat chargés de gérer tel ou tel secteur rentable de l’économie, non pour le compte de l’Etat d’ailleurs, mais pour celui des occupants du Kremlin. Les oligarques et la bureaucratie d’Etat contrôlent tous les secteurs rentables de l’économie russe, tous les flux financiers importants. La tendance actuelle ne va pas vers une décentralisation, mais au contraire vers la multiplication et l’extension des corporations contrôlés par des gens de Poutine. Tout cela n’offre guère de garanties aux investisseurs étrangers : et lorsque des milliards auront été engloutis dans le secteur énergétique russe, les oligarques et les bureaucrates pourraient bien souhaiter une part plus grande du butin et voir d’un mauvais œil le partage des profits avec les étrangers. Rien ne les empêchera de lancer une campagne nationaliste dans la presse sur le thème bien connu des « étrangers dépouillant la Russie » et de changer les règles du jeu à leur convenance. Forcés de choisir entre tout perdre et se consoler de quelques miettes, les investisseurs étrangers s’inclineront : tout ceci aura un aspect de déjà vu. Les Russes eux-mêmes n’ont pas confiance dans leur gouvernement, comme le montre la fuite des capitaux, revenue à 2 milliards de dollars par mois après un fléchissement en début d’année. On ne voit pas pourquoi la Commission européenne, au risque de faire perdre des milliards au contribuable européen, manifeste plus d’enthousiasme pour la réfection du secteur énergétique délabré que les Russes responsables de ce secteur, qui préfèrent placer leurs revenus dans des banques offshore plutôt que de les investir dans les sociétés confiées à leur administration.
Risques politiques et politique étrangère
Le lancement du « partenariat énergétique » est lié du côté russe à des considérations où l’économie joue un rôle secondaire. La prospérité n’est pas une fin en soi aux yeux de Poutine : c’est seulement une condition préalable à la restauration de la puissance russe.
L’ordre des priorités russes apparaît bien dans un article récent de S. Karaganov : « L’intégration énergétique peut créer une base solide au rapprochement en train de s’ébaucher dans la sphère politique et militaire, dans la science, la technique et l’éducation« . Mais pour cela il faut que la Russie, avec l’aide de l’Europe, apprenne à économiser l’énergie. Il est temps que la Russie ratifie la Charte de l’énergie européenne. On le voit, les économies d’énergie sont jugées indispensables afin que le projet politique du partenariat puisse être réalisé.
Le premier objectif russe apparaît dans les conditions que Moscou a imposées lors de la mise en place du « partenariat énergétique ». La Russie a exigé que le tracé du futur gazoduc contourne l’Ukraine, ce qui met cette dernière face à une cruelle alternative : soit l’étranglement économique, soit l’abandon de son réseau à Gazprom ou à un consortium européen qui fera la police pour le compte de la Russie. La Pologne s’étant refusé à se prêter à une manœuvre condamnant à terme l’indépendance ukrainienne, Moscou a demandé aux partenaires européens d’exercer une pression sur Varsovie. Comme l’écrivait Strana.ru, le site officiel de l’administration présidentielle russe, « la Russie préfère prendre toutes les décisions à Bruxelles et dans les capitales ouest-européennes, dans la certitude que les partenaires européens aînés pourront agir sur la Pologne. Il se peut que la position arrogante des négociateurs russes soit payante et que les Polonais cèdent devant les pressions conjointes des Russes et des Européens » . Autre revendication de la Russie : que l’Union Européenne révise son attitude à l’égard de Loukachenko et qu’elle reconnaisse la validité des élections parlementaires récentes en Biélorussie. Mais ce n’est pas tout. La Russie a exigé de surcroît que l’UE renonce à participer au projet de construction de l’oléoduc Bakou-Ceyhan qui permettrait d’exporter les hydrocarbures de la Caspienne en contournant la Russie. A l’évidence, le « partenariat énergétique » avec l’UE est pensé à Moscou comme un instrument important de la restauration de l’hégémonie russe sur les Etats de la CEI.
Dans le droit fil de la diplomatie soviétique, la Russie utilise l’appât économique pour inciter les puissances voisines à l’aider à restaurer son empire et à réaliser ses objectifs de puissance: ainsi en août 1918 les bolcheviks avaient promis à l’Allemagne un quart du pétrole de Bakou à condition que les troupes allemandes chassent les Britanniques de Bakou et y restaurent le régime bolchevik, et à condition que Berlin mette fin à son soutien à l’indépendance de l’Ukraine ; en 1920 les bolcheviks avaient financé Mustapha Kemal afin que les troupes turques aidassent l’Armée rouge à reconquérir l’Arménie et la Géorgie, ce qu’elles firent ; en août 1920 Kamenev faisait miroiter à Londres les perspectives alléchantes du commerce anglo-soviétique pour convaincre Lloyd George de lâcher la Pologne envahie par la cavalerie rouge, ce qu’il faillit faire. Aujourd’hui le projet du Blue Stream, le gazoduc passant sous la Caspienne prévu pour acheminer 16 milliards de mètres cubes de gaz en Turquie, a permis à Moscou d’obtenir de la Turquie l’abandon de la Tchétchénie.
En se proposant de transformer les dettes de l’Ukraine en dettes d’Etat, la Russie veut agir sur l’Ukraine en faisant appel à la communauté internationale, notamment au FMI : soit l’Ukraine en sera réduite à passer par les exigences russes, soit elle se trouvera isolée diplomatiquement, et donc rejetée dans l’orbite russe. La volonté russe de construire des gazoducs contournant l’Ukraine s’explique aussi par la crainte que l’Ukraine n’utilise l’atout du gazoduc pour accélérer son intégration en Europe, et ne neutralise ainsi les résultats de la stratégie russe décrite plus haut.
Aujourd’hui déjà la Russie semble convaincue de pouvoir contrôler les Européens de l’Ouest dans les domaines importants pour elle : c’est pourquoi elle ne s’oppose nullement à l’élargissement de l’Union Européenne vers les Etats d’Europe Centrale, car elle compte sur l’influence ouest-européenne pour contraindre ces Etats à de meilleures dispositions à son égard. Le cas polonais récent évoqué plus haut montre que ces calculs ne sont pas sans fondement.
Ceci nous amène a poser la question du risque politique principal du « partenariat énergétique ». Il suffit d’observer le comportement de la Russie à l’égard des pays de la CEI pour s’apercevoir que Moscou se sert depuis le début de l’arme énergétique à des fins de domination. A-t-on déjà oublié le blocus énergétique de la Lithuanie en 1990 ? Le cas de l’Ukraine est particulièrement flagrant. Moscou s’ingère sans vergogne dans la politique intérieure ukrainienne, arrachant au président Koutchma le limogeage des ministres jugés favorables aux Occidentaux et à l’OTAN. La Russie prétend interdire à l’Ukraine de réexporter le gaz turkmène alors qu’elle-même ne se prive pas de le faire. « Si Youchtchenko refuse de céder aux exigences de Moscou, ses adversaires politiques en Ukraine en profiteront pour exiger la démission du cabinet pour violation des accords passés avec la Russie« , commente la presse russe. Le gouvernement russe a bien songé à faire obstacle au transit du gaz turkmène vers l’Ukraine, mais il s’est ravisé, par crainte que le Turkménistan ne s’oriente vers une exportation de son gaz vers l’Afghanistan des talibans et vers le Pakistan : mieux valait « la réintégration de l’espace économique eurasien« .
La presse russe n’a nullement caché que dans l’esprit des dirigeants du Kremlin le « partenariat énergétique » doit être non seulement financé par les Européens, mais encore payé de concessions politiques : « La proposition de Poutine d’augmenter de 30% les livraisons de gaz et de pétrole à l’Union Européenne, fort tentante pour les Européens […] est liée à l’exigence d’une coordination plus étroite entre l’Union Européenne et la Fédération de Russie dans le domaine de la politique mise en œuvre dans les Balkans et dans les autres zones de conflit en Europe ainsi qu’à l’exigence de diminuer les paiements dûs par la Russie au Club de Paris« .
Trois domaines devaient servir de test lors du sommet du 30 octobre: les Balkans, et notamment la question du Kosovo ; le Proche-Orient où la Russie aurait voulu voir les Européens plus actifs, car elle-même est trop liée à Israël par des intérêts économiques pour pouvoir adopter ouvertement sa politique pro-arabe traditionnelle ; elle eût préféré faire monter les Européens au créneau ; et bien sûr l’opposition à la mise en place par les États-Unis d’un système national de défense antimissile NMD en violation du traité ABM. Sauf sur le troisième point le bilan était mitigé. Les Russes ne cachèrent pas leur déception devant les vagues assurances de « consultations spéciales » en matière de sécurité, alors que dans l’euphorie du « partenariat énergétique » ils avaient escompté définir les modalités précises de leur participation à la défense européenne avant le sommet de Nice. Le ministre des Affaires étrangères I. Ivanov avait déclaré le 30 octobre : « Nous considérons qu’un échange de vues préalable avec nous était indispensable, et que c’est seulement en tenant compte de notre position que les décisions seraient prises à Nice » . Cette phrase révèle fort bien comment la Russie entend se comporter lorsqu’elle sera associée aux décisions concernant la sécurité et la défense européenne. Autre déception du sommet de Paris : la presse russe s’est montrée surprise de ce que le gouvernement français n’ait pas censuré les articles anti-russes des medias français durant la visite à Paris du président Poutine – « Il faut dire que l’Etat français a les moyens d’influencer fermement la presse. Il suffit de laisser entendre à une rédaction qu’une ‘brigade financière’ va venir vérifier les comptes du journal, ou qu’on va ‘remarquer’ les émigrés illégaux qui travaillent à la typographie, et les journaux se calment. Mais cela ne se produit pas pour l’instant. Il est clair que les autorités françaises trouvent leur compte dans la propagande antirusse« . On remarquera l’expression « pour l’instant« .
Ces déceptions ne font pas oublier que le bilan est « globalement positif ». La Russie a radicalement changé d’attitude face à l’intégration européenne, depuis qu’elle a compris que la PESC, si elle se réalisait, alors que les Etats européens sont en réalité plus divisés que jamais, lui offrait l’occasion de réaliser son but de toujours : évincer les Etats-Unis de la sécurité européenne et occuper une place centrale dans celle-ci. La méthode utilisée consiste à tisser un réseau de liens bilatéraux avec les principaux pays européens (Angleterre, Allemagne, France et Italie), créer une situation de dépendance énergétique avec certains d’entre eux (l’Allemagne) en tablant sur l’effet d’amplification qu’apportera l’intégration européenne à chacune de ces impulsions séparées mais convergentes vers Moscou. Déjà le Conseil de l’Europe a renoncé à expulser la Russie et envisage de lui restituer son droit de vote, alors que la situation en Tchétchénie ne s’améliore pas.
C’est sur l’Allemagne surtout que compte la Russie
Lors de son voyage éclair à Moscou le 26 septembre dernier, le chancelier Schröder exprima le souhait que l’Allemagne servît de pont entre Moscou et l’Occident, et notamment qu’elle s’entremît en faveur de la coopération entre la Russie et l’Union Européenne. « Nous devons intégrer la Russie dans l’Europe sur tous les plans, tant du point de vue économique et politique que de celui de la sécurité et de la défense« , déclara-t-il. Désormais la Russie « pouvait compter sur l’Allemagne » . Lors de son voyage en Allemagne le 25 novembre, le ministre des Affaires étrangères russes I. Ivanov annonça la mise en place d’une coopération entre les ministères de la Défense russe et allemand : moyen de compenser peut-être l’échec du sommet de Paris évoqué plus haut..
L’impact du partenariat énergétique sur la politique intérieure russe
Les défenseurs du « partenariat énergétique« , à Bruxelles et outre-Atlantique, font valoir que la coopération entre Europe et Russie dans le domaine de l’énergie « stabilisera » la Russie. Ce terme nous est familier depuis la détente. Il a toujours servi à faire l’économie d’une analyse sérieuse de la situation en Russie et à masquer cette carence. La stabilité n’est pas une vertu en soi, lorsqu’il s’agit de pérenniser ou d’aggraver un ordre des choses malsain. Or c’est exactement ce que peut entraîner la mise en œuvre du « partenariat énergétique ». Soutenue par la manne pétrolière et gazière accrue, la Russie pourra se dispenser de poursuivre les réformes structurelles qui lui permettraient de passer d’une économie prédatrice à la production de richesses. Les pétro- et gazodollars renforceront la structure bureaucratico-oligarchique du pouvoir russe. Les Occidentaux semblent prêts à s’accommoder de cette situation, pourvu que les poutiniens imposent une apparence d’ordre à l’anarchie russe qui fait peur en Europe. C’est oublier que la nouvelle caste dirigeante russe a des ambitions de plus en plus démesurées, à mesure que ses succès de politique intérieure l’empêchent d’avoir une perception réaliste des relations internationales. Tant que l’Europe occidentale ne dépend pas de la Russie, les manœuvres russes seront neutralisées par les défauts de la diplomatie « tchékiste » mise en œuvre depuis Primakov : une surestimation de l’efficacité de la manipulation, le mépris du partenaire, l’éparpillement des opérations, la propension à prendre ses désirs pour des réalités, inévitable résultat de la servilité entraînée par la « verticale de l’information » poutinienne. Mais la réalisation du « partenariat énergétique » risque de transformer l’Europe en « étranger proche » de la Russie. Dans le meilleur des cas les Européens perdront leur argent. Si le « pont énergétique » venait à se construire, ils pourraient perdre leur indépendance.
Françoise Thom
[1] Cet article a été publié dans la revue Géopolitique (n°72 daté de décembre 2000).
[*] NDLR: Soviétologue renommée, le professeur Thom enseigne à la Sorbonne l’histoire des relations internationales et de la guerre froide. Auteur de très nombreux articles sur la Russie et sur le régime soviétique, elle a également publié plusieurs ouvrages, traduits en anglais, parmi lesquels « La langue de bois » en 1987 (Julliard), « Le moment Gorbatchev » (Hachette) en 1991 et « Les fins du Communisme » en 1994 (Criterion).