Échanges sur la coopération franco-allemande (11)

A une époque pas si lointaine encore, la France et l'Allemagne comptaient une trentaine de programmes en coopération. Aujourd'hui, le contraste est saisissant : les programmes franco-allemands se comptent sur les doigts d'une main. Comment, pourquoi en est-on arrivé là ?

A une époque pas si lointaine encore, la France et l'Allemagne comptaient une trentaine de programmes en coopération. Aujourd'hui, le contraste est saisissant : les programmes franco-allemands se comptent sur les doigts d'une main. Comment, pourquoi en est-on arrivé là? Pour essayer de comprendre, il était utile de demander, côté français, l'opinion d'un ancien délégué général à l'armement, Henri Conze, (*) très apprécié outre-Rhin et celle de son homologue allemand, le Dr. Martin Guddat, (**) considéré à Paris à l'époque comme un homme à la fois compétent et favorable au franco-allemand.

Les deux hommes se sont prêtés de très bonne grâce à cet exercice avec subtilité et humour sous la forme de lettres échangées, entre deux amis exigeants, lettres qui ont trouvé toute leur place dans le grand dossier de la revue Défense consacré à la relation franco-allemande à l'épreuve du temps, lettres que nous reproduisons ici avec l'accord de la rédaction de la revue.[1] Paris le 28 février 2010.©

 Henri Conze, ancien DGA -- Photo © Joël-François Dumont. -
Henri Conze, délégué général à l'armement (DGA) de 1993 à 1996

  • Henri Conze à Martin Guddat

Cher Martin,

La Presse fait état des difficultés rencontrées par la coopération franco-allemande et européenne dans le domaine de l’armement et, plus généralement, dans celui des grands programmes. L’A400M, Galileo, Meteosat donneraient lieu à des combats de tranchées, la coopération Siemens-Areva dans l’énergie est abandonnée, etc. Les médias privilégiant souvent ce qui est négatif, il n’y aurait pas lieu de s’inquiéter si, à côté de ces programmes médiatisés, la liste de ceux en cours de développement ou de négociation était substantielle. Or, cela ne me semble pas être le cas, même si, après une période difficile, Airbus avec l’A 380 et l’A 350, est à nouveau sur les bons rails.

Il y a quinze ans, quand nous préparions ensemble les sommets bilatéraux, plus de trente programmes dans lesquels participaient nos deux pays, seuls ou avec d’autres partenaires, étaient vivants. Cela nous avait conduit à proposer, lors d’un de ces sommets, une agence commune les gérant, en lieu et place de nos administrations nationales, ainsi que la mise en commun à l’horizon 2020 de nos centres d’essais. Ces initiatives étaient l’aboutissement de tout ce que les deux pays avaient fait ou tenté de faire depuis le Traité de l’Elysée. Je crois, à posteriori, qu’une des raisons de ce succès était la « sacralisation » des programmes en coopération : quelles que puissent être les difficultés budgétaires de l’un ou l’autre, tout programme ayant donné lieu à un accord n’était pas menacé, ou si l’un souhaitait l’étaler ou le retarder, la décision était prise dans le total respect de la position et des intérêts de l’autre. Un exemple de cette confiance réciproque fut la loi de programmation française de 1994. Avant de la soumettre au Gouvernement, l’Amiral Lanxade, alors CEMA, et moi-même en tant que DGA, l’avions présentée à Jörg Schönbohm, ton Secrétaire d’État, et au Général Nauman, General Inspektor, pour nous assurer que la loi ne soulèverait aucune difficulté dans notre coopération.

NH 90 en test sur la B.A.N. de Hyères -- Photo © Joël-François Dumont. -
NH 90 en test sur la B.A.N. de Hyères

(NH-90 TTH) – Le programme NH90 a été définitivement lancé en décembre 1995 lors d'une rencontre au CEV d'Istres entre Martin Guddat, Henri Conze et leurs homologues néerlandais et italien.

NH-90 -- Photo Airbus © Frédéric Lert. -
NH-90 de l'ALAT

Cette confiance, établie depuis 1963 non sans difficultés, frictions, malentendus et délais, nous aurait, je crois, permis d’aboutir dans les deux projets mentionnés. Celui portant sur les centres d’essais est resté lettre morte, quant à l’agence, elle est d’emblée devenue multilatérale sous la pression de certains de nos partenaires, soutenus par quelques responsables politiques peu au fait des réalités des programmes industriels. Je le regrette, car nous n’avons pas pu rechercher de façon pragmatique les solutions à tous nos problèmes. Ils sont, me semble-t-il, toujours là. Ils concernent toutes les différences qui existent entre nos nations, autant d’obstacles dirimants à l’efficacité, portant sur des domaines tels que le calendrier budgétaire, le rôle du parlement, le financement de la recherche, l’intervention et le rôle de l’État, la responsabilité de l’industrie, celle des États-majors, l’évaluation et la qualification, la responsabilité pénale des décideurs, le statut des sociétés, la prise de risque technologique, etc. Il me parait clair que seule une période expérimentale pouvait aboutir à des rapprochements, des optimisations, des compromis, etc., sur chacune de ces myriades de questions, avant que l’on puisse ouvrir les structures à nos autres partenaires.

H.C.

  • Martin Guddat à Henri Conze

Cher Henri,

-Tu as raison. La France et l’Allemagne ont connu, dans le passé, des relations exceptionnellement bonnes. Les programmes développés en commun sont là pour en témoigner. Mais cette coopération s’est affaiblie avec la décroissance de l’influence de l’Allemagne et de la France en tant que nations pilotes dans le processus d’unification de l’Europe.

L’esprit de partenariat étroit, inspiré par des hommes politiques hors du commun, a disparu.

Les bons résultats que nous avons obtenus dans le domaine des hélicoptères, sont insuffisants pour masquer les déficiences dans les autres domaines de la coopération. Je voudrais, sans langue de bois, te faire part de l’analyse de la situation que nous faisons généralement de ce côté-ci du Rhin.

Les déceptions dans les programmes bilatéraux ont suscité une atmosphère de désillusion. Je voudrais citer quelques raisons. D’abord, pour les Allemands, la France semble s’intéresser aux connaissances de ses partenaires plus pour son propre prestige et pour garder sa suprématie que pour la recherche des meilleurs résultats à atteindre et à mettre en commun. Ensuite, bien que nous estimions que l’Allemagne a atteint un niveau équivalent, voire dans certains cas supérieur, à celui de la France, celle-ci n’a jamais fait l’acquisition d’équipements allemands pour ses forces. Enfin, les réalisations les plus en vue, les plus prestigieuses, comme Airbus, sont présentées à l’opinion publique comme françaises, quelles que soient les contributions de ses partenaires.

Plus profondément, je crois que la France n’a pas compris que les raisons de son rôle traditionnel de pilote ont changé. En ces temps de haute technologie, les standards culturels élevés ne jouent pas. La suprématie se mesure différemment et s’acquiert en fonction des valeurs et des critères d’aujourd’hui. Par ailleurs, ces sociétés sont encore plus ou moins sous le contrôle de l’État, ce qui affaiblit le rôle de la France dans une coopération étroite de part et d’autre du Rhin, indispensable pour relever les futurs défis.

Les initiatives de l’industrie allemande n’ont donc pas toujours été couronnées de succès. C’est pourquoi ses présidents ne voient pas d’alternative au simple renforcement purement national, bien qu’ils demandent l’aide du gouvernement en prenant la France comme exemple ! Malgré tout, le marché domestique n’offre aucune garantie de profit. Étant donné les autres priorités, l’effort de l’Allemagne pour la Défense sera limité dans le futur prévisible. Les intérêts et les emprunts liés à la situation financière détériorent la situation. A moment donné, le budget de la Défense supportera très probablement les premières coupes. Les retombées civiles des technologies militaires sont réelles, mais cependant insuffisantes pour justifier une réelle prise en considération et des efforts. Les progrès dans d’autres domaines sont là, politiquement moins sensibles. Au lieu d’espérer une aide, l’industrie doit donc renverser la procédure normale « la technologie suit la stratégie » en « la stratégie suit la technologie » et essayer de réveiller la demande militaire au travers de propositions non sollicitées.

Kanoniere, Bombardiere, Pontoniere de Martin Guddat. -

Cela pourrait soulager ses difficultés, mais n’est absolument pas la réponse définitive. De même, les exportations d’armement ne peuvent « boucher le trou ». L’importance croissante des demandes de compensations et les conséquences politiques bien connues, en marquent les limites. Aucune personne sensée n’aiderait son futur concurrent ! Étant donné ces circonstances, l’industrie allemande peut assurer sa survie mais le progrès et le profit ne sont toujours pas en vue !

L’industrie française aussi doit faire face à des problèmes presque identiques comme la pénurie de demandes nationales, des budgets restreints comprenant en outre des subventions liées aux surcapacités inutiles, des exportations limitées dans certains domaines et, sans une aide considérable de la part des pouvoirs publics, l’absence d’alternative.

A long terme, seul l’accès à d’autres marchés permettra à nos deux pays de résoudre les questions de croissance et de profit. Un effort concerté de leur part doit constituer la première étape. Étant donné que le financement public est impliqué et que les électeurs s’attendent à ce qu’il soit dépensé sur leur territoire, chacune de nos deux nations ne peut y accéder que si l’industrie allemande apparaît comme étant, aussi, française, et réciproquement, ce qui veut dire leur fusion ou tout autre forme de coopération réglant la question des frontières. Cependant, il reste des obstacles à franchir. Sans privatisation, il ne peut y avoir d’estimation correcte de la valeur boursière d’une société ni de protection contre toute interférence politique.

NH 90 -- Photo © Airbus. -
NH-90 de la Bundeswehr

De même, si le statut des sociétés ne peut être un statut européen, il ne peut y avoir d’indépendance vis-à-vis des intérêts purement nationaux. Je pense comme toi que la coopération avec les autres partenaires européens ne peut intervenir que comme seconde étape. Ainsi unifiées et restructurées, nos sociétés devraient être capables, avec l’aide des gouvernements, de pénétrer le protectionnisme américain et d’avoir accès au marché le plus prometteur.

Nos gouvernements ne réalisent pas, ou n’en tiennent pas suffisamment compte, les avantages politiques et économiques d’une telle approche, car une industrie rationalisée et remise sur les rails ouvrirait de nouvelles perspectives aux investissements publics. La dépendance à l’égard des budgets nationaux serait réduite et les fâcheuses subventions obsolètes. Les efforts conjoints de part et d’autre des frontières, initiés par la France et l’Allemagne, devraient avoir un impact positif sur nos autres partenaires. Politiquement, l’industrie européenne de l’armement, une fois devenue réalité, peut servir de précédent à d’autres efforts dans le processus d’unification, et devrait certainement renforcer la position de l’Europe au plan général.

Que faudrait-il faire ? Je suggère les actions suivantes :

1) Les présidents des sociétés concernées, en France et en Allemagne, développent le concept de la future coopération et en définissent les préalables.
2) Ces présidents informent et s’efforcent de convaincre les membres des parlements et les milieux influents.
3) Ils prennent contact avec les gouvernements et s’efforcent d’avoir leur aide pour aboutir dans leurs efforts, c'est-à-dire :
– privatisation totale des sociétés encore contrôlées par un État,
– mise en place d’une politique étrangère et de sécurité acceptée par tous, préalable à des spécifications opérationnelles communes et cohérentes et aux exportations, 
– aboutissement d’une législation européenne (réglementation financière et fiscale, droit des sociétés).
4) Les présidents invitent leurs autres partenaires européens à les rejoindre.

M.G.

  • Henri Conze à Martin Guddat

Cher Martin,

J'ai bien apprécié ta lettre, ton analyse et tes suggestions. Je voudrais répondre à quelques uns des points que tu soulèves et en ajouter d’autres. Les grands projets. C'est un exercice que la France aime beaucoup et l'Allemagne peu, du moins apparemment. Or, face à la mondialisation, la montée de la Chine, de l'Inde, du Brésil, etc., il est clair que le salut de l'Europe passe par son développement technologique. Il y a bien longtemps que les États-Unis l'ont compris. Je crois que la vision allemande est proche de ce que je pense être notre intérêt commun, voire notre salut ! Mais je constate, comme toi, que nous ne nous comprenons pas sur les voies et moyens pour développer une politique commune : rôle de l'État, sources de financement, pouvoir des entreprises, etc. C'est sur cela qu'il faut travailler, en espérant que, dés lors que l'on convient que le problème est là et non sur les objectifs ou les priorités, on saura régler ce qui n'est qu’une série de malentendus.

Parmi les malentendus, il faut, comme tu le notes, que les Français évitent tout « cocorico » qui pourrait être mal interprété, gênant ainsi le rapprochement sur une politique de grands projets. Certains responsables allemands avaient été frappés par les vœux présentés par un Président un 31 décembre, quelques semaines après l’élection d’Angela Merkel : «Avec l'A380 d'Airbus, avec Ariane 5, avec le système de navigation par satellite Galileo, avec Iter pour l'énergie du futur, notre pays s'est porté à la pointe de l'innovation mondiale ». Surtout le 31 décembre, on ne pouvait pas attendre du Président qu’il présente une liste des pays participants ! Cependant, un tel langage, perçu comme habituel de notre part par les Allemands, peut renforcer leurs craintes d’une volonté d’hégémonie. Notons que cette crainte explique en partie les difficultés de gouvernance rencontrées par EADS et Airbus il y a quelques années.

  • Le rôle de l’État

Ce sont les divergences sur ce rôle qui expliquent plusieurs, voire de nombreuses disputes sur la coopération économique. Naguère sur la politique industrielle, aujourd'hui, et sans doute demain, sur les grands projets, je constate toujours les mêmes préjugés, susceptibilités, malentendus… mais surtout l'ignorance de l'évolution historique de l’autre, de ses contradictions, de ses faiblesses et problèmes.

  • Prenons l’exemple d’EADS

La décision de sa création marquera peut-être, si les frictions que l’on a connues sont définitivement surmontées, le véritable point de départ de la révolution industrielle du Vieux Continent, c’est à dire son intégration pour compter encore plus dans le Monde. Mais elle peut, tout autant, signifier demain l’échec de la construction européenne si ces frictions renaissaient. En effet, les différences des cultures, le choc entre nos modèles d’économie, comme les oppositions entre les lois et règlements nationaux, subsistent et sont autant d’obstacles qu’il serait suicidaire de négliger et que nous avons trop négligés jusqu’à présent. Une nécessaire transition. En dépit des différences concernant le rôle des pouvoirs publics dans la vie de chacune des nations, même si leur renoncement à tout rôle d’opérateur industriel doit être un objectif louable, en particulier pour la France, les États, dans cette période de transition, ont une responsabilité essentielle. C’est à eux qu’il appartient d’éviter que les obstacles que tu as mentionnés, inhérents à notre passé, deviennent autant de raisons d’échecs. Ils doivent donc s’impliquer dans la définition des stratégies, leur mise en œuvre, le développement du patrimoine technologique, l’harmonisation des lois sociales, etc. L’ignorer, comme l’ont fait quelques uns de nos partenaires de l’Union au nom de telle ou telle forme excessive du libéralisme, ne peut que conduire à une véritable crise du type de celle que nous vivons actuellement.

Henri Conze, ancien DGA -- Photo © Joël-François Dumont. -
Henri Conze, délégué général à l'armement (DGA) de 1993 à 1996

La France et l’Allemagne doivent lutter ensemble contre de telles dérives. Dans les restructurations que toi comme moi souhaitons, l’objectif doit être clairement le renforcement de l’Europe et, par la même, celui de chacun de ses éléments. Mais le danger existe, qu’à moment donné, l’ambition de certains se limite à leur seule position à l’intérieur de l’Europe, en profitant de la faiblesse momentanée ou d’une apparence de faiblesse de l’un ou l’autre acteur. Être ambitieux pour l’Europe signifie qu’aucun des partenaires ne se sente lésé, chacun a sa pierre à apporter, en particulier la France et l’Allemagne sans lesquelles ni Airbus, ni l’espace ou d’autres grands secteurs, n’auraient pu se développer au niveau où ils le sont aujourd’hui. Nous devons impérativement éviter, au plan industriel, les jeux politiques que nous avons connus au cours des siècles, les renversements d’alliances et les équilibres de circonstance qui ont marqué la décadence du Vieux Continent.

Première campagne de tir à Nogaro pour le Tigre -- Photo © Joël-François Dumont. -
Première campagne de tir à Nogaro pour le Tigre

Il y a, effectivement, un certain nombre d’actions à entreprendre. Celle en quatre points que tu proposes, de la responsabilité des industriels, me parait totalement pertinente. Mais je suis convaincu qu’il faut la compléter par celle de la responsabilité des États, destinée à créer les conditions amont du rapprochement. C’est, par exemple, la mise en commun de nos centres d’essais déjà évoquée, les écoles de formation commune comme celle décidée pour l’hélicoptère Tigre, les polygones d’entraînement communs pour nos forces, etc.

H.C.

(*) Henri Conze a été délégué général pour l’Armement de 1993 à 1996.
(**) Le Dr Martin Guddat a été directeur de l’Armement en Allemagne de 1994 à 1998.

[1] Numéro 144 de Défense, daté de Mars-avril 2010 de Défense, revue bimestrielle de l'Union des Associations des Auditeurs de l'Institut des Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN), réalisée par des bénévoles, « anciens de l'IH ». Abonnements: BP 41-00445 Armées.

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