Le dernier salut d’un « malgré nous »

Le 11 novembre dernier, sous les ors de la cour d’honneur des Invalides, la France a enfin regardé son Histoire en face. Pour la première fois, la République a rendu un hommage national officiel aux « Malgré-Nous », ces 130.000 enfants d’Alsace et de Moselle arrachés à leur patrie.

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Photo Ville d’Ammerschwihr

Longtemps, ces hommes ont subi la « double peine » d’une tragédie silencieuse : victimes d’abord, enrôlés de force sous l’uniforme haï de l’ennemi, ils furent ensuite trop souvent suspects d’être des traîtres au regard de ceux qu’ils avaient pourtant tant espéré retrouver.

Cette reconnaissance tardive vient enfin laver l’honneur de ceux qui, comme Jean Dutzer, ont dû livrer le plus dur des combats : celui de prouver leur fidélité à la France.

Lettre posthume à Jean Dutzer,[1] par le Général François Mermet, président d’honneur de l’AASSDN — Paris le 7 décembre 2025.

Mon cher Jean,

L’autre jour, sous le ciel gris de Paris, la République s’est enfin souvenue. Dans la cour d’honneur des Invalides, le Président a dévoilé cette plaque que nous attendions tant, reconnaissant officiellement la tragédie des « Malgré-Nous ». Ce jour-là, au milieu des officiels et des drapeaux, nous étions quelques-uns, les survivants de cette période tragique, à ne penser qu’à toi.

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Le président Macron se receuille devant la plaque en l’honneur des Malgré nous — Photo © E-S

Je t’imaginais, toi l’ami enjoué et modeste, observer cette scène avec ce demi-sourire que nous te connaissions bien. Je t’entendais presque me répéter cette phrase que tu avais écrite un jour, avec cette humilité qui t’honorait : « Je n’ai jamais été un héros, mais j’ai été très fier d’avoir représenté de mon mieux mon pays dans des circonstances originales. »

Des circonstances originales, disais-tu ? Quel euphémisme, mon cher Jean !

Alors que la nation rendait hommage à ces 130.000 jeunes Alsaciens et Mosellans dont tu faisais partie, arrachés à leur foyer en 1943, mon esprit s’est envolé loin de Paris, vers les montagnes escarpées d’Albanie. C’est là que ton destin s’est joué. C’est là que tu as sauvé ton honneur et, par ricochet, le nôtre.

Je revois ton périple. Incorporé de force à 18 ans, traîné de Vienne à la Bulgarie sous cet uniforme feldgrau que tu haïssais, tu n’avais qu’une idée en tête : t’évader. Et c’est à Tirana, en 1944, que tu as franchi le pas. Je raconte souvent ton audace : ce rendez-vous secret dans une vieille maison de la ville, organisé par le journaliste Vangjel Falo. Tu t’y es présenté en uniforme de l’Afrikakorps, fusil à l’épaule, face à des partisans albanais aux mines patibulaires. Tu as joué ta vie sur un regard, sur une confiance fragile.

Photo prise à Pezë avec des membres de la 22e Brigade d’assaut — Archives © Collection Durtzer

Tu as alors troqué la servitude pour la liberté rude des maquisards. Tu es devenu « Jean le Partisan », combattant de la 22ème Brigade d’Assaut. Je revois cette photo incroyable, que tes proches conservent précieusement : ta veste allemande métamorphosée par des mains de jeunes partisanes qui y avaient cousu nos trois couleurs, bleu, blanc, rouge, et coiffée de l’étoile rouge sur ton calot. Tu portais sur toi les stigmates de ton histoire : l’uniforme de l’ennemi retourné contre lui.

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Archives © Collection Durtzer

On m’a raconté qu’un jour, malade et fiévreux, tu as couru derrière tes camarades partis au combat sans toi, refusant de rester à l’arrière. La presse locale t’avait alors baptisé « Jean le partisan français« , écrivant que tu te battais pour l’Albanie comme si tu luttais pour ta « France chérie ». Ils ne croyaient pas si bien dire.

À la fin de la guerre, alors que l’Albanie sombrait dans une autre nuit totalitaire, c’est un autre grand soldat, le commandant Parisot, chef de la Mission Militaire Française, qui t’a permis de retrouver les rangs de l’armée régulière. Tu as ensuite servi nos services de renseignement, le SDECE, avec la même fidélité, devenant pour nous, à l’Amicale des Anciens des Services Spéciaux, une figure emblématique, notre doyen au cœur toujours jeune.

Mon cher Jean, cette plaque aux Invalides est de pierre froide, mais ton souvenir, lui, est brûlant de vie. Tu restes pour nous l’exemple que même au cœur de la contrainte la plus absolue, un homme peut toujours choisir son destin. Tu as su brandir la flamme de la Résistance là où personne ne l’attendait.

Dors en paix, Jean. La France a mis du temps, mais elle a fini par te saluer. Nous, tes frères d’armes, nous ne t’avons jamais oublié.

Général François Mermet

[1] Jean Dutzer est décédé le 25 juillet 2018