De Gaulle – Adenauer : une communauté de destin (3)

Pendant cinq ans, un diplomate en poste à Paris a servi de trait d’union entre le général de Gaulle et le Chancelier Adenauer. Sans témoin. Fidèlement, Le colonel Heinrich Bucksch servira d’officier de liaison entre les deux hommes d’État.. Témoignage inédit de son fils Georg, Senior Vice-président, Direction de la Stratégie et du Marketing du Groupe EADS.

« La sobriété du discours accentue le relief de l’attitude. Rien ne rehausse mieux l’autorité que le silence, splendeur des forts et refuge des faibles » (Le fil de l’épée)

Parmi les hommes d’État contemporains qui auront marqué l’histoire de leur empreinte réussissant à réconcilier l’ennemi d’hier pour en faire l’allié de demain, deux noms viennent à l’esprit : De Gaulle et Adenauer. Hommes d’action dans la pensée, hommes de pensée dans l’action, ensemble, ils décideront d’incarner le « moteur » de la construction européenne. Parmi les témoins privilégiés de cette époque, un homme se détache du lot pour avoir été, cinq années durant, le trait d’union entre le général et le chancelier. Le colonel Heinrich Bucksch, docteur en droit, en poste à l’ambassade d’Allemagne à Paris servira d’officier de liaison. Cet émissaire secret, sans témoin, rapportera fidèlement aux deux hommes d’État leurs messages et leurs propositions. Son fils Georg nous fait part de sa réflexion sur cette époque. (NDLR)

Ce papier a été diffusé dans le grand dossier de la revue Défense consacré à La relation franco-allemande à l’épreuve du temps.[1] Il est signé de Georg Bucksch (**).[2] Nous le publions ici avec l’accord de la rédaction de la revue.[3] Paris le 20 février 2010. ©

De Gaulle et Adenauer partagent cette même vision d’un occident influencé par les valeurs chrétiennes. Résister à la haine, à la diabolisation qui a marqué des générations de Français et d’Allemands est une idée maîtresse de l’esprit chrétien. Le général est contre les idéologies ou les empires. Après tant de haine qui a divisé tant de peuples, les deux hommes d’État sont conscients que cette amitié franco-allemande, sans être exclusive, pourrait servir de modèle pour organiser un avenir commun plus rationnel et plus respectueux des différences.

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Entretien à l’Élysée lors de la visite officielle (2 au 8-7-1962) – Photo BPA © Egon, Steiner

Les deux hommes se portent un respect mutuel sans faille. De Gaulle voit en Adenauer un ancien résistant au nazisme, l’homme qui maîtrise la situation, résolu et capable de transformer l’Allemagne en une démocratie modèle. Adenauer reconnait de son côté en De Gaulle l’homme qui a su incarner la Résistance française contre l’occupant allemand, s’imposant comme le chef d’une France libre, l’homme, qui, oubliant les errements du passé, tendra la main pour pardonner à l’Allemagne en la choisissant comme partenaire de la France pour modeler ensemble la destinée des deux pays, permettant l’essor d’une Europe moderne retrouvant ses valeurs universelles.

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Le chancelier et le général à l’aéroport de Cologne-Wahn – Photo BPA © Egon Steiner

Tous deux sont pragmatiques et visionnaires. Tous deux sont conscients de leurs rôles et ont une haute idée de leur mission. En pleine guerre froide, convaincus que le communisme ne l’emporterait pas en Europe, ils décident de saisir l’opportunité historique qui se présente à eux.

Dans une Allemagne qui n’est toujours pas libérée du joug de la culpabilité, après une défaite qui a divisé son pays soumis à une occupation militaire, Adenauer comprend que l’amitié de De Gaulle peut se révéler très précieuse. Les deux hommes cherchent à transformer cette volonté commune en un dialogue institutionnel, traduisant dans les faits une amitié forte pour vaincre une haine qui subsiste et qui a dévasté l’Europe. Il leur faut combattre ce mimétisme qui est la base de l’esprit de revanche.

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Le général donne l’accolade au chancelier après la signature du Traité de l’Élysée – Photo BPA © Ernst Schwahn

Le 22 janvier 1963, en donnant l’accolade à Adenauer devant les photographes, De Gaulle voulait un geste fort pour témoigner de l’avènement d’une ère nouvelle. De cette amitié entre deux hommes allait naître un traité franco-allemand. Un acte emphatique, un protocole signé, le « moteur » franco-allemand pouvait enfin démarrer. Adenauer, malgré des réticences au sein de son entourage a signé cet accord car il était intimement convaincu de la nécessité de coopérer avec la France au point d’en faire une de ses priorités.

Un tel accord avec la France ne devait d’ailleurs surtout pas être retardé au moment où le Marché Commun prenait péniblement son envol, éprouvant de grandes difficultés à s’affirmer à cause des compromis successifs exigés par une Grande-Bretagne qui avait déjà choisi « le grand large » à travers un lien sans égal avec les États-Unis. Les Américains, de leur côté, voyaient d’un mauvais œil ce rapprochement, surtout avec une France, trop soucieuse de son indépendance, refusant le leadership américain pour diriger la construction européenne. Il n’y a qu’à voir l’attitude d’Eisenhower lors de la réunion du 15 mai 1960 avec De Gaulle et MacMillan pour s’en convaincre. En face des liens privilégiés Grande-Bretagne – États-Unis, Adenauer sentait que le renforcement des liens entre la France et l’Allemagne pouvait avoir une grande portée politique.

Lorsqu’en mai 1963, le parlement allemand décide d’ajouter un préambule au protocole précisant que la relation Allemagne-États-Unis demeure la base essentielle de la politique extérieure de l’Allemagne, le coup porté au Traité de l’Élysée du 22 janvier 1963 est ressenti par De Gaulle comme une trahison. Ce préambule unilatéral rajouté, côté allemand, témoignait de l’orientation de la politique étrangère du gouvernement allemand et mettait le chancelier dans l’embarras.

Pour de nombreuses raisons d’intérêts internes et externes, les relations franco-allemandes ne pouvaient pas être la priorité numéro 1 du gouvernement fédéral. D’où sa limitation aux seuls secteurs de la culture et de la jeunesse. Le politique n’était pas encore prêt. Il manquait à la fois les moyens financiers, la volonté politique et la maturité historique pour agir avec une plus grande liberté. En tout cas, ce préambule était bien là pour ôter de son efficacité au « futur moteur franco-allemand ».

Adenauer n’a pas eu vraiment le choix. L’Allemagne était menacée à l’est par le régime soviétique et subissait les conséquences de la Deuxième Guerre mondiale. Les États-Unis avaient soutenu l’Europe avec le plan Marshall, ils avaient aidé l’Allemagne à sortir du désastre après la capitulation. Toute une génération éprouvait une grande reconnaissance pour l’Amérique. Même si la main tendue par la France présentait un intérêt indéniable, l’Allemagne ne pouvait se permettre, vingt ans après la défaite de 1945, de défendre ses intérêts avec une aussi grande liberté d’action. L’incertitude morale et politique se mêlait régulièrement à la reconnaissance de la génération au pouvoir. La guerre froide et la politique de l’URSS exigeaient de ne pas baisser la garde pour conserver sa liberté. Adenauer était aussi convaincu que la défense du vieux continent manquait de moyens financiers, face au colosse soviétique, prêt à conquérir l’espace économique européen. En plus, l’Europe présentait un caractère vital pour les intérêts nationaux des États-Unis.

L’amiral Philippe de Gaulle et Georg Adenauer devant la fondation Adenauer à Berlin (23.01.2003) – Photo © KAS
L’amiral Philippe de Gaulle et Georg Adenauer devant la fondation Adenauer à Berlin (23.01.2003) – Photo © KAS

Même si Adenauer constate que l’Europe présente une image de faiblesse, voire de désordre, si elle ne se projette pas dans l’avenir, il est conscient que l’avenir risque d’être basé sur le regard nouveau que pose l’Amérique sur l’URSS, la Chine ou l’Asie en général, se détachant donc de l’Europe.

Pour De Gaulle, le rapprochement franco-allemand doit permettre de construire l’Europe, d’instaurer la paix, assurant du même fait sa légende personnelle. C’est au sein d’une Europe unie, suite à l’accord franco-allemand, que l’on peut envisager de réaliser la réunification allemande. Le général est conscient que la France joue et doit jouer un rôle important au sein de l’Europe. Pour lui, la notion d’élan vital d’une nation est essentielle. Seule la nation peut garantir la volonté du peuple, surtout en cas de guerre. Pour ces mêmes raisons, n’importe quelle nation dans la poursuite de la défense de ses intérêts nationaux se doit de respecter les intérêts nationaux des autres peuples. Une France indépendante est un partenaire plus fiable qu’une France dominée, parce qu’elle est consciente de ses intérêts nationaux et de son destin.

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G. Pompidou, H. Lübke, C. de Gaulle, L. Erhard et K. Adenauer au château d’Ernich – Photo BPA © Gerhard Heisler

De Gaulle considère que l’Europe a un rôle important à jouer en tant que médiateur entre « les deux blocs », pour devenir un pôle attractif pour les intérêts des peuples qui refusent l’hégémonie d’une superpuissance. La méthode de rapprochement des intérêts nationaux entre la France et l’Allemagne ou au sein de l’Union Européenne pouvant s’imposer comme un modèle partout dans le monde. Après tant de haine, ce modèle pourrait se révéler éducateur pour tout le monde, y compris pour les États-Unis. Les États-Unis pourraient profiter d’une telle alliance avec ce « couple » franco-allemand. L’absence de lien pouvant au contraire fragiliser l’image même des États-Unis auprès des pays du tiers-monde attachés à ce nouveau modèle non impérialiste.

En décembre 1959, De Gaulle explique à Eisenhower, MacMillan et Adenauer que l’Assemblée Générale de l’ONU hébergera bientôt une trentaine d’États africains, vingt musulmans, dix-huit asiatiques, dix-huit en Amérique centrale et du sud et encore quinze en Occident. De Gaulle reproche à l’Amérique de trop se reposer sur sa puissance militaire et économique La position d’Eisenhower et de MacMillan ne le satisfait pas car elle se réfère au seul Conseil de Sécurité qui permettra d’imposer leurs vues. Si De Gaulle veut bien favoriser des alliances, il n’est pas homme à se soumettre et refuse de voir les États-Unis privilégier leurs intérêts de la sorte.

C’est dans le respect et la logique des intérêts nationaux de son pays que De Gaulle demandera plus tard la révision de l’organisation militaire de l’OTAN, sans pour autant renoncer à une alliance entre peuples libres, tout en démontrant un soutien sans faille à l’Amérique lors de la crise de Cuba.
Mais le manque de consultation, côté américain, dans le contexte du compromis (missiles en Turquie) élaboré entre l’URSS et l’Amérique est jugé contestable.

En voulant créer cette Europe basée sur le rapprochement franco-allemand, l’ambition du général était de construire une Europe plus proche de ses intérêts spécifiques, un lieu de raison et de pouvoir, se posant en modèle au sein de la communauté internationale ; un acteur que l’on consulte en le respectant, un partenaire naturel, le plus indépendant possible des États-Unis. Malheureusement la maturité historique était absente des deux cotés de l’Atlantique.

L’Amérique se veut la terre promise de la démocratie. L’engagement américain dans des régions pauvres étant censé promouvoir cette démocratie, introduisant la paix et la prospérité dans ces régions plutôt que l’intérêt national des États-Unis. La démocratie américaine doit régler ses problèmes elle-même et rester libre de la tutelle européenne. Elle a besoin d’une défense nationale qui ne peut servir que ses intérêts nationaux, même dans un contexte d’alliance.

L’Amérique ne dissimule d’ailleurs pas ses intérêts. Adenauer cite, par exemple, cette phrase connue de Dulles : « En Europe, on ne fait pas de politique française ni allemande, on fait de la politique américaine ». En 1965, Adenauer rapporte à François Seydoux la réponse faite par Mc George Bondy lorsqu’il avait suggéré que l’Europe de l’Ouest se réunisse, même sous une « direction de la France »… « Pour les prochaines quinze années, c’est l’Amérique qui assurera la direction de l’Europe ».

Aujourd’hui, Washington est la tête pensante qui entend préserver « the leadership » et défendre les intérêts nationaux avec tous ses think-tanks et ses lobbies comme Aipac, l’Heritage Foundation, l’American Enterprise Institute ou le Groupe des trente, qui travaillent aux définitions nécessaires pour encadrer les intérêts nationaux, comme la « guerre préventive » (Iraq), le « droit naturel contre le droit positif », la torture, tout en alimentant la presse et les médias. Washington incarne une sorte de présidence impériale avec Wall-Street et le Pentagone, une démarche soutenue par une large majorité du peuple américain.

La domination militaire et économique de l’Amérique a subi des revers importants au cours de ces dernières années : malgré une débâcle de la pensée et même une faillite financière et économique, l’Amérique est toujours debout avec l’excellence des universités, et les promesses de liberté qui attirent les élites de ce monde, la technologie militaire et son économie…

L’Amérique a pourtant besoin d’un partenaire comme l’Europe pour être crédible dans cette crise des valeurs. Hillary Clinton l’a formulé avec justesse dans son discours à l’École Militaire, début 2010. « La sécurité en Europe est un modèle démontrant comment la force d’une « transformation » peut aboutir à la réconciliation puis à la coopération de nos communautés. Ensemble, nous avons travaillé pour imposer la loi, les droits de l’homme, les valeurs universelles, le changement climatique… Nous avons tous besoin du leadership européen. Notre sécurité dépend de nations capables d’assumer leur destin. »

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Timbre de la Bundespost pour le 25e anniversaire du Traité de l’Élysée (29-8-1988) – Photo BPA © Ludwig Wegman

De Gaulle et Adenauer ne l’auraient pas formulé autrement. L’Europe reste un modèle : le retournement du mimétisme de la haine et la violence demeure un savoir faire européen, le respect de la loi (la Convention de Genève sur la torture, la Cour Pénale Internationale, le respect de la souveraineté des États). L’Europe a tout pour être « leader at least in soft power ».

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Le général de Gaulle et le chancelier Adenauer au château d’Ernich – (5-7-1963) – Photo © Simon Müller

Mais cette Europe du XXIème siècle, a-t-elle la volonté et le pouvoir d’être un acteur de premier plan dans la gestion des affaires du monde ? L’Europe a tous les atouts nécessaires, l’Amérique le réclame et en a même besoin pour compenser ses lacunes évidentes. L’Europe doit dire si elle se veut un partenaire fort ou un allié de principe. De Gaulle avait proposé en 1944 un accord franco-britannique à Churchill qui lui avait répondu en ces termes : « Oui, pour une alliance de principe. Mais dans la politique aussi bien que dans la stratégie, mieux vaut persuader les plus forts que de marcher à leur encontre… Les Américains n’emploient pas toujours leurs immenses ressources à bon escient ».

De Gaulle, Adenauer, réveillez-nous! La persuasion de Churchill concernant l’Amérique ne nous suffit plus!

Georg Bucksch (**)

(**) Senior Vice-president, Administration and marketing Strategy, EADS.

[1] Senior Vice-président, Direction de la Stratégie et du Marketing du Groupe EADS.

[2] Numéro 144 de Défense, daté de Mars-avril 2010 de Défense, revue bimestrielle de l’Union des Associations des Auditeurs de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN), réalisée par des bénévoles, « anciens de l’IH ». Abonnements: BP 41-00445 Armées.

Lire également :

1) La relation franco-allemande à l’épreuve du temps : Introduction : Joël-François Dumont.
2) France-Allemagne : le grand dessein : Grand entretien avec l’ambassadeur Pierre Maillard, Conseiller diplomatique du général de Gaulle. Un des artisans, côté français, du « Traité de l’Élysée ».
3) De Gaulle – Adenauer : une communauté de destin… : Georg Bucksch, Senior Vice-président, Direction de la Stratégie et du Marketing du Groupe EADS.
4) Coopération dans le renseignement : “De la plus grande importance…” : Ambassadeur Hans Georg Wieck, président du BND (1985-1990).
5) Coopération dans le renseignement : “Un domaine privilégié…” : Général d’armée aérienne François Mermet (2S), ancien DGSE.
6) L’intelligence économique et la coopération franco allemande… : Alain Juillet, ancien Haut Responsable pour l’Intelligence Économique (2003-2009).
7) L’espionnage économique : un défi pour le BfV : Hans Elmar Remberg, vice-président de l’Office fédéral de protection.de la Constitution.
8) L’Eurocorps, traduction d’une volonté politique : Chef de Bataillon Marie-Laure Barret, ORP de l’Eurocorps.
9) La brigade franco-allemande en 2010 : Général de brigade Philippe Chalmel, Commandant la brigade-franco-allemande (BFA). 
10) Le Centre Multimodal des Transports : Général de brigade aérienne Philippe Carpentier, Commandant le Centre Multimodal des Transports.
11) Échanges sur la coopération franco-allemande : Henri Conze, DGA (93-96) et Dr Martin Guddat, directeur allemand de l’Armement (94-98).
12) L’aventure européenne : de la défense à l’industrie : Amiral Alain Coldefy, Conseiller « Défense » du président d’EADS.
13) Becker : un exemple de PME franco-allemande : Roland Becker, PDG de Becker Avionics International.
14) Les services et la prise de décision politique : Joël-François Dumont, rédacteur en chef adjoint de la revue Défense.