Décider est devenu plus complexe et plus difficile tous les jours. Il faut avancer pas à pas pour éviter de faire n’importe quoi. Mais ce n’est pas pour cela qu’il faut supprimer la décision…
Par Guy Labouérie.(*) Brest, le 22 août 2014.©
Dans une nouvelle série d’analyses assez fidèle à cette pensée de Bossuet « Qui se met à penser devient hérétique … », diffusée chaque mois sur ce site,[1] l’amiral Guy Labouérie (2s) poursuit sa réflexion. Elle est consacrée ce mois-ci à l’art de « décider » ou de « se décider ». « La condition irremplaçable qui légitime une décision » étant « l’existence d’un Projet ».[2] Le Temps jouant un rôle essentiel dans la prise de décision, cohérente de préférence… Mieux vaut, là encore, ne pas se tromper sur le Temps.[3] Le sujet n’inspire que peu d’auteurs, tellement il semble grave. « L’art de décider en situations complexes » ou « Comment assumer en toute liberté les contingences d’une décision lorsque les contradictions sociales et le jeu politique rendent les situations complexes, lorsque plusieurs logiques – rendement, sécurité, pouvoir, confort – se disputent le cerveau du décideur. Comment harmoniser ses aspirations personnelles, ses convictions morales et les contraintes notifiées par les sciences, les règles juridiques, et les devoirs professionnels qu’impose la vie en société.» Le Père Etienne Perrot, jésuite, a tenté d’apporter des réponses à ces questions.[4] Dans une époque où « l’essentiel est sans cesse menacé par l’insignifiant » comme le regrette René Char, celui qui décide fait figure de patron dans le civil ou de chef chez les militaires, l’indécision étant souvent ce qui peut y avoir de pire… Il y a tout juste un siècle, le 22 août 1914, l’armée française devait subir les plus lourdes pertes de son histoire. Pour de multiples raisons. Citons pour mémoire les principales : une accumulation d’indécisions coupables succédant à de mauvaises décisions et à des choix inappropriés : une doctrine et un concept « l’offensive à outrance » dépassés ; un armement qui correspondait à la guerre de 70 : pas d’artillerie lourde ! Côté français, des unités entières se feront décimer en chargeant à la baïonnette contre des mitrailleuses, c’est le cas de la 3e Division d’Infanterie Coloniale qui perdra 7.000 hommes en un jour ! Il faudra par la suite faire appel à l’artillerie de marine qui amènera ses canons en Lorraine de Brest ou de Toulon… Un renseignement défaillant, un grand état-major qui avait prévu une guerre courte, des transmissions tout aussi défaillantes, donc des ordres qui arrivaient trop tard. Un état-major dépassé par les événements, des gouvernements et des parlementaires qui avaient voté des budgets inappropriés pour faire face aux menaces qui semblaient évidentes depuis cinq à dix ans. Difficile de faire pire : du 20 au 25 août 1914, la bataille des « Frontières » verra sacrifier 40.000 hommes ! Si l’on ajoute à cela notre indécrottable « wishfull thinking » gaulois,[5] on comprend qu’on avait vraiment tout fait pour perdre cette guerre. « Comme en 40 » où il ne nous « manquait pas un bouton de guêtre », protégés par notre ligne Maginot.[6] Il n’y avait plus qu’à chanter fièrement « On ira pendre notre linge sur la ligne Siegfried.»[7] On connaît la suite : la débâcle en quinze jours de temps, 100.000 morts qui n’effaceront pas le déshonneur, face au déferlement des panzers et aux attaques des Stuka, un continent asservi, l’horreur des camps de concentration et des millions de victimes pour une guerre qui deviendra mondiale.(NDLR)
Guy Labouérie à Porspoder
A lire la presse et écouter les médias, notre pays, au plus haut niveau, aurait bien du mal à se décider et à décider… Mais qu’est-ce que décider ?
La littérature est considérable sur le sujet avec des théories très divergentes entre ceux qui, déterminismes aidant, affirment que la décision n’existe pas, ceux qui croient que la décision est une activité en soi ou ceux qui pensent que les ordinateurs, encore plus demain avec d’éventuels ordinateurs quantiques, peuvent décider de tout. Ce qui est moins surprenant, c’est de constater que la totalité des partisans de telles théories sont, indépendamment de leurs qualités propres, des personnes qui globalement n’ont jamais eu à prendre de véritables décisions, celles qui engagent à court, moyen ou long terme, la vie/mort de personnes, d’entreprises, de peuples, de Nations… Le fait que leur démarche soit fondée sur de nombreuses observations d’opacité des prises de décision ou de leur absence par incompétence, paresse, peur ou refus en milieu bureaucratique, n’est pas suffisant.
Amiral Guy Labouérie – Photo © JFD
Cela dénote, surtout, l’ignorance de l’aspect premier de toute véritable décision, celui d’être un acte subjectif, émanant de l’homme en tant qu’être responsable, libre, et donc passionnel.
Décider provient du verbe grec « crisis » terme de boucherie signifiant « trancher dans la chair vive »… ce qui implique d’une part qu’il y ait motif à trancher, d’autre part à la fois une souffrance et une liberté.
– Acte de trancher, la décision s’inscrit dans tous les cas, du plus simple au plus complexe, entre le Penser, groupant toute la démarche générale conduisant au projet que l’on envisage, et l’Agir lancé par la décision elle-même, ces deux données n’étant raisonnablement efficaces que baignées dans l’Intelligence générale de la situation.[8] En effet, contrairement à ce que croient trop d’intellectuels, ces trois termes sont indissolublement et corrélativement liés. Cela oblige à « penser » en permanence pour s’adapter à l’évolution instantanée qu’indique le contrôle continu de l’agir une fois la décision prise. Le nombre de lois sans leurs décrets d’application, une sur deux, disait Michel Rocard, en ce qui nous concernait, illustre bien le mauvais, coûteux et souvent inutile travail des Parlementaires toujours tentés de marquer l’histoire, généralement la leur, par une loi nouvelle mais inutile.
– Décider est toujours une douleur, ne serait-ce que par tout ce que l’on s’interdit à l’avenir, les possibilités que l’on ferme, les retours en arrière impossibles, le Temps qui coule, les risques que l’on prend, le cas échéant les vies que l’on met en cause. En même temps cette souffrance donne la liberté d’agir en concentrant, par le choix effectué, l’énergie d’ensemble sur la ou les finalités recherchées. De l’exemple le plus élémentaire, celui du mariage, jusqu’au plus complexe, celui de lancer son pays dans des “aventures” industrielles, sociales, technologiques,…voire guerrières, celles qui demandent le plus de réflexion, le double aspect de souffrance et de liberté est toujours présent chez le décideur quel qu’en soit le niveau. S’il ne l’est pas c’est que la décision n’existe pas !
– Décider est devenu plus complexe et plus difficile tous les jours. Il faut avancer pas à pas pour éviter de faire n’importe quoi. Mais ce n’est pas pour cela qu’il faut supprimer la décision et attendre passivement que les événements décident à notre place en faisant semblant de les avoir commandés, vieille technique des gouvernements et des syndicats face à la grogne de leurs administrés… Il ne faut pas confondre l’enchevêtrement des causes secondes, dans lesquelles nous sommes tous immergés et qu’il n’est pas question de nier quelles que soient nos fonctions, avec la Décision qui permettra, sur un objectif particulier, de les orienter, réorganiser, modifier, et surtout “d’inventer” la solution la meilleure, ce qui est l’honneur, le talent et la liberté du décideur humain qu’aucune machine ne peut remplacer. Il ne faut pas non plus confondre les décisions par veto, obligatoires dans tous les procédés automatiques sous peine de paralysie ou de drames, avec la paresse ou l’incapacité d’administrations entraînant ce que l’on peut appeler des “décisions par laxisme”. Elles font la joie et le pain blanc des contempteurs de la décision quand elles ne donnent pas lieu à des chefs d’œuvre de l’humour et de l’observation, comme ceux de Detoeuf, Tsabar ou Peter,[9] ce qui est réconfortant en nous rappelant que nous ne sommes pas des machines. Elles font même parfois, il est vrai, le bonheur des administrés en leur permettant de gagner du temps pour réaliser leurs Projets, puisque la non-réponse d’une administration vaut de plus en plus accord vu les désastres que l’on ne peut plus cacher causés par ces pertes de temps, mais elles ne correspondent en rien à ce que devraient être les décisions d’une véritable administration au service d’un Projet politique défini! Bien au contraire, elles mettent en évidence soit le retard, la confusion, l’inadaptation, le vieillissement des textes réglementaires soit l’incapacité des administratifs, de leurs chaînes hiérarchiques et plus encore de leurs patrons, soit la nullité du projet. La non-décision, prise pour une décision, a toujours des effets pervers, plus graves peut-être qu’une non-décision affirmée en tant que telle, car elle met les subordonnés, les exécutants, les ayants-droits dans une situation difficile d’interprétation de la pensée exacte du “Patron” pour remplir avec succès ses objectifs.
En 1866 Littré avait très bien résumé l’essence de toute décision :
“ La décision est un acte de l’esprit et suppose l’examen. La résolution est un acte de la volonté et suppose la délibération. La première attaque le doute et fait qu’on se déclare. La seconde attaque l’incertitude et fait qu’on se détermine. Il semble que la résolution emporte la décision et que celle-ci puisse être abandonnée de l’autre”… remarquable dans sa brièveté et sa précision, explicitant qu’il ne peut y avoir décision sans examen ou appréciation de situation – le terrain de Sun Tse, le monde dans lequel on vit, la région où l’on veut travailler, l’Espace sur la Planète-Océane, etc. – comme sans volonté de l’appliquer avec les conséquences que cela implique tout au long de l’action. Il s’agit là d’un tout. Ceux qui voient la décision comme existant en soi, séparée de l’ensemble toujours évolutif du contexte, ne peuvent effectivement que la nier. La décision n’existe qu’en “rapport avec” le Penser et l’Agir. On peut reprendre ici l’exemple du mariage où les couples qui durent disent que, pour cela, il faut se marier tous les matins, décision de chaque jour jusqu’à la fin de l’engagement, quelle que soit cette fin. Si, comme dans sa préparation, une décision n’est pas constamment revivifiée tout au long de l’Action jusqu’au temps abouti en fonction des réalités évolutives des « penser et agir » alors les difficultés inévitables dans toute vie, personnelle, d’entreprise, sociétale ou Nationale, deviennent de plus en plus lourdes à surmonter et finissent par détruire le Projet initial. Foch ne disait pas autre chose quand il affirmait “dire je veux ne suffit pas, il faut faire vivre cette volonté de façon continue”.
La condition irremplaçable qui légitime une décision est l’existence d’un Projet. Sans Projet, on ne peut imaginer des décisions cohérentes même avec une situation bien étudiée. Ce fut le cas de l’Europe vis-à-vis de la Yougoslavie, il n’y a pas longtemps. La presse et les grands commentateurs politiques avaient appelé l’attention des responsables européens, avant même la mort du Maréchal Tito, sur ce qui se produirait selon toute vraisemblance à sa disparition. Personne n’en a tenu compte, avec le résultat que l’on connaît. Sans Projet véritable aucune décision n’a de sens, d’où l’immobilisme de pays, et parfois d’entreprises, qui n’ayant plus de Projet finiront par disparaître de la carte. De plus ceux qui doivent “agir” cette décision, se trouvent sans références, sans critères, pour leurs propres décisions à leur échelon s’ils ne disposent pas de la ou les finalités recherchées par le Projet et du Temps auquel ce Projet doit être abouti par l’obtention des objectifs demandés. Un exemple remarquable de cette incapacité de l’action quand on ne sait pas pourquoi il faudrait agir est donné par les mémoires du général Trochu après la défaite française de 1870 : “ Je n’hésite pas à déclarer que, tant que la guerre a duré, je n’ai eu ni une idée de stratégie, ni une idée de tactique”.[10] Pourquoi en serait-il autrement dans une guerre qui n’a pas de sens pour les Français puisque le gouvernement se lance tête baissée dans un grossier piège allemand? Ne voyant pas à quoi répondait cette guerre, soit parce qu’on ne le lui avait pas dit, soit parce qu’il ne pouvait pas le comprendre, le général Trochu ne pouvait trouver des solutions à un problème dont il ne connaissait pas la finalité. Et pourquoi en serait-il autrement dans les décisions prises par idéologie qui ne correspondent jamais à la réalité du terrain et finissent toujours par un échec à terme, l’état passé et présent de nombre de pays l’illustrent chaque jour !
A l’opposé, il y a la décision du capitaine de vaisseau Vian,[11] quittant avec ses destroyers la protection du convoi qu’il escortait vers Malte en grand danger pour rallier à grande vitesse la poursuite du Bismarck au seul reçu de l’ordre de “chasse générale” de l’Amirauté britannique. Il illustre la communion profonde des officiers britanniques dans les finalités de leur marine au service des intérêts supérieurs du pays et la connaissance des subordonnés par les “Patrons”. En effet, à Churchill qui demandait des nouvelles de cette force et de son commandant à qui l’on n’avait pas encore donné l’ordre difficile de laisser son convoi sans défense, l’Amirauté répondra, renseignement pris: “c’est Vian qui commande, il est sûrement déjà parti”. Confiance de Vian dans la Royal Navy, sûr de ses directives et de trouver au moment adéquat la logistique nécessaire compte tenu de ses dépenses de mazout, sans avoir besoin d’envoyer message sur message… moral et solidité des arrières, valeur des hommes, capacité de décision! C’est comme cela qu’on gagne des guerres, c’est comme cela qu’on gagne ce que les Étasuniens appellent “la business war”, c’est comme cela qu’on gagne des marchés, c’est comme cela et avec des hommes de cette trempe “qu’une économie marche ou ne marche pas”.[12] C’est avec cette “interaction et interactivité de confiance” entre décideurs et exécutants des divers niveaux liés par le Projet, que l’on peut réaliser les plus grandes choses, car c’est un fantastique multiplicateur d’énergie. Ce sont ces hommes sachant décider en connaissance de cause et au moment nécessaire qui sont des “Stratèges”, au vrai sens du mot, chacun à leur échelon par leur compréhension et leur Intelligence de la rencontre en train de se vivre.
Le Temps joue un rôle essentiel dans la décision et d’autant plus que le projet est plus vaste ou plus important. Tant que l’on est loin du début prévu ou escompté de l’action, le temps parait calendairement régulier permettant une analyse complète de l’ensemble des données avant de trancher. Puis, au fur et à mesure de l’approche du moment de la décision, tout s’accélère, se précise, des inconnues se révèlent, des certitudes s’écroulent, des oppositions se manifestent, la réflexion et le travail des états-majors ou des cabinets deviennent harassants, l’information semble de plus en plus vaste et plus aléatoire en même temps… Le “Patron” a l’impression que le temps ne cesse de s’accélérer et que tout son style de vie est en train, qu’il le veuille ou non, de basculer. Ou bien il ne dort plus que par courts moments comme Eisenhower dans les jours précédant le débarquement de Normandie, ou bien, comme le Président d‘une entreprise tentant une O.P.A. sur un autre continent, voit le nombre de ses allers et retours vers ce continent ne cesser de croître jusqu’à l’accord et la signature définitive. Une fois la décision prise le temps s’ouvre à nouveau pour le décideur.
On retrouve ce phénomène de venturi avant toute décision, y compris personnelle, un tant soit peu importante. Une fois prise il se produit un transfert vers les subordonnés, eux-mêmes en alerte et en travail depuis parfois longtemps, de la pression et de la modification du Temps, jusqu’à ce qu’à leur tour les décisions de leur niveau aient le même effet vers les échelons subordonnés. Ce mouvement de la décision ne cesse jamais, ce que ne voient pas ses contempteurs pas plus qu’ils ne voient dans les affaires complexes le rôle central des flux d’information descendante et montante qui assurent la cohérence de la conduite de l’Action. Ils voient encore moins l’impact-retour de tous ces Temps subordonnés sur le “Patron”, son appréciation continue de l’évolution de la situation et ses interventions nécessaires. Ce venturi se poursuit à travers toute la chaîne hiérarchique, avec de moins en moins de conséquences sur l’organisation et le Temps pour l’action au fur et à mesure que les échelons d’initiatives et les responsabilités afférentes décroissent dans toute l’entreprise ou dans le corps social. Si la description peut apparaître logique et séquentielle, il s’agit en réalité d’un foisonnement continu de décisions interactives à tout niveau, orientées en fonction du Projet du Stratège et de sa décision initiale. Il faut que cela soit compris et intégré chez tous ceux qui préparent et agissent, si l’on ne veut pas avoir de mauvaise surprise. C’est ce que disait autrement le général Perré en affirmant que “le chef est celui qui réussit ses calculs de temps”, mais pas seulement le sien, celui de son entreprise, celui de son pays, celui de tous les acteurs… dans leur hétérogénéité culturelle et temporelle.
Faisant un choix parmi des futurs possibles, toute décision entraîne par le fait même une augmentation des déterminismes imposés aux subordonnés immédiats puisque ces autres futurs leur sont fermés et donc qu’à leur échelon leur liberté d’appréciation diminue. Au côté positif de la concentration de l’énergie de chacun et de chaque organisation vers le but recherché correspond donc une contrainte importante. En effet, si ce processus de limitation du champ des possibles se poursuit tout au long d’une chaîne hiérarchique, l’impulsion initiale se trouvera très vite ralentie par une série de plus en plus lourde de restrictions des choix, dont l’effet sera l’inverse de celui recherché par l’élan initial. Aussi toute décision, réduisant une part de la liberté de choix de principe du subordonné, doit-elle lui donner une autre liberté dans l’exécution, faute de laquelle, l’ensemble se bureaucratisera à toute allure, et d’autant plus vite qu’il y a plus d’échelons hiérarchiques. C’est le rôle de la délégation, qui est ouverture d’un espace de liberté pour l’action. Au resserrement de l’espace de la conception doit correspondre l’ouverture d’un espace de liberté dans l’exécution, avec les contraintes, servitudes ou limites nécessaires. Contrairement à ce que certains imaginent, c’est la manière la plus efficace de faire passer de façon continue, surtout en cas de difficultés graves de transmissions ou de communications, la finalité du Projet et de susciter les énergies créatives pour l’obtention des objectifs recherchés. Cela implique un ensemble d’organisations et de direction, propres aux diverses entreprises, associations, etc. avec une diminution des échelons hiérarchiques, autant que faire se peut, pour gagner dans “l’Energie” et le “Temps” de la conduite de l’Action. C’est évidemment à l’opposé de la centralisation française et de son magma administratif.
C’est d’autant plus important que désormais nous sommes tous à l’intérieur de l’information, et il n’est plus possible de s’en abstraire y compris ceux qui “font” cette information dans toutes les disciplines imaginables, et encore moins de ne pas en avoir l’Intelligence. Matière vivante en mouvement planétaire permanent, elle couvre tous les aspects de n’importe quel Projet. Le “Patron”, avant même que d’être changé par l’acte de la décision en tant que tel, change continûment avec l’information car il ne cesse d’en subir l’influence, consciemment ou non. Il avance avec l’information et par suite il a tendance, sous cette pression de l’immédiat à laquelle il est difficile de résister, à oublier mémoire et avenir, ne trouvant plus les moments de respiration indispensables pour penser les choix essentiels, d’où l’importance cruciale d’une haute culture. Les décideurs doivent en outre se faire à l’idée qu’une décision, ou une non-décision, à tel endroit et à tel moment peut avoir un effet retard sur un autre lieu de la planète. Il n’y a plus de décision ou de non-décision qui n’aient un effet planétaire éventuel en des lieux très éloignés de l’effet recherché initialement. Ce qui se passe au Moyen-Orient et leurs répercussions en Occident depuis 60 ans en est une douloureuse manifestation qu’il s’agisse de décisions américaines, françaises, israéliennes ou autres, sans oublier celles hypocrites de certains pays pétroliers ! Tout pays ou entreprise voulant être capable de “décider” en connaissance de cause dans les difficultés de notre planète, c’est-à-dire se choisir un avenir dans ces difficultés et ces hétérogénéités, doit se donner les moyens humains et matériels de l’Intelligence globale dont la base est et a toujours été une haute culture. C’est sur ce point que se rapproche, sans jeu de mot, un autre mot, français celui-là, « la crise ». En fait une crise, en quelque domaine que ce soit, est une situation qui se développe par manque de l’information/Intelligence initiale et plus encore par défaut de la penser et de l’agir au moment où ce serait indispensable pour l’empêcher de se manifester. C’est pourquoi toutes les cellules de crise que l’on crée, sauf dans l’immédiat d’accidents imprévisibles, sont toujours en retard sur les événements qui paraissent se présenter de façon « imprévue » alors qu’ils ont des racines souvent très profondes… Le Moyen-Orient et le monde arabo musulman en sont l’expression la plus immédiate.
Dans un État moderne comme dans les entreprises ce n’est plus acceptable d’attendre par ignorance ou paresse que les situations dérapent avant d’agir et c’est pourquoi la formation à l’Intelligence et à la décision, c’est-à-dire au commandement/direction au sens plein du terme est indispensable pour tous ceux qui ambitionnent d’avoir des responsabilités de ces niveaux. Ne nous faisons pas d’illusion! S’il est une part de qualités propres à chaque personne, cela ne peut pas exister dans une formation bureaucratique et/ou technocratique, et l’expérience quotidienne de nos difficultés montre que ce n’est pas en invectivant l’Allemagne, l’Europe, les marchés, bientôt la Russie, etc. jusqu’aux phases de la Lune un jour, que l’on remédiera en France à une quarantaine d’années de gouvernement technocratique et/ou idéologique en fonction des élections. Le peu de considération et d’effets que nous accordons aux contrôles et propositions de notre Cour des Comptes sur les décisions administratives et politiques de nos gouvernements successifs manifeste depuis trop longtemps à quel point nous sommes encore loin de savoir penser, décider, et agir au mieux des intérêts du pays et de notre population. Nous ne sommes pas les seuls. Bien des pays sont dans les mêmes difficultés. Nous n’arrivons pas à quitter nos vieux habits d’Européens de l’Ouest imbus d’eux-mêmes pour entrer de plein pied dans notre nouveau monde d’Intelligence et de Décision au risque d’être laminés par la dynamique, l’intelligence et les capacités de décision parfois brutales de ceux qui aspirent à nous succéder. Il est plus que temps d’accepter les changements du monde et de comportements que notre mentalité globale de droits acquis et de misérabilisme compassionnel nous a empêchés de prendre en compte depuis 1974. Ce n’est pas une révolution mais une mutation qui nous est demandée et cela commence par une attitude renouvelée sur l’Intelligence de notre situation réelle avec les décisions impératives nécessaires. Nous attendons les femmes et les hommes capables de répondre au défi qui nous est posé et hors duquel nous risquons de vivre de tristes lendemains. Outre une formation et une culture personnelle qui n’existe plus guère, les idéologies ne pouvant en tenir compte, il leur faudra un immense courage qui est la première qualité pour décider… c’est-à-dire la capacité de faire et d’assumer ses choix à quelque niveau que l’on se situe.
Guy Labouérie
(*) Après avoir commandé l’École Supérieure de Guerre Navale et quitté la Marine, l’Amiral Labouérie s’est consacré à l’enseignement en Université et à des études de stratégie générale et de géopolitique. Élu à l’Académie de Marine, il a été notamment professeur à l’École de Guerre Économique, membre du comité stratégique de l’Institut de Locarn en Bretagne et est souvent intervenu dans diverses écoles et entreprises sur les questions de géopolitique et de stratégie.
[1] Voir l’index des papiers de l’amiral Labouérie.
[2] Voir « Les leçons de l’Océan: (1) le Projet » de Guy Labouérie in European-Security (10-04-2005).
[3] Voir « Les leçons de l’Océan: (2) le Temps » de Guy Labouérie in European-Security (16-04-2005). Voir également : Empreinte temporelle… in European-Security (09-08-2014) .
[4] Voir « L’art de décider en situation complexe » du Père Etienne Perrot, Éditions Desclée de Brouwer, novembre 2007.
[5] Prendre des vessies pour des lanternes…
[6] La ligne Maginot est un dispositif complexe qui s’échelonne en profondeur sur différents niveaux depuis la frontière sur une épaisseur d’une vingtaine de kilomètres. Le dispositif se compose de différentes structures jouant le rôle d’arrêt, de la frontière jusqu’aux lignes arrières, comprenant deux grands types d’ouvrages, les grands ouvrages d’artillerie etles petits ouvrages, reliés entre eux par un réseau de casemates et d’abris d’intervalle. Les « GO » sont prévus pour 500 à 1000 hommes : ils représentent la clef de voûte de la ligne, avec des ouvrages constitués de six blocs de combat, de véritables colosses, et deux blocs entrées, l’une étant réservée au personnel et l’autre aux munitions. Ouvrages surplombant une ville souterraine avec un « immense réseau de galeries reliées par des voies ferrées avec traction motrice alimentée par trolley. On y trouve tout un réseau de stockage et d’approvisionnement en munitions (monte-charges ; wagons ; monorail aérien ; magasin de munitions M1 M2 M3) , une usine électrique avec 4 groupes électrogènes un vaste réseau de traitement et distribution de l’air, des réserves d’eau et de vivre, un atelier, les postes de commandement et d’information ainsi que tout le nécessaire pour garantir la résistance et l’autonomie du fort ». Les « PO », prévus pour 100 à 200 hommes, se composent d’un ou plusieurs blocs de combats reliés entre eux par un réseau de galeries regroupant les zones de vies et de services à une trentaine de mètres sous terre. Dans « l’intervalle », on trouve des casemates pour 30 hommes. Le bloc supérieur « est armé de jumelages de mitrailleuses (JM) ; de canons antichars de 47 mm (AC47) flanquant en direction d’un ouvrage voir de deux dans le cas des casemates doubles jouant la continuité de défense fortifiée. Elles peuvent, comme les ouvrages plus grands être équipées de tourelle à éclipse, ils sont couverts d’une ou deux cloches blindées GFM (Guetteur Fusil Mitrailleur) ou dans le cas des casemates d’artillerie de mortiers de 81 ou de canons de 75.» Ces casemates disposent généralement d’un étage inférieur composé des zones de vies et de services : casernement ; groupe électrogène ; vivres ; carburant et nécessaire de filtrage de l’air. Entre ces ouvrages, la communication devait se faire par « l’intermédiaire d’un réseau téléphonique complexe, enterré et maillé ; par radio T.S.F et par défaut, par signaux lumineux.»
Monument à Maginot, sur le site de Verdun à Fleury-devant-Douaumont de Gaston Broquet — Photo F. Lamiot
Au lendemain de la guerre de 1914-1918, la modification du tracé des frontières nécessitait de repenser complètement la défense du territoire national. Le haut Commandement français reste persuadé que la prochaine guerre sera une guerre éclair qui pourrait même être déclenchée sans ultimatum. Afin de se donner le temps pour mobiliser, il propose d’édifier une « fortification permanente » pour protéger durablement les « régions fortifiées », regroupant une douzaine de « secteurs fortifiés » : secteur Fortifié de l’Escaut, de Crusnes, Thionville, Boulay, Faulquemont, de la Sarre, de Rohrbach, des Vosges, de Haguenau, du bas Rhin et de Colmar. Le projet de cette ligne de fortification, ultramoderne, à l’époque, conçu par la Commission d’Organisation des Régions Fortifiées (CORF) en 1925 nécessitera dix années de travail. Une fois terminé, il sera surnommé en 1935 par la presse « ligne Maginot », terme repris par le ministre de la Guerre Jean Fabry lors de l’inauguration du monument Maginot près de Verdun en août 1935, en mémoire d’un soldat lorrain, exemplaire sur le front, qui deviendra un homme politique respecté. En fait, si le concepteur du projet était Paul Painlevé, sans la volonté politique d’André Maginot qui sera pendant trois mois ministre de la Guerre dans le gouvernement Poincaré, (du 3 novembre 1929 au 17 février 1930), le projet n’aurait jamais abouti. Sous-secrétaire d’État à la guerre en 1913, il avait 36 ans, il s’est appliqué à faire appliquer la loi des trois ans de service militaire, dont il était un ardent défenseur. L’objectif de Maginot en 1925 était de pallier la remilitarisation le long du Rhin, le projet devant être réalisé en dix ans. Maginot réussira à boucler le financement de la ligne de fortification avec 3,3 milliards de francs sur quatre ans. Malheureusement, Maginot décédera en 1932 et ne pourra voir aboutir le projet de sa vie. La Ligne Maginot est, sans aucun doute, le système de fortification le plus perfectionné à l’époque que la France ait jamais réalisé et demeure un chef d’oeuvre de l’art militaire, comme le furent en leur temps les fortifications de Vauban. On peut regretter toutefois que la lignen’ait « pas été conçue de manière homogène, sa réalisation en général n’ayant pas été conforme aux projets d’origine pour des raisons essentiellement budgétaires.» La Ligne Maginot, contrairement à certaines rumeurs bien intentionnées, a été financée exclusivement sur fonds publics et non pas par des « appels au peuple ». Il y a bien eu une souscription nationale en 1938 pour fleurir de rosiers les casernements de sûreté de la Ligne Maginot. Une initiative de Jean Paquel, fondateur de « la rose de la Ligne Maginot » dont l’argument était qu’ « Il fallait bien occuper les soldats en attendant… ». (Sources : Site « La Ligne Maginot » et Wikipedia).
Quatre rangées de dents de dragon anti-chars de la ligne Siegfried, près d’Aix-la-Chapelle
Pour raccourcir le front, les Allemands avaient construit entre 1916 et 1917 une ligne de défense fortifiée, nommée « ligne Hindenburg » par les Alliés. A ne pas confondre avec la ligne Siegfried, le « Westwall », projet que Fritz Todt proposa d’ériger en 1936 face à la ligne Maginot et à qui Hitler, après la remilitarisation de la Rhénanie annulant le Traité de Versailles et les accords de Locarno, confia l’édification en mai 1938 prévu pour être achevé deux ans plus tard. La ligne Siegfried s’étendait sur plus de 630 km : 18.000 bunkers, des tunnels, quatre ou cinq rangées de « dents de dragon », s’étirant de Clèves à la frontière néerlandaise jusqu’à Weil-am-Rhein à la frontière suisse, longeant la frontière occidentale de l’ancien Empire allemand. Après l’invasion allemande, Hitler fit également construire en 1943 un mûr de batteries côtières en Méditerranée, le « Mittelmeerküstenfront » et sur la côte atlantique, le « mur de l’Atlantique »…
[7] « On ira pendre notre linge sur la ligne Siegfried » (The washing on the Siegfried line) est une chanson emblématique du début de la Drôle de guerre, fin 1939. Jimmy Kennedy et Michael Carr créèrent la mélodie et la chanson en imitant, par dérision, le rythme très scandé de la musique militaire allemande accompagnant les défilés des troupes marchant au pas de l’oie. Paul Misraki créa les paroles françaises et Ray Ventura et ses collégiens firent de cette chanson un arrangement très connu. Le succès fut immédiat et les soldats britanniques et français chantaient joyeusement cette chanson en montant au front.»
[8] Voir « Penser et agir au XXIe siècle » de Guy Labouérie in European-Security (24-04-2014).
[9] Cf. Auguste Detoeuf : « Les propos d’O.L ? Barenton confiseur, ancien élève de l’école polytechnique ». Cf. Shimon Tsabar : « Éloge de la défaite » et Cf. Peter : « Le principe de Peter ».
[10] Cité par B. Jarrosson: “Décider ou ne pas décider”, Éditions Maxima 1994.
[11] Philip Vian est un officier britannique de la Royal Navy qui a servi de manière exemplaire pendant les deux Guerres Mondiales. Il s’est illustré sur tous les océans pendant la 2e Guerre Mondiale, se rendant célèbre comme commandant du destroyer Cossack en traquant pendant quatre jours le pétrolier ravitailleur du Graff Spee, transformé en navire prison, l’Altmark, en l’abordant le 16 février 1940 au large des côtes norvégiennes, pour sauver 299 prisonniers britanniques. D’origine hugenote, le Captain Vian, qui parle bien le français, dirigera en avril 1940, les opérations franco-britanniques de Narvick à la tête de la 4e flottille de destroyers. L’opération coûtera aux Allemands sept contre-torpilleurs. En mai 1941, il attaquera sans relâche et jusqu’à sa disparition, à la torpille le Bismark avec sa flottille de destroyers. En juin 1944, Il dirigera l’opération Neptune, la partie navale de l’opération Overlord, avant d’occuper successivement les plus hautes fonctions dans la Royal Navy, terminant sa carrière comme Amiral de la flotte. Voir l’article de J. Rickard, in « Admiral Philip Vian, 1894-1968 » (21-07-2008).
[12] Tony Blair, Premier Ministre britannique, discours au Palais Bourbon : 4/1998.
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