Guerre en Ukraine : Poutine, l’échec programmé d’un manipulateur

« Incapable d’avoir une perception juste du genre humain, le despote Vladimir Poutine a failli », estime l’historienne Françoise Thom. « Son aventure en Ukraine s’est heurtée à un adversaire résolu et doué de talents stratégiques. On a pu mesurer la médiocrité du leadership poutinien »

Analyse de l’historienne Françoise Thom [1]L’Express — 6 décembre 2022 — [2]

Jusqu’à tout récemment, nombreux étaient ceux qui, en Occident, s’extasiaient sur les qualités de « stratège » de Poutine. Il était rassurant d’attribuer les succès qu’il semblait collectionner à un génie politique plutôt que de voir ses causes véritables : la faiblesse, la complaisance et l’ineptie des dirigeants occidentaux. Dès que le président russe s’aventura en Ukraine et se heurta à un adversaire résolu et doué de talents stratégiques, on put mesurer la médiocrité du leadership poutinien. Reste à en comprendre les causes.

A l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000, les kremlinophiles de service déployèrent des trésors d’éloquence pour nous faire croire que le passé kagébiste de Poutine n’aurait aucune importance. Au contraire, nous disait-on, c’était un atout : sa formation par le KGB lui avait inculqué un pragmatisme et une largeur de vues introuvables chez un apparatchik post-soviétique ordinaire. Le KGB était moins corrompu que les autres administrations soviétiques, laissait-on entendre. Cet organisme était doctement présenté au public français comme l’équivalent de l’ENA.

Chantage, vodka, assassinat

Il est bien vrai que la formation de Poutine au KGB et ses premiers pas de tchékiste sont importants, mais pas pour les raisons avancées par les apologètes de la Loubianka.

Poutine a été programmé par l’école du KGB où on lui a inculqué une foi absolue dans l’efficacité de la manipulation : « Il y a trois moyens d’agir sur les hommes« , a-t-il un jour déclaré sur un ton badin : « le chantage, la vodka et la menace d’assassinat« .

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Poutine voit le genre humain à travers ses lunettes d’agent traitant. Chez un interlocuteur, il cherche instinctivement le point faible, le levier par lequel il pourra le recruter : corruption, vanité, affaire de mœurs, intimidation. Tout son mode de gouvernement, toute son action à l’étranger portent cette marque de fabrique et sont imprégnés par cet ADN guébiste. Il s’entourera de gens sur lesquels il a un dossier compromettant, seule garantie de fidélité à ses yeux. Il s’efforcera de ne jamais agir à visage découvert, de toujours prendre les gens par surprise.

Poutine conçoit la politique comme une série d’opérations spéciales parallèles : formé à gérer des réseaux cloisonnés d’agents, il est totalement dépourvu de vision d’ensemble, donc de pensée stratégique.

Couverture de L’Express du 8 décembre 2022

Les participants n’ont besoin de savoir que ce qui les concerne directement ; l’information doit être strictement contingentée, et seule la direction a le droit d’accéder au tableau complet.

Poutine chef de bande

Même chose pour la diplomatie : elle se réduit à l’extension hors frontières de la « verticale du pouvoir » coiffée par le Kremlin, par le recrutement des décideurs étrangers et le développement des réseaux d’agents au sein des pays visés. Quand la séduction et la corruption ne fonctionnent pas, on a recours à l’intimidation et au chantage. Poutine ne se perçoit pas en chef d’Etat mais en chef de bande. Son but est de placer des hommes qu’il contrôle à tous les postes qui comptent, en Russie et à l’étranger. Il couvre ceux qui le servent, quels que soient leur incompétence, leurs erreurs ou leurs crimes, en Russie et à l’étranger. En revanche, ceux qu’il estime avoir trahi sont impitoyablement châtiés, parfois de manière spectaculaire, que ce soient des individus (Litvinenko) ou des peuples (les Ukrainiens).

Il a la hantise des « révolutions de couleur », car celles-ci ont fait tomber les équipes patiemment mises en place par ses services et réduit à zéro de longues années d’effort, tout cela au profit de l’adversaire occidental. Poutine s’imagine en effet que les autres sont comme lui. Les œillères tchékistes font qu’il a une perception étriquée du genre humain. Il n’en voit que les faiblesses, les tares et les bassesses, parce que ce sont les instruments de la manipulation, les leviers de sa puissance. Il n’imagine pas que les hommes puissent agir de leur propre chef, sans qu’un marionnettiste caché ne tire les ficelles. Si on manifeste dans les rues de Moscou en 2011, c’est qu’Hillary Clinton intrigue contre le Kremlin et veut lui chercher noise. La lecture paranoïaque du monde découle de l’approche manipulatrice des hommes.

Dans un premier temps Poutine a bénéficié d’une chance prodigieuse, due à des facteurs ne dépendant pas de sa volonté : l’envolée des prix des hydrocarbures, l’effet stimulant des réformes mises en œuvre par ses prédécesseurs, la focalisation des Occidentaux sur le terrorisme islamiste. Mais le président russe s’est attribué ces succès et s’est convaincu que les possibilités de la manipulation étaient sans limites.

Il n’a pas vu que ses pratiques pouvaient se retourner contre lui, que le manipulateur pouvait devenir le manipulé.

Le système qui fonctionnait si bien au début n’a pas tardé à s’user de tous les côtés.

Béni-oui-oui serviles

D’abord parce que le manipulateur est incapable de se renouveler. Il applique mécaniquement les procédés qui lui ont réussi sans se soucier de faire preuve d’inventivité. Il agit à partir de clichés. Or, les procédés utilisés finissent par devenir apparents à force d’être répétés et deviennent inefficaces. On l’a bien vu en Occident où les ficelles de la désinformation du Kremlin ont été repérées et largement neutralisées.

Ensuite la docilité assurée par le « kompromat » chez les fonctionnaires de l’appareil d’État et chez les chefs d’entreprises se paye par une dégradation vertigineuse de la classe dirigeante, non seulement du point de vue moral, mais aussi du point de vue de l’efficacité : les pions ne peuvent pas devenir des administrateurs de talent. Les illusions nourries par Poutine au moment où il lance la guerre contre l’Ukraine tenaient à ce qu’il était entouré de béni-oui-oui serviles plus soucieux de conforter ses fantasmes que de lui tenir un discours de vérité.

Mais surtout Poutine, à cause de sa perception tronquée du genre humain, amputé dans la représentation qu’il en a de la dimension éthique, de l’attachement au vrai et au juste, de l’amour de la liberté, s’est montré incapable de prévoir les réactions des Ukrainiens et des Occidentaux à son agression ouverte contre Kiev. Il croyait les Européens ligotés par leur dépendance gazière ; il croyait disposer d’assez de taupes en Ukraine et en Occident pour l’emporter en quelques jours. Il croyait avoir affaire à des sociétés démoralisées prêtes à ramper devant le Kremlin pour rester au chaud. Il mésestimait la force des opinions publiques dans les pays démocratiques. La résistance ukrainienne, celle d’hommes libres refusant la servitude, opéra en Occident une transformation aussi profonde qu’inattendue.

« La mort de l’Occident n’a pas eu lieu »

Oleksy Arestovych, un conseiller du président Zelensky, a le mieux exprimé cette divine surprise : « Des changements tectoniques sont à l’oeuvre. […] Nous assistons au réveil de l’Occident. […] Pour être franc, avant ce conflit, j’avais déjà fait mon deuil de l’Occident. Je ne pensais pas qu’il pourrait exprimer autre chose que sa ‘vive inquiétude’ et nous tendre quelques aumônes. Pourtant, il s’est réveillé : la mort de l’Occident n’a pas eu lieu, je peux cesser mon deuil. On le voit s’ébrouer pour se débarrasser de toutes les lourdeurs qu’il a accumulées pendant des décennies de paix... »

Françoise Thom

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Les pays autrefois les plus englués dans les filets du Kremlin, l’Allemagne, la France, l’Italie, opèrent un redressement impensable il y a quelques mois. Citons l’interview d’Oleksy Arestovych, ce 1er décembre : « C’est la France qui me réjouit le plus. Ces Français auxquels on reprochait leur faiblesse, leur obstination à dialoguer avec Poutine, les voilà qui soutiennent le tribunal [pour juger les crimes de guerre russes] ! Chapeau ! » Ainsi, le dispositif d’asservissement de l’Europe patiemment déployé par le Kremlin depuis vingt ans a été réduit à néant par le fol orgueil d’un despote convaincu qu’on pouvait dominer durablement les hommes en ignorant ce qui fait l’humanité.

[1] Françoise Thom, agrégée de russe, et maître de conférences (HDR) émérite en histoire contemporaine de l’université Paris-Sorbonne, spécialiste de l’URSS et de la Russie postcommuniste, s’est vu attribuer le Prix Guizot 2022 par l’Institut de France pour son livre La Marche à rebours. Regards sur l’histoire soviétique et russe publié en octobre 2021 aux Éditions Sorbonne Université Presses (2021). Depuis elle a publié « Poutine ou l’obsession de la puissance » (Litos, 2022).

[2] Article reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.

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