Veillons à ne pas perdre ceux qui pourraient assurer non seulement le renouvellement ou plutôt la mutation nécessaire de la pensée militaire face aux questions de sécurité de demain mais incarner chaque jour ceux qui acceptent de mourir pour notre liberté…
De la réflexion dans les Armées
Par Guy Labouérie, vice-Amiral d’Escadre (2S), auteur de nombreux ouvrages de référence en matière de stratégie.[1] Brest le 22 juin 2012.©
« Il y a deux catégories d’êtres, ceux qui absorbent, les parasites, ceux qui rayonnent, l’élite »[2]
Lit-on encore le colonel, comte de Guibert ?[3]
Si les conditions de la réflexion et de l’exercice de son art n’ont que peu à voir avec la situation actuelle hétérogène et transitoire de la planète, on a pourtant toujours avantage à fréquenter de véritables penseurs et acteurs, y compris dans le domaine militaire. Dans sa « Défense du système de guerre moderne »[4] il affirmait le droit d’exprimer ses opinions :
« La théorie d’un art est du ressort de tout homme qui pense. Malheur au siècle et au pays où l’on n’aurait qu’à cinquante ans le droit de penser et celui d’étudier le commandement des Armées que quand on y serait parvenu » !
Quand on se souvient des palinodies, sûrement toujours actuelles, pour limiter autant que faire se peut la liberté d’expression de nos camarades des trois Armées on comprend mieux bien de nos erreurs, de nos lenteurs, voire de nos échecs. Mais ce serait une grave faute de penser qu’ils en sont les seuls responsables, spécialement aujourd’hui. Ils ont souvent tenté de desserrer les interdictions des politiques qui, s’affirmant stratèges de la Nation depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, n’acceptent pas de liberté d’opinions de leur part sauf de leurs conseillers directs de hauts grades, trop souvent cantonnés soit à l’action immédiate soit, à défaut, aux questions administratives et financières…
Malheureusement trois données, le montant de nos dettes, celui du chômage et l’affadissement de l’éducation nationale montrent que depuis 1974 les stratégies générales de nos responsables politiques n’ont pas été à la hauteur des difficiles questions posées à notre pays. Le fait que trois de nos Présidents aient caché, jusqu’au bout, leurs difficultés de santé sans préparer leur succession politique au détriment de notre pays, le manifeste de déplorable et hypocrite façon.
Quelles qu’en soient les raisons, on constate le même phénomène dans le domaine militaire. Le refus de fait de nos divers gouvernements de réellement « penser la Défense » à défaut de penser la guerre, se traduit à l’image de la durée de leurs mandats, par des « Livres blancs » où la désignation des membres des commissions ad hoc fait la part minimum, quand ce n’est pas symbolique, aux militaires en activité comme si c’était une question qui ne les regardait que de très loin et que seuls des administratifs y soient compétents bien qu’aucun d’eux n’y ait jamais risqué sa vie [5] dans les opérations réelles !
Aussi la seule question traitée est-elle celle des budgets puisque, heureusement, on ne s’inquiète plus de la seule qui faisait loi autrefois : le service militaire.
Plus important, alors que l’on n’a eu de cesse de diminuer les temps de formation générale des officiers supérieurs pour de simples mesures d’économie, la plupart des militaires ont été écartés des nombreux organismes de réflexion traitant de géopolitique [6] et de géostratégie alors qu’ils sont par définition les « hommes de terrain » au sens complet du terme, sur lesquels devraient aussi s’appuyer les études et les réflexions si elles ne veulent pas dériver vers l’intellectualisme voire être totalement déconnectées des réalités particulièrement humaines.
Plus grave, il apparaît de plus en plus, à la suite de la main mise des administratifs sur la politique, une confusion dommageable entre stratégie et idéologies,[7] entre la réflexion et les décisions,[8] entre des opérations de police intérieure et celles de l’action de force de l’État à l’extérieur.
Il ne faut pas s’étonner si les militaires sont sceptiques devant les discours de trop de civils, certes bardés de prestigieux diplômes et titres. La réalité de la mort donnée et de la mort reçue donne aux officiers une profondeur de réflexion et une habitude raisonnée des risques que ne produit aucun bureau confortable de la capitale trop orientée depuis quelques décennies sur une forme de compassion universelle et son corollaire de la repentance à l’opposé des nécessités de la conduite d’un État… comme l’avait remarqué il y a bien longtemps un des esprits les plus avisés en ces matières : « Ignorant tout des affaires militaires, participer à leur administration. Ceci désoriente les officiers … une armée ne peut être régie par des règles de convenance… La bonté et la justice peuvent servir au gouvernement d’un État mais non à l’administration d’une armée. La promptitude et la souplesse servent à administrer une armée mais ne peuvent servir à gouverner un État » : Sun Tse, « l’Art de la Guerre »,[9] que tous les politiques et les administratifs devraient avoir présent à l’esprit dans tous les domaines de l’action de l’État. Cela pourrait s’appliquer à la plupart des données non régaliennes dont l’État s’est octroyé la direction qu’il devrait réexaminer sur le fond, s‘il veut retrouver le dynamisme et la confiance des citoyens. Le boursouflement de nos cabinets ministériels illustre notre erreur globale de management quand son gouvernement, toutes tendances confondues, veut être à la fois le décideur et l’acteur, ce qui lui interdit généralement d’avoir décisions et réactions au moment efficace nécessaire.
On ne peut en rester là. Si le Politique décide de la vision globale, sans laquelle il n’y a ni Démocratie, ni véritable politique nationale, ni Stratégie Nationale et si c’est lui qui décide de l’action militaire, il ne pourra assumer l’ensemble que si, dans le domaine militaire seul concerné ici, il est convenablement informé de la réalité militaire qui doit exécuter la ou les actions correspondantes. Mais cette réalité n’a plus grand-chose à voir avec celle du XXème siècle. « Elle repose sur une culture de la vigilance vis-à-vis des surprises majeures et exige une maîtrise de réévaluation et réajustements quasi permanents fondée sur les capacités d’anticipation et d’innovation mises en œuvre sous le double principe de l’Action que sont l’Incertitude et la Foudroyance, seules capables de répondre à la complexité et l’accélération des situations, avec le moindre coût humain dans l’Espace hétérogène fermé irrationnel qu’est désormais notre planète. »[10] C’est très difficile.
Cette culture est la capacité permanente de se situer dans l’instant avec toutes les données, matérielles, humaines (amis et ennemis, alliés et adversaires), médiatiques, technologiques et temporelles du XXIème, etc. partir des directives et des ordres reçus avec la perception et la prise en compte des conséquences immédiates et à terme de leur action. Seuls des hommes de haute culture seront capables de la pensée correspondante, du courage de la présenter et celui d’en assumer l’action.
C’est là que le bât blesse car dans ce domaine le Politique, particulièrement celui qui n’est formé que dans un système bureaucratique, a une répugnance naturelle à indiquer ce qu’il veut d’autant que son espace temporel, à moins d’une exception disparue en 1969, ne dépasse pas l’horizon de la prochaine élection.
Aussi le militaire est-il souvent obligé de « faire avec »[11] l’indécision, le flou, le refus de responsabilité, etc., toutes choses humaines mais qui peuvent coûter très cher aux hommes sur le terrain et au pays dans son ensemble. C’est ce que dit cruellement Sun Tse dans la note biographique de l’art de la guerre : « Le roi n’aime que les mots vides. Il n’est pas capable de les mettre en pratique. »[12] Il en résulte la nécessité d’avoir des officiers capables de cette culture, de cette capacité d’action et du désintéressement correspondant, ce qui, relativement facile autrefois, est de plus en plus difficile avec l’instruction générale de la jeunesse en chute libre, les excès d’activités imposées par la politique et la diminution du nombre des personnels. Encore faut-il que ces officiers puissent s’exprimer, que ce soit par écrit ou par oral, et que ce qu’un Weygand et un de Gaulle ont pu faire comme d’autres avant la Deuxième Guerre Mondiale soit à nouveau possible et que l’on n’entende plus encore, comme récemment, un ministre de la Défense interrogé sur cette question se contenter de répondre que cette liberté d’opinion est assurée puisque c’est lui qui parle au nom de l’Armée!
Il n’y a rien de tel pour décourager toute initiative en ce domaine et que chacun se renferme sur ses tâches immédiates au lieu de penser demain ! Le jeu médiatico-politique est une chose, la réalité stratégique militaire une autre.
Dans le monde incertain, difficile, complexe et désordonné où nous sommes nous devons inciter nos officiers dès leur formation initiale à s’informer, réfléchir, suggérer, proposer dans chacun de leurs échelons, en fonction des compétences et expériences acquises qui sont nombreuses aujourd’hui. C’est comme cela qu’ils croîtront dans leurs connaissances du métier militaire pour atteindre un véritable et efficace rôle de conseiller du gouvernement et de « patron » des opérations s’il en est décidé. Ne laissons pas perdre ces talents dont le pays peut avoir besoin à tout moment et pas seulement sur le champ des opérations. Il n’y a aucune raison que n’existent pas encore dans nos armées de jeunes officiers capables de penser et proposer comme l’ont été dès leurs premiers grades le général Beaufre comme l’amiral Castex pour n’en citer que deux…
Il est bon que le Haut Commandement s’en préoccupe mais ce sera insuffisant si les politiques continuent de manifester leur désintérêt de la « chose militaire », comme le fit trop longtemps la gauche en France, ou pensent l’incarner en tant que telle alors qu’ils ne lui donnent ni les directives adaptées ni les moyens nécessaires. Nous avons encore dans nos armées des officiers de valeur capables de penser réellement la défense autrement que dans ces lois de programmation où se complaisent, hélas, les intermittents de la politique qui ne les appliqueront jamais. Veillons à ne pas perdre ceux qui pourraient assurer non seulement le renouvellement ou plutôt la mutation nécessaire de la pensée militaire face aux questions de sécurité de demain mais incarner chaque jour ceux qui acceptent de mourir pour notre liberté.
Guy Labouérie
[1] Après avoir commandé l’École Supérieure de Guerre Navale et quitté la Marine, l’Amiral Labouérie s’est consacré à l’enseignement en Université et à des études de stratégie générale et de géopolitique. Élu à l’Académie de Marine, il a été notamment professeur à l’École de Guerre Économique, membre du comité stratégique de l’Institut de Locarn en Bretagne et est souvent intervenu dans diverses écoles et entreprises sur les questions de géopolitique et de stratégie.
[2] Citation du maréchal Lyautey faite par Mgr Luc Ravel, évêque aux Armées dans son homélie le 14 juin 2012 dans la Cathédrale des soldats à Saint-Louis des Invalides, lors de l’hommage national aux Invalides rendu aux soldats Thierry Serrat, Stéphane Prudhom, Pierre-Olivier Lumineau et Yoann Marcillan.
[3] Jacques-Antoine-Hippolyte de Guibert ou François-Apolline de Guibert, entrera au régiment d’Auvergne en 1756 avec le grade de lieutenant. Il avait alors 13 ans… Deux ans plus tard, jeune capitaine, il prendra part à la guerre de Sept ans et fera une brillante carrière jusqu’à sa disparition à l’âge de 47 ans. Son « Essai général de tactique » publié à Londres en 1770 lui vaudra une très grande notoriété, d’abord en Angleterre et en Allemagne avant d’être en France abondamment « commenté dans les salons » jusqu’en 1871. Cet ouvrage est encore considéré aujourd’hui comme un des meilleurs essais sur la guerre, écrit par un soldat. Le point de vue éclairé de Guibert sera largement repris à travers toute l’Europe, spécialement dans la période 1763-1792. Frédéric II le Grand reconnaitra en lui un grand tacticien. Napoléon s’imprégnera de ses écrits. Son livre sera même traduit en persan.
Portrait du général Comte de Guibert, gravé par G. Engelmann
De Guibert présentait ainsi la révolution imminente dans l’art de la guerre, une révolution que les tacticiens, eux-mêmes, n’avaient pas vu venir comme le service militaire. Une prévision accomplie presque à la lettre vingt ans après la mort de Guibert. Voir l’excellente critique de Jean Klein in Politique étrangère, 1978, Volume 43, Numéro 2, pp. 235-241. Les œuvres militaires de Guibert seront publiées en 4 volumes par sa veuve sur les manuscrits et d’après les corrections de l’auteur en 1803.
[4] Général Ménard : préface à l’édition Copernic 1977 des « Écrits militaires » du Comte de Guibert.
[5] Voir l’homélie de Mgr Luc Ravel le juin 2012 lors de la cérémonie en la Cathédrale Saint-Louis des Invalides : « Ils donnent leur vie. Ils osent prendre un rude chemin, celui de l’action ».
[6] Voir « Une autre Géopolitique » et « Décider » de Guy Labouérie.
[7] La judiciarisation des actes de guerre en est un signe inquiétant et il en est de même lorsque n’importe qui s’empare des « droits de l’homme » pour peser sur les décisions des politiques, où le sentimentalisme et l’électoralisme prennent le pas sur les réalités stratégiques ce qui se termine toujours mal : exemple l’entrée de la Grèce dans l’Union Européenne.
[8] En 1937 ou 1938, à l’École militaire, un groupe d’officiers stagiaires avait fait une étude indiquant la possibilité d’une attaque allemande à travers les Ardennes. Très intéressé le général commandant l’École militaire l’avait transmise à l’État major d’où elle était revenue sous la signature du général Gamelin indiquant que ces questions étaient du ressort exclusif du commandant en chef désigné et que les officiers stagiaires devaient se contenter de leurs cours… rappelé par le Général de Corps d’Armée E. Labouérie (1904 –1990), alors capitaine.
[9] Sun Tse, « l’Art de la Guerre », chapitre 3, paragraphe 21.
[10] Lire « Mouvement et dispositif » et « Réflexion sur la Guerre en général et celle d’Irak en particulier » de Guy Labouérie.
[11] cf. « Défense » de Guy Labouérie. « La situation des opérationnels a toujours été très difficile. En effet, non seulement ils voient généralement leur budget servir de variable d’ajustement budgétaire avec de rudes conséquences sur leurs moyens mais, faute de politique de Défense, ils sont obligés de penser à la place des politiciens sur les conséquences les plus probables de ces non-dits, de ces non-voulus, et d’inventer ce qu’ils appellent des stratégies qui ne sont en réalité que des comportements susceptibles de répondre au mieux à ce que demandera le politique dans l’instant, ce qui ne correspondra généralement pas à ce qu’ils avaient envisagé ni aux moyens dont ils disposent. »
[12] Lire « Les leçons de l’Océan: (5) Sun Tse et les leçons de l’Immense hétérogène » de Guy Labouérie.