Barack Obama et le renseignement américain

« Malgré les milliards de dollars dépensés durant les huit dernières années pour améliorer les flux d'information et les communications au sein de la communauté américaine du renseignement » les États-Unis ont une nouvelle fois démontré que leurs services étaient incapables de partager le renseignement…

« La vérité est comme la religion : elle n'a que deux ennemis, le trop et le trop peu » [Samuel Butler]

 Pour le New York Times, l'attentat avorté du 25 décembre sur le vol transatlantique 253 Amsterdam-Detroit est « un ratage qui ressemble de manière frappante aux erreurs qui avaient précédé le 11 Septembre »… « Malgré les milliards de dollars dépensés durant les huit dernières années pour améliorer les flux d'information et les communications au sein de la communauté américaine du renseignement » les États-Unis ont une nouvelle fois démontré que leurs services étaient incapables de partager le renseignement. A Hawaï, le président Obama a parlé de « défaillance d’un système ». Cette tribune a été publiée dans la revue Défense [1]. Nous la reproduisons ici avec l'aimable autorisation de son auteur Joël-François Dumont (*) rédacteur-en-chef adjoint de la revue. (©) Paris, le 29 décembre 2009.

Depuis soixante-dix ans, la liste de ces ratés est telle qu’il est grand temps que les Américains se posent les vraies questions. Pourquoi des services qui, sans aucun doute, sont les meilleurs au monde sur le plan technique, qui disposent de la palette la plus complète de capteurs qui soit et de plus de 120.000 hommes répartis dans seize agences de renseignement réussissent-ils à donner l’impression d’être aussi inaptes à faire du renseignement ? Les explications ne manquent pas et elles sont toutes pertinentes. Les détailler demanderait un livre de plus qui s’ajouterait à une longue série. [2]

L’explication qui revient le plus souvent est que les services américains donnent dans le gigantisme, ce qui exclut la finesse. Depuis que la bureaucratie et IBM se sont emparé du système, celui-ci est inopérant et ne permet plus de capter les « signaux faibles ». Toutes les réformes pour transformer un système improductif pour le politique et peu crédible dans l’opinion, se sont traduites, sans exception, par l’addition de nouvelles couches bureaucratiques venues coiffer les précédentes. La concurrence acharnée que se livrent entre elles seize agences, les haines entretenues pendant des années par le FBI et la CIA, la rivalité des armées de l’air, de terre et de la marine, font que trouver une solution pour rendre ces services performants en les faisant coopérer s’apparente à une mission impossible. Certains services constituent un État dans l’État et mènent parfois leur propre politique à un moment où les menaces transnationales ont changé la donne. « Le nerf de l’islamisme n’est pas l’islam, mais l’argent… Bin Laden ne serait donc pas une création du monde arabo-musulman, mais un pur produit de la CIA et de l’Arabie saoudite »… [3]

Certaines agences entretiennent un « refus du risque » cultivé pour éviter d’être mises en cause. Autres reproches : l’absence de linguistes, l’emploi de « proxies », intermédiaires ou hommes de paille, quitte à se trouver en état de dépendance de services extérieurs : israélien, pakistanais, saoudien. Last but not least, le politiquement correct qui est une tradition dans ces bureaucraties. Dans l’affaire du vol transatlantique 253, il a joué un rôle. Le National Counterterrorism Center (NCTC), créé en 2004 pour coordonner les informations entre les différences agences et détecter les menaces potentielles, a fait la preuve à son tour de son inefficacité. La citadelle s’est bel et bien endormie. [4]

Le 11 juillet 2004, le chroniqueur spécialisé de la BBC, Paul Reynolds, très critique sur l’Iraq, a dressé une typologie des erreurs « historiques » commises par des services, en les rangeant dans cinq catégories : suffisance ou contentement de soi ; ignorance ; exagération conduisant à une conclusion fausse (Iraq) ; sous-estimation : les services et/ou le politique décident d’ignorer délibérément les faits, ceux-ci cadrant mal avec leur vision des choses. Exemple : Staline refusant d’écouter ses propres services et ne donnant aucune suite aux alertes américaine et britannique d’une attaque allemande. Enfin, trop grande confiance en soi : on raisonne à la place de l’ennemi. Exemple : le Yom Kippour en 1973. Le concept israélien de l’époque était que l’Égypte ne pouvant gagner une guerre, elle ne la commencerait pas. Golda Meir a du démissionner. Exemple moins connu d’exagération : l’opération Ryan pendant la guerre froide (Raketno-Yadernoye Napadenie = attaque avec des missiles nucléaires). Du temps de Reagan, le KGB était convaincu que les Américains allaient lancer une attaque nucléaire surprise sur l’URSS. Oleg Gordievsky, défecteur du KGB avait averti les Britanniques qui se sont employés à rassurer le Kremlin… Suffisance ou contentement de soi : Saddam Hussein a envahi le Koweït en 1990… C’était très vraisemblable, mais comme on espérait qu’il ne le ferait pas, on n’a donc rien fait. Quand on ne sait pas ce que l’adversaire projette de faire, du coup, c’est le « wait and see ». Comme les Britanniques aux Malouines en 1982.

Radar d'Opana -- Photo © IEEE History Center -

Le radar d'Opana installé à 160 m d'altitude sur l'île d'Oahu – Photo © IEEE History Center

Pearl Harbour demeure la hantise des Américains. L’amiral Labouérie qui a beaucoup étudié cette page sombre de l’histoire américaine, décrit « en décembre 1941… une Amérique engourdie dans son isolement… Des rivalités fortes entre armées…  Une confiance excessive des divers responsables à tous les niveaux du renseignement et des transmissions… Un scepticisme total quant à la probabilité d’une attaque sur Pearl Harbour… Mauvais jugement sur la protection offerte par la distance géographique, mauvaise appréciation de l’aéronavale japonaise, limogeage de l’amiral Richardson… Alors que le service de la marine avait réussi à casser le code japonais, l’amiral Kemmel n’est pas tenu au courant d’une attaque imminente… Pas de définition précise de la politique vis-à-vis d’un agresseur, des moyens mal répartis. » Le radar d’Opana avait pourtant donné l’alerte, mais l’officier de permanence à la cantine n’y avait pas cru. [5]

« La crise est emblématique d’une faillite : celle du sens. » [6] Difficulté à définir l’ennemi, et la menace depuis la disparition de l’URSS. La logique des guerres préemptives conduit à une logique de guerres sans victoire. C’est maintenant à la maison Blanche qu’il appartient de relever le défi depuis que le mal a été identifié.

Joël-François Dumont

(*) Auditeur à l'Institut des Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN).

[1] Numéro 143 daté de Janvier-février 2010 de Défense, revue bimestrielle de l'Union des Associations des Auditeurs de l'Institut des Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN).Abonnements: BP 41-00445 Armées. 
[2]  Voir « La chute de la CIA » de Robert Baer (JC Lattès, Septembre 2002) et « Real World Intelligence » d’Herbert E. Meyer (1987). 
[3]   Richard Labévière in « Les dollars de la terreur » (Grasset, Février 1999). 
[4]   Voir « La citadelle endormie ou la faillite de l’espionnage américain », de Jean Guisnel, Fayard, Mai 2002. 
[5]   Guy Labouérie in « Penser l’Océan avec Midway » (L’esprit du livre, Octobre 2007). 
[6]   Catherine Durandin : « Les confusions du renseignement américain » in Défense n°130, Novembre-décembre 2008.

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