France-Allemagne : le grand dessein (2)

« Cette amitié franco-allemande est un miracle, un miracle qui a rapproché les hommes et les femmes de nos pays… L’Allemagne et la France ont besoin l’une de l’autre ». C’est avec ces mots, le 16 mai 2007, que la Chancelière Angela Merkel a accueilli Nicolas Sarkozy à Berlin, le jour même de sa prise de fonction à l’Élysée. Le nouveau président français était allé « dire au Gouvernement et au peuple Allemand, que pour la France, l’amitié franco-allemande » était « sacrée et que rien ne saurait la remettre en cause ». Depuis la signature du Traité de l’Élysée, si la relation franco-allemande a bien su résister à l’épreuve du temps, les incertitudes demeurent. La fin de la guerre froide et l’unification allemande ont-elles changé la donne pour autant ?

Que penser du Traité de Lisbonne qui semble avoir été conçu pour marginaliser le Traité de l’Élysée ? Défense a décidé de rappeler quelques fondamentaux, en rendant hommage à plusieurs générations d’hommes d’État, de diplomates, de militaires, ainsi qu’à tous ceux qui ont œuvré des deux côtés du Rhin pour rapprocher nos deux pays. La raison d’être de cette relation – qui ne s’est jamais voulue exclusive – était et demeure de servir la construction européenne en posant les fondements d’une paix durable. La réconciliation et le rapprochement voulus par le général De Gaulle et le chancelier Konrad Adenauer ont fait du tandem franco-allemand le moteur de cette Europe en lui donnant les impulsions qui ont permis de grandes avancées. La Chancellerie, du temps d’Helmut Kohl, comptait cinq énarques allemands…
Le choix des hommes pour mener une politique n’est jamais innocent. Espérons que l’Allemagne et la France sauront maintenir le cap, contre vents et marées. JFD

Entretien avec l’ambassadeur Pierre Maillard

L’ambassadeur Pierre Maillard, professeur agrégé d’Allemand, a été le Conseiller diplomatique du général de Gaulle, et à ce titre, un des artisans, côté français, du « Traité de l’Élysée.» Il est l’un des rares grands témoins et acteurs qui ont œuvré auprès du général. La réconciliation et le rapprochement entre les deux pays ont fait du tandem franco-allemand le moteur de l’Europe…

C’est avec lui que le général a répété ses brèves interventions en Allemand prononcés lors de voyages officiels outre-Rhin. Il a partagé la vision du général et malgré un âge avancé, continue de faire de nombreuses conférences pour rappeler certains fondamentaux de la vison gaullienne en la matière. Il a accordé à la revue Défense cet entretien que nous rediffusons ici avec son accord et celui de la rédaction de LA revue.[1] Membre de l’Institut Charles de Gaulle, débatteur infatigable, faisant toujours preuve d’un dynamisme exceptionnel, l’ambassadeur Pierre Maillard est l’un des derniers grand témoins et acteurs qui ont œuvré auprès du général de Gaulle, « resté au cœur d’une amitié qui ne s’est jamais démentie entre ces deux hommes d’État. »

L'Ambassadeur Pierre Maillard -- Photo © Joël-François Dumont.

L’Ambassadeur Pierre Maillard, ancien Conseiller diplomatique du général de Gaulle

Défense : Monsieur l’ambassadeur, de France, en temps que conseiller diplomatique du général de Gaulle, vous avez certainement été, plus que tout autre, associé à l’œuvre de réconciliation, d’entente, d’amitié et même d’union que le général a entreprise en direction de l’Allemagne. En témoin, vous avez pu partager pendant plusieurs années la vision que le général pouvait avoir du rôle de la France dans « le concert européen » et de celui qu’il attribuait à l’Allemagne. Comment le général considérait-il l’Allemagne ?

Pierre Maillard : Le général de Gaulle a toujours eu un vif intérêt pour l’Allemagne, ce qui s’expliquait à son époque par la conjoncture historique. Il avait profondément vécu les préliminaires du premier conflit mondial. Il s’est battu, a été grièvement blessé à Verdun et fait prisonnier. Au cours de sa captivité, il a lu beaucoup d’auteurs allemands. Il en a tiré à la fois de l’intérêt et un grand profit pour la suite. L’Allemagne était pour lui un sujet primordial d’intérêt. D’abord pour la France, mais aussi pour lui. Et pas seulement pour des questions de rivalité militaire. Il s’intéressait à l’Allemagne et à la pensée allemande, dans son passé et dans son présent, plus que pour d’autres pays. C’était vraiment une polarisation incontestable, due encore une fois à la conjoncture dans laquelle il se trouvait, mais aussi à son naturel et à son intérêt pour la France.

Défense : Après l’échec de la CED, la conviction du général était que, pour entraîner l’Europe, il fallait une locomotive, et celle-ci ne pouvait qu’être franco-allemande…

Pierre Maillard : Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que le rapprochement franco-allemand revêt une double finalité pour lui. Une finalité franco-allemande, destinée dans sa pensée, à mettre fin à une rivalité séculaire qui n’avait pas toujours existé au cours des siècles précédents. Les rapports avec les États allemands étaient des rapports de contacts. Au cours de son histoire, la France s’était beaucoup appuyée sur ces États allemands. Dans sa pensée, il ne fallait pas exagérer le caractère historique et nécessairement durable de l’antagonisme franco-allemand. C’était fondamental pour lui. Il en situait l’origine à Napoléon et à ce qui avait motivé au début du XIXème le retour de flamme du nationalisme allemand, particulièrement de la Prusse. Il estimait que cet antagonisme qui remontait à une époque assez récente n’était pas éternel et qu’à l’époque où nous étions, il était fatal de renverser cette situation.

Étant donné le drame et les dégâts causés aussi bien par les guerres de 70 que de 14, sans oublier la dernière, le préjudice qui en avait résulté. Il y avait donc là une volonté non pas de réconciliation mais de changement profond dans la nature des relations entre les deux pays. Deuxième motivation, l’Europe. Selon lui, cette Europe ne pouvait se concevoir sans un socle, c’est le mot qu’il a employé : un « socle franco-allemand solide et durable ». C’était la base même de la construction européenne, et ce, quelle que soit la nature de cette construction, fédérale ou pas, les conséquences étant les mêmes dans les rapports régissant les deux pays. Pas d’Europe donc sans un socle franco-allemand.

Défense : Avant l’idylle franco-allemande, 1958-1962, quelle approche, quelle analyse le général de Gaulle faisait-il de la politique allemande de la IVème République, de la CECA et des options de Robert Schuman, notamment ?

Pierre Maillard : Il y avait certains aspects positifs. Par exemple, le plan charbon-acier était pour lui intéressant, mais conçu dans une optique de construction fédérale, il tendait à abolir les prérogatives de chaque État et de chaque nation. Il s’était donc montré réservé, non pas en critiquant l’objectif final mais les modalités de sa réalisation, même si, par la suite, il a trouvé quelques éléments plus positifs dans la politique menée ultérieurement par Schuman. Le général demeurait critique : il l’était de beaucoup de choses. En tout cas, sa perception des choses n’était pas modifiée. Dés son arrivée au pouvoir, il a concentré ses pensées sur le franco-allemand en donnant une impulsion plus manifeste à cette relation avec l’Allemagne, à la fois sur le plan multilatéral et bilatéral.

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Un « socle franco-allemand solide et durable ». Monument devant la Fondation Adenauer à Berlin – Photo © JFD

Défense : Dans votre livre, (1) vous parlez de cette « idylle franco-allemande ». Sur quelles composantes principales s’est-elle construite et quels en ont été les apports « gaulliens » et « gaullistes » ?

Pierre Maillard : Le général considérait qu’à l’époque, les intérêts stratégiques des deux pays étaient identiques. Pour plusieurs raisons. D’abord parce que le péril soviétique justifiait une entente des pays européens, plus autonome des États-Unis qu’elle ne l’était, nécessitant une coopération militaire.

Défense : Y compris avec l’Allemagne ?

Pierre Maillard : Comme le général l’a dit à plusieurs reprises : « il n’y aurait pas d’entente franco-allemande solide sans une coopération étroite sur le plan de la défense ». Cet argument pesait toujours d’un poids très lourd aux yeux des Allemands. Dans leur situation, la solidarité sur le plan de la défense entre la France et l’Allemagne s’imposait et c’était un des motifs du rapprochement franco-allemand à un moment où certains redoutaient une alliance de revers avec la Russie. Mais il y en avait d’autres, comme la notion de « complémentarité ». Les capacités et les aptitudes des deux peuples justifiaient, elles aussi, ce rapprochement. Il s’agissait de mettre fin à un antagonisme du passé, source de ruine et de désastre, pour l’un comme pour l’autre. Le général considérait qu’il y avait un intérêt commun à établir ou à rétablir cette solidarité pour permettre la construction de l’Europe. Cette Europe, il entendait la construire autour de l’Allemagne. Il estimait qu’il y avait des capacités convergences des deux pays, ce qui l’amenait à minoriser un peu le côté concurrentiel.

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Traité de l'Élysée signé le 22 janvier 1963 -- Photo BPA © Ernst Schwann.

« Mettre fin au passé… » Traité de l’Élysée signé le 22 janvier 1963 — Photo BPA © Ernst Schwann.

Il y a donc eu un jeu de motivations complexes, les unes bilatérales, les autres multilatérales. Les unes stratégiques, les autres économiques. Dans ces domaines, la complémentarité et l’association des deux peuples dans la construction d’une Europe forte et solide autour d’un certain nombre de grands pôles économiques étaient pour lui une motivation.

Défense : Conceptuellement et intellectuellement, le général de Gaulle était allergique au fédéralisme. Comment voyait-il cette Europe que certains annonçaient intégrée et fédéraliste ?

Pierre Maillard : A la fois pour des questions de principe et d’intérêts. Le principe du respect de la diversité qui condamnait lui-même le concept d’intégration. Les peuples avaient une histoire différente qui résultait de modes de vies spécifiques, de traditions enracinées, d’aspirations diverses. L’intégration tendait au contraire à les réduire à un modèle uniforme. On connaît sa formule imagée : « On n’intègre pas les vieux peuples comme on fait de la purée de marrons », un mélange qui abolirait leur spécificité et leur histoire. Pour lui, c’était capital. Elle était de plus contraire à une idée d’autonomie et d’indépendance aussi forte que possible. Autre principe : il n’y avait pas de nation sans indépendance nationale, qui n’excluait nullement des collaborations très étroites. Loin des coopérations ponctuelles, il était pour des concertations organisées avec des textes. La conception de l’Europe du général reposait sur une coopération « organisée » et non « accidentelle », comportant des engagements précis et relativement contraignants, voire des transferts, également révocables, de compétence, établissant une « Europe des nations » mais qui, à long terme, pouvait aboutir à une formule confédérale bien qu’il n’ait jamais, à ma connaissance, prononcé le mot de « Confédération ». Voilà donc pour les structures.

Les coulisses diplomatiques du Traité de l’Élysée 

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L’Europe, pour le général de Gaulle, ne devait pas être seulement « un grand marché », bien qu’il n’ait nullement considéré cet objectif comme secondaire. Elle devait être d’abord une aire de civilisation, incarnant certaines valeurs essentielles, héritées de la longue histoire de ses peuples et de leur apport respectif à la culture, à la science, aux droits des individus, à la vie en société. La démocratie, c’est aussi une de ces valeurs essentielles dont l’Europe devait s’inspirer et qu’il opposait d’ailleurs fréquemment aux prérogatives que tendaient à s’attribuer les oligarchies économiques ou technocratiques. Son souci du référendum comme recours aux volontés ou aux inspirations du peuple témoignait du même souci. Voilà pour la civilisation. Mais l’Europe devait aussi ambitionner une authentique puissance lui permettant de jouer son rôle, et un rôle important dans le monde, à l’époque entre les deux blocs qui tendaient à se le partager, mais aussi par rapport à l’ensemble des pays sous-développés ou en développement, bref dans le cadre de l’univers multipolaire que le Général voyait poindre à l’horizon et qu’il appelait de ses vœux. A cette perspective de puissance, il associait en outre une forte volonté d’indépendance. Je rappellerai à ce propos ce qu’il disait à Alain Peyrefitte, le 13 janvier 1963 : « Notre politique, Peyrefitte, c’est de réaliser l’union de l’Europe. Mais quelle Europe? Il faut qu’elle soit européenne; si elle est confiée à quelques organismes technocratiques plus ou moins intégrés, elle sera une histoire pour professionnels et sans avenir. L’Europe doit être in-dé-pendante. » Et il ajoutait : « Il s’agit de faire l’Europe sans rompre avec les Américains, mais indépendamment d’eux ».

Défense : Vous avez été au cœur d’une amitié qui ne s’est jamais démentie entre ces deux hommes d’État. Des hommes très différents, mais animés d’une même volonté : celle d’ouvrir un nouveau chapitre dans l’histoire de nos deux peuples et de l’Europe.

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Le général donne l’accolade au chancelier après avoir signé le Traité de l’Élysée le 22 janvier 1963. En médaillon Pierre Maillard (entre Fouché et Mesmer) – Photo Ernst Schwahn © BPA.

Pierre Maillard : Le général considérait Konrad Adenauer comme un Rhénan. Il connaissait bien la Rhénanie pour y avoir été affecté après la Première Guerre, une région qu’il aimait bien, tout comme l’Allemagne du sud. Dans sa vision de l’Allemagne, le général considérait donc l’Allemagne de l’ouest, et notamment, la Rhénanie.

L’Allemagne de l’est étant sous la coupe des Soviétiques. Le chancelier lui était apparu comme un grand homme d’État dont il appréciait les capacités. Ce Rhénan avait une personnalité incontestable. Il avait joué un rôle de premier plan en réussissant à établir une constitution pour son pays. Il avait également un penchant pour la France. Et puis l’homme n’avait pas pour habitude de finasser (« finassieren »)… Il avait une sincérité dans ses options que la classe politique allemande ne partageait pas toujours. Certains éprouvaient des réticences envers la France, des rancœurs et des rancunes. Et puis surtout, ce projet d’entente franco-allemand a toujours été très mal vu des États-Unis.

Défense : Peut-on parler de malentendu franco-allemand sur le poids des États-Unis sur la politique européenne ?

Pierre Maillard : La classe politique allemande attachait le plus grand prix à la solidarité avec les États-Unis. Devant le péril soviétique, ils assuraient la protection de l’Allemagne, et éventuellement sa réunification, on ne sait jamais… Le général ne cachant pas à la fois pour l’Europe et avec l’Allemagne qu’il prônait une certaine « dissociation » vis-à-vis des États-Unis, de nombreux Allemands étaient littéralement hantés par une perspective d’autonomie européenne qui risquait de compromettre la sécurité de l’Allemagne et les perspectives de sa réunification à long terme. Le chancelier avait une vision moins tranchée. Il ne voulait surtout pas créer une cassure. Même s’il n’était pas à l’unisson avec sa classe politique sur cette question fondamentale, avec Ludwig Erhard notamment qui lui a succédé, qui était très loin d’avoir les mêmes opinions, comme lui, il éprouvait le désir de ne rien faire qui puisse affecter la relation avec les États-Unis en réclamant « plus de temps », une façon de ménager incontestablement un allié qui pesait d’un poids très lourd. En tout cas il n’avait sûrement pas dans l’idée de vouloir quitter l’OTAN.

Après la signature à Paris du traité de l’Élysée, le texte est passé devant le Bundestag pour être ratifié, les États-Unis ont pesé de tout leurs poids pour saboter ce traité en y ajoutant un préambule rappelant la primauté des liens engageant l’Allemagne envers l’Amérique…

Défense : Normalien de formation – agrégé d’Allemand -, votre travail a consisté entre autres choses à préparer dans l’ombre du général ce traité franco-allemand. On peut imaginer que ce fameux préambule, unilatéral, a incontestablement été une déception ?

Pierre Maillard : C’est certain. Mon rôle était de lui faire des notes, y compris sur les contacts que je pouvais avoir. J’ai eu une collaboration toute particulière avec lui quand je l’ai aidé à préparer ses interventions en Allemagne. Pour ce qui est de l’allemand, je n’ai jamais eu un élève aussi docile. Mais à l’Élysée, je ne m’occupais pas seulement de l’Allemagne !

Défense : A propos de votre dernier livre, « De Gaulle et le problème allemand : les leçons d’un grand dessein ».(1) A votre avis, ce grand dessein auquel vous avez été intimement mêlé peut-il encore être poursuivi aujourd’hui, dans un monde qui a beaucoup changé ?

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De Gaulle et le problème allemand : les leçons d'un grand dessein. Préface d'Yves Guéna. Éditions François-Xavier de Guibert (janvier 2001).
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De Gaulle et le problème allemand : les leçons d’un grand dessein []

Pierre Maillard : C’était un grand dessein… C’est vrai qu’il a été affecté par ce préambule. Tout autant que par le moindre enthousiasme de celui qui a succédé à Adenauer. Ludwig Erhard était un économiste qui était loin d’avoir la stature politique d’Adenauer. Et puis le développement économique de l’Allemagne est devenu très concurrentiel. Au moment de la détente, le général a essayé de renouer le dialogue avec Moscou. Le général jugeait nécessaire, un jour ou l’autre, une étroite association de la Russie à l’Europe. C’était le sens de sa formule, cultivée dès avant 1958, de l’Europe étendue « de l’Atlantique à l’Oural ». Certes à court terme, elle ne pouvait être envisagée du fait du régime auquel la Russie était alors soumise. Mais ce régime ne devait pas être selon lui éternel et le temps passé après lui devait d’ailleurs le prouver. La Russie, disait-il, « boira le Communisme comme le buvard boit l’encre ». Tant pour des raisons historiques qu’économiques, l’Europe ne pouvait avoir, selon lui, un avenir sans l’apport de la Russie, qui au surplus depuis Pierre-le-Grand, n’avait jamais cessé d’être authentiquement liée à l’Europe et à sa civilisation. Ceci a été très mal vu à l’époque, à Washington et à Bonn…

Défense : Dés sa conférence de presse du 25 mars 1959, le général de Gaulle s’est exprimé sur la réunification allemande : « La réunification des deux fractions en une seule Allemagne, qui serait entièrement libre, nous parait être le destin normal du peuple allemand, pourvu que celui-ci ne remette pas en cause ses actuelles frontières, à l’ouest, à l’est, au nord et au sud, et qu’il tende â s’intégrer un jour dans une organisation contractuelle de toute l’Europe pour la coopération, la liberté et la paix. » Dans ses discours, il sera le seul chef d’État de la Vème République à n’avoir jamais mentionné la « RDA ». Faut-il penser que la division de l’Allemagne n’était pour le général qu’une affaire de temps ? Pierre Maillard : Pour le général, la réunification était inéluctable, même s’il estimait qu’elle devait se faire prudemment. Celle-ci était « dans la nature des choses, sous réserve des aménagements nécessaires ». Autrement dit, elle devrait se faire de manière bien précise et ne « devait en aucun cas résulter d’une opération de force » militaire ou autre. Pour être très franc, j’ajouterai qu’il n’était pas pressé, même s’il a toujours, y compris résolument devant les Russes, défendu cette idée et le disait par le Traité de l’Élysée. Défense : Le général était extrêmement discret pour tout ce qui touchait à sa vie privée ou à la religion. Peut-on néanmoins penser qu’il a été marqué par ses racines chrétiennes ? En tendant la main par exemple à l’ennemi d’hier, souvent encore diabolisé, pour en faire un partenaire privilégié et un allié ?

Pierre Maillard : Certainement. Le général n’a jamais voulu mêler la religion à ses activités politiques. C’était un principe fondamental. Qu’il ait été profondément chrétien, et influencé dans sa vision du monde, y compris dans sa vision du problème allemand par sa pensée chrétienne, c’est sûr. Le fait que la dernière rencontre avec le chancelier Adenauer, à laquelle j’ai assisté, se soit déroulée dans la cathédrale de Reims le prouve. Le chancelier était profondément chrétien et pratiquant, mais la position du général, tout en étant très chrétienne, n’était pas associée à son action politique « en tant que telle ». Néanmoins, ses pensées pouvaient se trouver en convergence avec la vision chrétienne, à la fois de l’Europe et du monde en général.

Défense : Comment jugez-vous avec le recul, l’avancée, la survie ou la transformation de ce « socle » franco-allemand, ainsi que le « couple » Sarkozy-Merkel ?

Pierre Maillard : La coopération franco-allemande s’inscrit dans une vision stratégique un peu différente. D’abord, il n’y a plus de péril soviétique ; la réunification a été faite. Les Allemands ne sont plus hantés aujourd’hui par leur défense et leur sécurité. Néanmoins le caractère durable de ce couple me paraît toujours exister. La perspective européenne d’ailleurs de l’époque franco-allemande subsiste, malgré tout, avec un environnement qui n’est évidemment pas le même. En ce qui concerne la concurrence entre les deux peuples, celle-ci s’est encore accrue. Ce qui donne à ce couple un caractère moins impératif, moins pressant. Et puis les autres pays de l’UE qui ont parfois été un peu chagrinés et réservés, n’ont jamais vu d’un très bon œil le rapprochement exclusif de la France et de l’Allemagne.

Défense : Depuis la réunification, n’y a-t-il pas dans l’autre sens une tentation allemande de l’Ostpolitik au détriment de la relation franco-allemande ?

Pierre Maillard : C’est ce que disent certains, mais je ne le crois pas. Vous savez, la relation germano-russe est très ancienne, aussi. Les intérêts des deux peuples ont été souvent très associés. Les Russes recherchent les Allemands et les Allemands les Russes. C’est une constante dans la politique allemande.

Défense : Quelles sont les initiatives fortes susceptibles de relancer ou de moderniser ce couple franco-allemand ?

Pierre Maillard : Cela me paraît difficile. Sur le plan économique peut-être où il y a une convergence puissante. Étant donné les susceptibilités de certains pays, je les conçois mal et doute que cela puisse figurer à l’ordre du jour.

Défense : Que pensez-vous de tous ces rapprochements organiques, des consulats communs par exemple ou d’autres rapprochements dans certains secteurs ?

Pierre Maillard : En tout cas, ceci n’est pas du tout conforme avec la pensée du général de Gaulle. Incontestablement. Après le Traité de Lisbonne, je doute que cela ne figure à l’ordre du jour, même s’il y a une dose d’intérêt commun qui subsiste entre la France et l’Allemagne. Ce qui créé des liens un peu fragiles n’est ni dans le style, ni dans la pensée du général. En tout cas la valeur de l’entreprise du général de Gaulle ne me paraît pas contestable.

Défense : Avec le recul qui est le votre, le Traité de Lisbonne ne signe t-il pas le naufrage du Traité franco-allemand et de la vision européenne du général ?

Pierre Maillard : Je suis d’accord. J’ai combattu personnellement ce Traité de Lisbonne. C’est pour cela que je dis que c’est contradictoire avec une initiative forte. Sans compter que les pays de l’Europe de l’Est, étant donné leur antagonisme avec la Russie, ont introduit de fortes discordances non seulement par rapport à l’axe franco-allemand mais aussi par rapport à la politique européenne en général, sans parler de leur allégeance vis-à-vis des États-Unis, la Pologne notamment ! Vous trouvez là un élément de fragilisation du système. On est loin de la conception européenne du général ! Quant aux résultats de cette réunification, ils ne sont pas ce que le général pensait.

Défense :  En Allemagne, comme en France, on a l’impression que François Mitterrand aura raté la réunification. Qu’en pensez-vous ?

Pierre Maillard : Parler d’un vrai ratage serait un peu excessif. L’Allemagne était déjà un État fédéral. A défaut de réunification, il imaginait un rapprochement possible. A mon avis, il n’était pas opposé à l’idée d’une réunification, mais il n’était probablement pas enthousiaste à l’idée d’une unité immédiatement réalisée par une fusion des deux États.

Défense : Monsieur l’ambassadeur, nous vous remercions pour cet entretien.

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[1] Numéro 144 de Défense, daté de Mars-avril 2010 de Défense, revue bimestrielle de l’Union des Associations des Auditeurs de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN), réalisée par des bénévoles, « anciens de l’IH ». Abonnements: BP 41-00445 Armées.

[2] De Gaulle et le problème allemand : les leçons d’un grand dessein. Préface d’Yves Guéna. Éditions François-Xavier de Guibert (janvier 2001).

[3] De Gaulle et l’Europe de Pierre Maillard. Éditions Tallandier (Collection Approches). Photo E/S.

Lire également :

1) La relation franco-allemande à l’épreuve du temps — Introduction : Joël-François Dumont.
2) France-Allemagne : le grand dessein — Entretien avec l’ambassadeur Pierre Maillard, Conseiller diplomatique du général de Gaulle. Un des artisans, côté français, du « Traité de l’Élysée ». Richard Labévière et Joël-François Dumont.
3) De Gaulle – Adenauer : une communauté de destin… : Georg Bucksch, Senior Vice-président, Direction de la Stratégie et du Marketing du Groupe EADS.
4) Coopération dans le renseignement : “De la plus grande importance…” : Ambassadeur Hans Georg Wieck, président du BND (1985-1990).
5) Coopération dans le renseignement : “Un domaine privilégié…” : Général d’armée aérienne François Mermet (2S), ancien DGSE.
6) L’intelligence économique et la coopération franco allemande… Alain Juillet, ancien Haut Responsable pour l’Intelligence Économique (2003-2009).
7) L’espionnage économique : un défi pour le BfV : Hans Elmar Remberg, vice-président de l’Office fédéral de protection.de la Constitution.
8) L’Eurocorps, traduction d’une volonté politique : Chef de Bataillon Marie-Laure Barret, ORP de l’Eurocorps.
9) La brigade franco-allemande en 2010 : Général de brigade Philippe Chalmel, Commandant la brigade-franco-allemande (BFA).
10) Le Centre Multimodal des Transports : Général de brigade aérienne Philippe Carpentier, Commandant le Centre Multimodal des Transports.
11) Échanges sur la coopération franco-allemande : Henri Conze, DGA (93-96) et Dr Martin Guddat, directeur allemand de l’Armement (94-98).
12) L’aventure européenne : de la défense à l’industrie : Amiral Alain Coldefy, Conseiller « Défense » du président d’EADS.
13) Becker : un exemple de PME franco-allemande : Roland Becker, PDG de Becker Avionics International.
14) Les services et la prise de décision politique : Joël-François Dumont, rédacteur en chef adjoint de la revue Défense.