Cherchez l’intrus ! (Opération Doppelgänger)

Des organes de désinformation affiliés à l’État russe tentent d’«emprunter» leur crédibilité à d’autres en se faisant passer pour des médias et des institutions gouvernementales légitimes. Cette tactique de manipulation des informations qui a pour objectif de propager des discours de désinformation pro-Kremlin. L’UE est intervenue et ces actes ont été révélés au grand jour.

Source — EUvsDiSiNFO — 28 juillet 2023 —

Le 13 juin, Catherine Colonna, ministre française de l’Europe et des Affaires étrangères, a publié une déclaration dans laquelle elle révèle que la France a été visée par une campagne numérique de manipulation de l’information impliquant des acteurs russes, et notamment des entités affiliées à l’État qui ont diffusé de la désinformation. Cette révélation était basée sur un rapport et une enquête approfondis du service français chargé de la vigilance et de la protection contre les ingérences numériques étrangères (VIGINUM), rattaché au secrétariat général français de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN). Le rapport dénonce une «campagne numérique de manipulation de l’information complexe et persistante» visant à usurper l’identité de médias légitimes et d’entités gouvernementales.

Au cours des derniers mois, l’UE a mis au point des outils permettant de lutter contre ce type de manipulation de l’information et d’ingérence menées depuis l’étranger (FIMI). Dans le cadre de cette politique, les États membres de l’UE ont pris des mesures à l’encontre de sept personnes et de cinq entités russes identifiées comme responsables d’une campagne de manipulation de l’information visant à fausser l’environnement informationnel pour soutenir la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine. Ces entités ont usurpé l’identité d’organes de presse nationaux légitimes dans plusieurs États membres de l’UE. En réalité, elles n’ont rien à voir avec les médias légitimes. En fait, des liens ont pu être établis entre plusieurs d’entre elles et le service de renseignement militaire russe ou l’administration présidentielle.

https://euvsdisinfo.eu/fr/cherchez-lintrus/
« Cherchez l’intrus » — EUvsDiSiNFO

Parmi les tactiques les plus utilisées par le Kremlin pour manipuler l’environnement informationnel citons l’usurpation d’identité, la simulation de légitimité, la cooptation de vérification des faits, la modification de la marque et la falsification de contenus pour les faire passer pour authentiques. Dans cet article, nous examinons de plus près certaines de ces stratégies de manipulation et la façon dont les acteurs de la désinformation pro-Kremlin ont cherché à les utiliser pour manipuler la pensée publique.

Le cas de Reliable Recent News

Ces mesures restrictives récentes ont été largement déclenchées par le rapport VIGINUM qui dénonce une campagne numérique de manipulation de l’information intitulée Reliable Recent News (RRN). RRN est connue pour avoir tenté de saper le soutien occidental à l’Ukraine en diffusant des discours selon lesquels les populations occidentales préféreraient soutenir la Russie. En vérité, bien entendu, environ les trois quarts des habitants de l’UE soutiennent l’Ukraine. Mais c’est peut-être exactement pour cette raison que les organes de désinformation et de manipulation de l’information pro-Kremlin prennent continuellement l’Ukraine et ses alliés pour cibles tout en essayant d’affaiblir ce soutien public.

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« Doppelgänger », la campagne de désinformation russe qui a visé la France – (TF1-LCI – 14.06.2023)

Nous avons déjà écrit plusieurs articles sur le petit manuel des discours de manipulation du Kremlin mis en application pour diffuser de fausses informations sur la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine. Le rapport VIGINUM adopte une approche différente, bien que complémentaire, et révèle le mode opératoire, ou le comportement manipulateur, sur lequel repose la campagne RRN menée en France. Selon les conclusions de VIGINUM, la campagne a été lancée presque immédiatement après l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022. Depuis, elle a créé des sites Web aux noms à consonance française pour se faire passer pour des médias authentiques et diffuser de la désinformation pro-Kremlin afin de polariser les sociétés européennes et d’éroder le soutien apporté à l’Ukraine.

Une autre tactique utilisée par la campagne de RRN a consisté à se faire passer pour des médias français existants et légitimes tels que Le Monde, Le Parisien, Le Figaro et 20 Minutes. Pour ce faire, RRN a créé de faux domaines en utilisant des noms de domaine très ressemblants ou à consonnance très proche des vrais noms. Il a pour cela eu recours à la technique dite de « typosquat » pour diffuser des discours de désinformation pro-Kremlin sur la guerre de la Russie contre l’Ukraine. La campagne a aussi usurpé l’identité de sites Web du gouvernement français et publié de faux «documents officiels».

Pour terminer, ces activités de manipulation ont été amplifiées par des réseaux de faux comptes de médias sociaux, notamment par un réseau coordonné de bots Twitter et de pages Facebook, ainsi que par des comptes diplomatiques russes sur diverses plateformes de médias sociaux. Nous aussi, nous avons écrit un article sur la tendance du Kremlin à mettre en place des réseaux diplomatiques sur les réseaux sociaux pour répandre de la désinformation. Les mesures prises par l’UE pour protéger les consommateurs de médias vont dans la bonne direction: elles restreignent le fonctionnement d’une telle campagne de manipulation de l’information, à la fois consciente, intentionnelle et coordonnée et dont la vocation est de saper la crédibilité de médias légitimes.

Les « doppelgängers » du Kremlin

Le dossier VIGINUM n’est pas le premier rapport du genre à dénoncer l’usage par le Kremlin d’une tactique d’usurpation d’identité. EU DisinfoLab, une organisation indépendante à but non lucratif spécialisée dans l’investigation et l’exposition de la désinformation en Europe, a également révélé une opération d’influence en provenance de Russie. Celle-ci avait consisté à cloner des médias pour diffuser de la propagande russe auprès d’un public européen non averti.

Surnommée «Doppelgänger» par les analystes et les enquêteurs d’EU Disinfolab, la campagne avait tenté à plusieurs reprises d’usurper l’identité de médias authentiques ou de les «cloner». Étaient notamment visés des médias connus et fiables tels que Bild, The Guardian, ANSA et RBC Ukraine. Tout comme le rapport de VIGINUM, EU DisinfoLab a expliqué que l’usurpation d’identité était une tactique de manipulation de plus en plus utilisée pour se faire passer pour une entité légitime et pour diffuser des discours de désinformation. Le but recherché était ainsi de porter atteinte au gouvernement ukrainien et à son statut d’État, de diffamer son peuple, de discréditer ses forces armées et de saper le soutien apporté par les pays occidentaux à l’Ukraine.

Mais, contrairement au rapport VIGINUM, EU DisinfoLab n’a pas désigné de coupables de manière probante et précise, indiquant simplement que les auteurs de la campagne semblaient être basés en Russie.

Les fausses couvertures de magazines

Une autre tactique de manipulation de l’information de plus en plus prolifique et qui semble être très prisée des acteurs connus de la désinformation pro-Kremlin, en particulier sur Telegram, consiste à utiliser de fausses couvertures de magazines et de journaux européens ou occidentaux très reconnaissables. L’objectif est presque toujours de ridiculiser et de dénigrer l’Ukraine, par exemple en accusant le président Zelensky de voler les richesses de l’Europeen niant la souveraineté de l’Ukraine ou en se moquant des forces armées ukrainiennes.

Il va sans dire qu’aucun de ces médias légitimes n’a jamais publié ces couvertures de magazines. Mais cette tactique de manipulation de l’information essaie essentiellement d’«emprunter» leur légitimité à des médias authentiques et crédibles et de faire passer pour véridiques des contenus parfaitement faux. En fait, le SEAE a dénoncé cette tactique de manipulation dans son 1er rapport sur les menaces liées aux activités de manipulation de l’information et d’ingérence menées depuis l’étranger (FIMI). Ce rapport s’attache à analyser en détails les techniques d’usurpation d’identité utilisées par les acteurs russes de la désinformation prenant l’Ukraine pour cible.

La fausse guerre contre les fausses informations

Les spécialistes de la manipulation des informations affiliés au Kremlin ont également eu recours à l’usurpation d’identité à d’autres fins que pour cibler des médias d’information légitimes. Depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, une tactique d’usurpation d’identité similaire a été utilisée pour coopter et usurper l’identité de médias légitimes spécialisés dans la vérification des faits.

Voir : « Boniments et pression sur l’Afrique » — EUvsDiSiNFO

L’exemple le plus visible est le célèbre média pro-Kremlin WarOnFakes, créé soi-disant pour «lutter contre la désinformation concernant l’opération militaire spéciale de la Russie». Pourtant, il n’y avait rien de légitime ou d’objectif dans ce média. Sous prétexte de vérifier des faits, le média n’a eu de cesse de diffuser des discours de désinformation pro-Kremlin et de défendre l’armée russe et sa guerre contre l’Ukraine.

Par ailleurs, cette tactique notoire consistant à présenter la désinformation comme un effort sincère de vérification des faits vise également à saper la crédibilité des organes légitimes de vérification des faits que sont StopFakeMythDetectorDebunk.org et bien d’autres.

Le lancement de ce média et l’affinité des acteurs de la désinformation pro-Kremlin pour son contenu ont déclenché de nombreux signaux d’alerte. Une enquête détaillée diffusée à point nommé par Logically a établi que WarOnFakes était un projet de manipulation de l’information pro-Kremlin. Et l’homme qui est derrière tout cela, Timofey Vasiliev, est un proche collaborateur de l’un des propagandistes pro-Kremlin les plus prolifiques et les plus acharnés, Vladimir Soloviev. Comme «vérificateurs de faits dignes de confiance», on fait mieux.

Évolution constante

L’usurpation d’identité de médias légitimes n’est pas le seul outil de manipulation des informations utilisé par le Kremlin. Les acteurs du monde entier étant de plus en plus conscients des problèmes posés par les médias russes affiliés à l’État dans un environnement d’information donné, certains médias pro-Kremlin ont aussi essayé de réinventer leurs propres marques.

C’est le cas de R7 Media en France, qui étonnamment, présente de grandes similitudes avec le média de désinformation russe sanctionné par l’UE, RT/Russia Today. Et il s’est même cloné sous différentes dénominations, telles que R8 Media et R4 Media. Tous trois utilisent les mêmes polices et identités visuelles. Malgré un nouveau marquage visuel, toutes ces chaînes continuent de diffuser des discours de désinformation pro-Kremlin.

On peut aussi citer l’exemple de Spoutnik, un média célèbre de désinformation pro-Kremlin sanctionné par l’UE, qui a lui aussi évolué. Après quelques changements cosmétiques, sputniknews.com se décline désormais dans sa version mondiale sputnikglobe.com. Et, encore une fois, le contenu qu’il colporte ne s’écarte pas d’un iota des directives de désinformation soigneusement orchestrées par le Kremlin.

Enfin, ces médias de manipulation de l’information et de désinformation migrent d’une plate-forme à l’autre. C’est le cas de RT en Español et de son clone actualidad.rt.com, qui se sont transformés en des projets en apparence nouveaux, avec le lancement de leurs chaînes YouTube Sepa Mas et Ahi les va pour conserver leurs publics. Mais les liens avec leurs véritables identités sont rapidement apparus lorsqu’il est devenu évident que les équipements de leurs studios arboraient toujours le logo et les couleurs de RT.

Toutes ces tactiques et techniques d’usurpation d’identité constituent de la manipulation et de la tromperie. Les organes de désinformation pro-Kremlin sont adeptes de l’altération, des faux semblants et de la tromperie. Ils ont toujours adoré les écrans de fumée et les jeux de miroir. Mais grâce à la vigilance des nombreux professionnels de première ligne de l’espace informationnel, les tactiques de manipulation de l’information utilisées par le Kremlin sont aujourd’hui connues de tous. Ne vous faites pas piéger.