La naissance de l’énergocratie russe

La Russie force ses voisins, pays européens compris, à passer par Moscou pour s'alimenter en énergie, d'abord en empêchant le pétrole et le gaz d'Asie centrale de parvenir librement sur la marché mondial, puis en passant des accords de cartel et de rachat avec les producteurs et distributeurs d'énergie.

La naissance de l'énergocratie russe

Dans ce texte, paru dans la revue Commentaire au cours de l'été 2006, Françoise Thom, agrégée de russe et  maître de conférences en histoire à l'Université de Paris-IV  Sorbonne, expose les efforts  du gouvernement russe pour forcer ses voisins, y compris ceux de l'Union européenne, à passer par lui pour s'alimenter en énergie, d'abord en empêchant le pétrole et le gaz d'Asie centrale de parvenir librement sur la marché mondial, ensuite en essayant de passer des accords de cartel et de rachat avec les producteurs et distributeurs d'énergie. Ce texte, publié après "Une dangereuse amnésie" est la révélation d'une nouvelle classe dirigeante russe, mettant en œuvre la politique énergétique que le président Poutine entend réaliser en dehors des frontières russes  ce qu’il a réussi à faire chez lui,  à savoir abolir le libre marché de l’énergie  et organiser un super cartel des producteurs,  dans lequel le Kremlin détiendrait les postes de commande,  et qui maintiendrait les pays développés à la merci des producteurs  enrégimentés par Moscou. Paris, le 15 juillet 2006.

Portrait de Françoise Thom © Joël-François Dumont. -
Mme Françoise Thom

Depuis [1] que le président Poutine est arrivé au pouvoir en Russie en 2000, l'essentiel de ses efforts a porté sur la liquidation des éléments de marché qui existaient dans le secteur énergétique russe à la fin de la période Eltsine – en même temps qu'il se débarrassait du pluralisme dans le champ politique et médiatique.
 

Aujourd'hui, ce processus est presque achevé. La fusion en 2004-5 de Gazprom et de Rosneft, additionné de Yougansk NG, puis de Sibneft, signale l'émergence d'une industrie gazopétrolière unifiée contrôlée par le Kremlin, qui a vocation à s'étendre aussi dans le secteur du nucléaire, domaine où les ambitions de Gazprom commencent à se manifester.

Cependant, comme le montrent les événements récents, il ne s'agit là que de la réalisation de la première étape d'un grand dessein russe dont nous pouvons commencer à percevoir les contours.

L'étape suivante est annoncée en pointillé dans les discours et les décisions du président Poutine à partir de décembre 2005. Depuis qu'il préside le G8, Poutine commence en effet à montrer ses cartes. L'article intitulé "Energy Egotism Is a Road to Nowhere", qu'il a publié dans le Wall Street Journal,[2] ses prises de position consécutives révèlent clairement les orientations de la politique énergétique russe à venir. Dans l'article au Wall Street Journal, le président Poutine préconise une «architecture énergétique mondiale » qui doit permettre d'« éviter la concurrence, contre-productive pour la sécurité énergétique ».

« La redistribution de l'énergie inspirée uniquement par les priorités du petit groupe des nations les plus développées ne sert pas les objectifs du développement global. Nous nous efforcerons de créer un système de sécurité énergétique qui réponde aux intérêts de toute la communauté internationale ».

Poutine dénonce « l'égoïsme » en matière énergétique, les égoïstes étant évidemment les membres du G8 qui ne tiennent pas compte des intérêts des pays moins favorisés. Poutine appelle au « renforcement de la sécurité énergétique globale », qui implique de « protéger le marché énergétique de l'imprévisibilité ».[3] Les accents socialistes et tiers-mondistes de ces propos [4] sont étonnants dans la bouche d'un homme qui il y a quelques années se présentait comme un champion du libéralisme. Mais ils s'éclairent fort bien à la lumière de la politique énergétique menée en Russie depuis la liquidation de Youkos. 

Poutine souhaite réaliser en dehors des frontières russes ce qu'il a réussi à faire chez lui, à savoir abolir le libre marché de l'énergie et organiser un super-cartel des producteurs, dans lequel le Kremlin détiendrait les postes de commande et qui maintiendrait les pays développés à la merci des producteurs enrégimentés par Moscou. Comme le dit Poutine lors d'une réunion du Conseil de Sécurité Nationale le 22 décembre 2005, « la Russie ne peut dominer dans aucun autre domaine » [que celui de l'énergie].[5]

Cette évolution profonde de la politique russe s'exprime dans le virage tiers-mondiste de la diplomatie de Moscou qui semble de plus en plus inspirée par le soviétisme. N'oublions pas que dès 1956 Khrouchtchev ne cachait pas son ambition de priver l'Europe de son approvisionnement en pétrole moyen-oriental. Elle s'exprime aussi dans la stratégie de Gazprom qui ne veut pas rester un simple fournisseur de gaz mais cherche un accès direct aux réseaux européens de distribution pour augmenter son influence et la dépendance des Européens à l'égard de Moscou.

On peut s'interroger sur les causes d'une si vertigineuse escalade des ambitions russes. L'augmentation des prix du pétrole, la demande croissante en hydrocarbures qui placent la Russie en position de force expliquent en partie cette évolution. 

Mais c'est l'échec du référendum sur la constitution européenne qui a ouvert devant la Russie des perspectives prometteuses. En effet la crise de la construction européenne permet à Moscou de revenir à sa diplomatie traditionnelle, privilégiant les relations bilatérales avec les pays européens, surtout ceux dont la politique étrangère manifeste un tropisme pro-russe bien enraciné pour des raisons diverses: l'Allemagne qui importe de Russie 40% de son gaz et 30% de son pétrole ; la France, qui se sent des affinités avec la Russie à cause de son penchant centralisateur, étatiste et anti-américain; l'Italie, pas trop regardante sur la légalité des pratiques du business à la russe. 

Dans ce contexte, la Russie va engranger un premier succès de taille: la signature le 9 septembre 2005 du contrat entre Gazprom, et les sociétés allemandes BASF et E.ON en vue de construire un gazoduc sous la Baltique pour alimenter l'Europe occidentale tout en contournant l'Ukraine, les pays baltes et la Pologne.

Selon les estimations des experts européens, la construction d'un gazoduc terrestre serait revenue de 30% moins cher. Cependant, Gerhard Schröder s'est rendu aux arguments de son ami Poutine. D'une longueur de 1 200 kilomètres, le gazoduc devrait, selon Gazprom, entrer en exploitation en 2010. Dans un premier temps, il se composera d'une branche pouvant livrer 27,5 milliards de mètres cubes par an, mais le projet prévoit la construction d'une seconde branche qui portera sa capacité à 55 milliards de mètres cubes. Cela permettra de diviser par deux le volume des exportations qui transitent par l'Ukraine. L'investissement total dépassera les 4 milliards d'euros.

Les circonstances entourant la conclusion de ce marché sont pour le moins troublantes. Le directeur du consortium du gazoduc est Matthias Warnig, un ancien agent de la StaSi qui avait reçu une médaille d'or en octobre 1989 pour ses bons et loyaux services.[6] Ami de la famille Poutine, il dirige aujourd'hui l'antenne russe de la Dresdner Bank, la banque allemande sans aucun doute la mieux introduite au Kremlin. Quant à l'ex-chancelier Schröder, il a lui aussi été récompensé pour ses bons et loyaux services. Il a été promu président du comité des actionnaires de la North European Gas Pipeline Company (NEGPC), dont Gazprom détient la majorité. Sergueï Yastrjembski, le porte-parole du Kremlin dans les relations avec l'Union européenne, commenta cet accord en ces termes :

« C'est un signal clair à l'Europe concernant les bases sur lesquelles nous voulons construire nos relations avec l'Union européenne dans le secteur énergétique».[7La Russie a tout lieu d'espérer que la corruption d'une partie de la classe politique occidentale lui permettra de faire passer des projets contraires aux intérêts des contribuables et des consommateurs occidentaux.

D'autres épisodes que le cas Schröder montrent que cette pratique est en train d'entrer dans l'arsenal des instruments de la politique étrangère russe. En mai 2005 Gazprom et la compagnie italienne ENI signent un contrat sans précédent qui donne à Gazprom un accès direct à un marché de distribution du gaz européen. Mais en octobre le parlement italien rejeta ce projet, s'étant aperçu qu'un tiers des actions de la compagnie italienne devant réaliser le projet étaient détenues par Bruno Mentasti-Grinelli, un ami et un partenaire de Berlusconi.[8]

De même, l'ancien secrétaire américain au Commerce Donald Evans se vit offrir la direction du conseil d'administration de la compagnie pétrolière russe Rosneft, offre qu'il rejeta au grand dépit du Kremlin. 

La Russie a tout lieu d'espérer que la corruption d'une partie de la classe politique occidentale lui permettra de faire passer des projets contraires aux intérêts des contribuables et des consommateurs occidentaux.

Ces revers n'entamèrent pas l'euphorie à Moscou après la décision de construire le North European Gas Pipeline. Comme toujours dans la politique étrangère russe, les dirigeants du Kremlin, enhardis par leur victoire, voulurent aller trop loin trop tôt et trop vite.

  • Début janvier 2006, Poutine prend la décision de couper le gaz à l'Ukraine et à la Moldova, le jour où il assume la présidence du G8.

Après les coupures imposées par Moscou, l'Ukraine comptait sur le gaz qu'elle importe du Turkménistan pour 50 dollars/1 000 m3. Mais Gazprom ferme le robinet du gaz turkmène à destination de Kiev. Quelques jours plus tard, le 22 janvier, la Géorgie est privée de gaz et d'électricité par deux explosions suspectes en Ossétie du Nord. Ce comportement russe suscite des pénuries dans toute l'Europe. 

L'effet de ce coup de force fut contre-productif pour Moscou car il fit prendre conscience aux Européens que la Russie entendait utiliser l'instrument énergétique pour réaliser des objectifs de puissance.

Devant les réactions occidentales, la Russie dut reculer. L'effet de ce coup de force fut contre-productif pour Moscou car il fit prendre conscience aux Européens que la Russie entendait utiliser l'instrument énergétique pour réaliser des objectifs de puissance.

On s'aperçut que tous les pays de « l'étranger proche » étaient loin d'être logés à la même enseigne par Moscou. Entre ceux qui faisaient allégeance et ceux qui cherchaient à s'émanciper, la facture pouvait varier du simple au quadruple. Ainsi l'Ukraine du président Iouchtchenko se vit réclamer 220 à 230 dollars pour 1 000 m3 de gaz (contre 50 dollars précédemment), alors que la Biélorussie, au moins jusqu'à la réélection du président Loukachenko, conservait son tarif préférentiel (46,7 dollars/1 000 m3) après avoir été contrainte en mars 2004 d'ouvrir son consortium Beltransgaz à Gazprom.[9]

Pour la Géorgie qui souhaite être admise à l'OTAN, la note a été fixée à 160 dollars/1 000 m3.

A la fin de l'année dernière, Gazprom a annoncé que pour l'Arménie, pourtant un docile allié de Moscou, le prix serait porté de 54 à 110 dollars les 1000 m3. C'est que Gazprom ambitionnait d'accéder au gazoduc Iran-Arménie dont la construction doit être achevée en 2006. L'Arménie a obtenu un sursis jusqu'au 1er avril en échange de 45% des actions de ce gazoduc cédées à Gazprom.

Ainsi la Russie espère pouvoir contrôler le transit du gaz iranien vers la Géorgie, l'Ukraine et l'Europe.[10]

La Moldavie, jugée hostile à l'enclave séparatiste russe en Transnistrie et aspirant ouvertement à se rapprocher de l'Union européenne, a été menacée d'une augmentation de 110 à 160 dollars/1 000 m3, à moins qu'elle n'accepte de réduire au profit de Gazprom la part de l'Etat moldave dans la compagnie Moldovagaz, en la ramenant de 34% à 26%.

Les trois pays Baltes paient leur appartenance à l'Otan en écopant d'un tarif passé à 125 dollars/1 000 m3 (contre 80 dollars précédemment). L'Azerbaïdjan (110 dollars/1 000 m3), qui a remis en cause le monopole russe dans le transport du gaz et du pétrole, est également puni par Gazprom.[11] Rappelons que le prix moyen en Europe Occidentale s'élève à 235 dollars les 1000 m3.

Après la crise de janvier, à l'initiative de l'Autriche et de la Pologne, un groupe de 9 pays centre-européens fit une démarche auprès de Bruxelles, demandant que l'UE révise sa stratégie énergétique et diversifie ses approvisionnements. Depuis la décision de septembre 2005 ces pays s'inquiétaient de voir l'UE réagir en ordre dispersé aux pressions russes, estimant, comme le déclarait un dirigeant polonais, que « la question des approvisionnements énergétiques devrait être traitée dans le cadre de l'Union européenne ».

Devenue plus sensible aux avantages offerts par un gazoduc transcaspien qui aurait l'avantage de désenclaver les ressources gazières d'Asie centrale, l'Union Européenne manifesta un intérêt nouveau pour l'Azerbaïdjan, à la fois producteur de gaz et voie de transit.

Mais surtout, l'Union européenne se mit à exercer une pression redoublée pour que la Russie ratifie la Charte européenne de l'énergie.

Or la Russie s'y refuse obstinément. Car, outre que la Charte recommande la diversification des sources d'approvisionnement énergétique – ce dont Moscou ne veut en aucun cas, afin de pouvoir tenir ses partenaires à sa merci – ratifier cette Charte signifierait autoriser un accès égal des compagnies aux oléoducs et aux gazoducs russes, ce qui impliquerait la liberté du transit des hydrocarbures d'Asie centrale.

  • Moscou se réjouit du nationalisme économique renaissant en Europe et de l'échec du marché européen de l'énergie. En effet Gazprom préfère avoir affaire à de grands groupes monopolistes

Les objectifs russes sont diamétralement opposés : l'État russe veut préserver son monopole sur le réseau des gazoducs et des oléoducs hérités de l'URSS (tout en faisant appel aux capitaux étrangers pour les rénover) et surtout s'assurer le contrôle des ressources en hydrocarbures de l'Asie Centrale, de manière à pouvoir les utiliser à des fins politiques, comme la crise avec l'Ukraine l'a montré.

Depuis l'instauration du dialogue énergétique entre la Russie et l'UE à partir d'octobre 2000, le but de Moscou est d'obtenir des contrats à long terme avec les Européens, des investissements, la garantie d'une exportation illimitée des carburants russes dans les marchés européens et la possibilité pour les compagnies russes d'acheter les infrastructures énergétiques en Europe de l'Ouest comme elles l'ont déjà fait en Europe de l'Est. 

Par ailleurs la Russie veut être en mesure de fixer ses prix à la tête du client, afin de pouvoir récompenser ses partenaires complaisants et sanctionner ceux qui se montrent indociles, comme elle le fait dans « l'étranger proche », ce qui va à l'encontre du projet européen d'un marché européen des hydrocarbures.

Dans l'affaire de la Charte européenne de l'énergie, la Russie tâchera d'éviter un affrontement ouvert, préférant imposer progressivement des amendements qui finiront par vider la Charte de son contenu initial.[12]

On imagine que Moscou se réjouit du nationalisme économique renaissant en Europe et de l'échec du marché européen de l'énergie. En effet Gazprom préfère avoir affaire à de grands groupes monopolistes européens comme Gaz de France ou l'allemand E.ON.

Ces groupes concentrant d'immenses ressources financières pèseront d'un grand poids dans la vie politique des pays européens ; et comme ils seront totalement dépendants de Gazprom, la Russie sera assurée d'un vecteur d'influence considérable sur la scène politique européenne.

Que de chemin parcouru depuis 2000, quand l'UE se donnait pour objectif la réforme du monopole gazier russe ! Peu nombreux étaient ceux qui pouvaient alors prévoir que la Russie irait dans la direction opposée, renationalisant une grande partie de son secteur énergétique et soumettant le reste au contrôle du Kremlin.

Mais nous n'avons là qu'un avant-goût de ce qui nous attend si Poutine réussit à réaliser son grand dessein.

Lors d'une récente conférence de presse à Prague, un journaliste évoqua la possibilité d'une diversification des approvisionnements européens devant Poutine, s'attirant une violente répartie du président russe : si l'UE voulait diversifier ses sources d'approvisionnement énergétique, la Russie diversifierait ses exportations.[13]

  • En fait elle fera plus : elle va essayer de fermer les unes après les autres toutes les sources d'approvisionnement alternatif des Occidentaux.

Elle a commencé par l'Asie centrale. Dès 2002 Poutine avait proposé au président Niazov la création d'une alliance gazière eurasiatique. Lorsque le Turkménistan fit mine de renâcler, Moscou bloqua ses exportations gazières dont Gazprom finit par prendre le contrôle.

Aujourd'hui la Russie cherche à empêcher le Kazakhstan de participer à l'approvisionnement du nouvel oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) reliant la Caspienne à la mer Noire sans passer par la Russie, et à intéresser les pays d'Asie Centrale dans le maintien de son monopole sur les gazoducs, en cimentant l'alliance gazière avec ces pays pour renforcer sa position dans son affrontement avec l'Union Européenne. A la mi-novembre 2005, le Kazakhstan et la Russie ont conclu un accord concernant le transit du gaz turkmène et ouzbek. Cet accord signifie de facto que la totalité des ressources des trois républiques centrasiatiques sont désormais contrôlées par Gazprom.[14]

N'oublions pas que pour ce dernier le monopole sur les gazoducs et le transit du pétrole et du gaz provenant d'Asie Centrale est plus important que l'exploitation du gaz elle-même.[15]

Ici la Russie se heurte cependant à une difficulté : il faut que Gazprom accepte de partager avec les producteurs les bénéfices de la revente du gaz en Europe, un effort qui sera certainement douloureux. 

Signalons aussi que l'intégration "eurasiatique" ne concerne pas que les hydrocarbures. A la mi-janvier 2006 S. Kirienko, le directeur de l'Agence atomique fédérale russe a appelé à recréer le feu ministère soviétique de la Construction mécanique moyenne (le Minsredmach) qui chapeautait autrefois le secteur nucléaire de l'URSS. Il s'agissait selon lui de reconstituer « un complexe unique » en Russie, en Ukraine et au Kazakhstan. « Nous avons besoin de restaurer le Minsredmach à la fois pour des raisons de politique intérieure et en vue du marché global ».[16]

  • Toutefois l'Asie centrale ne représente qu'une première étape. La Russie a entrepris de faire la cour à tous les grands producteurs d'hydrocarbures.

Depuis le troisième voyage de Chavez en Russie en novembre 2004, les relations entre la Russie et le Vénézuela n'ont cessé de se renforcer. Les compagnies pétrolières russes investissent dans le secteur pétrolier du Vénézuela tandis que ce dernier achète des armes russes. Les raisons de cette fraternité sont évidentes. Chavez mène en Amérique latine une politique similaire à celle de Poutine à l'égard de ses voisins européens. En 2005 il fait passer unilatéralement les taxes prélevées sur le compagnies étrangères de 34% à 50% et il force 22 compagnies étrangères à entrer dans des joint-ventures où l'Etat vénézuelien se réserve la part du lion.

En revanche il aide généreusement tous ses voisins pourvu qu'ils soient anti-américains, promettant par exemple au nouveau président bolivien Morales d'approvisionner gratuitement en diesel le marché bolivien.[17]

Enfin, Poutine essaie de restaurer les positions russes dans le monde arabe. Un rapprochement avec l'Arabie saoudite s'ébauche en septembre 2003, qui aboutit à la mise en place d'une coopération, avant tout dans le secteur du pétrole et du gaz.

La vente de missiles anti-aériens à la Syrie en janvier 2005, la tournée de Poutine au Moyen-Orient en avril 2005, l'invitation au Hamas en mars 2006 vont dans le même sens.

Ajoutons la visite du Président Poutine en Algérie le 10 mars 2006, qui aurait dû faire tinter des sonnettes d'alarme à travers l'Europe. A cette occasion la Russie a effacé l'ardoise de la dette algérienne qui s'élevait 5 milliards de dollars. Gazprom a signé un mémorandum de coopération avec la compagnie algérienne Sonatrach (qui, rappelons-le, exporte 60 milliards de m3 de gaz par an en Europe, soit 10% du gaz consommé par l'UE), proposant à Sonatrach de participer à la construction d'une compagnie de production de gaz naturel liquide.

La Russie ne possède en effet pas les technologies requises pour cela,[18] alors qu'elle veut se tailler une part du marché du gaz liquide. En outre la Russie et l'Algérie se sont engagées à coordonner leurs positions sur le marché du gaz. Gazprom et la Sonatrach exploiteront conjointement des gisements de gaz en Afrique du Nord.

Plus inquiétant encore, la Russie et l'Algérie vont travailler ensemble sur le marché européen. Gazprom aura accès aux gisements du Sahara. De cette façon, le gaz algérien sera utilisé par le monopole gazier russe pour remplir ses engagements, notamment en ce qui concerne l'approvisionnement en gaz de la péninsule ibérique. Au terme de cette visite prometteuse, Poutine qualifia avec effusion l'Algérie de « partenaire stratégique » en évoquant nostalgiquement « les nombreuses années de coopération » algéro-soviétique.[19] Et la presse russe mit les points sur les i: « Les résultats de la visite éclair effectuée par le président russe en Algérie doivent être estimés dans le contexte de la détermination de Moscou à faire de la Russie le leader énergétique mondial [Š] Il est parfaitement possible que le Forum international des pays exportateurs de gaz, fondé en 2001 et dont le rôle est encore consultatif, pourrait bientôt se transformer en "OPEP du gaz", à la tête de laquelle on trouverait assurément la Russie [Š] Cette manoeuvre permettrait à la Russie de faire office d'élément intégrateur dans la totalité de l'espace post-soviétique. » [20]

Cette alliance gazière doit inclure à terme l'Iran.[21]

Le dispositif du chantage au gaz est complété par les accords sur les livraisons de gaz à la Chine signés le 21 mars 2006, qui « permettront à la Russie d'en finir avec sa dépendance face aux marchés européens ». [22]

Poutine a promis de fournir à la Chine de 60 à 80 milliards de mètres cubes par an, provenant des gisements de Sibérie occidentale [23] qui approvisionnent l'Europe : le message à cette dernière est on ne peut plus clair.

En avril dernier l'agressivité russe a monté d'un cran. Semion Vainchtok, le patron de Transneft, a suggéré d'abaisser les livraisons de pétrole à l'Europe pour en augmenter le prix. A. Miller, le directeur de Gazprom, s'est livré à un chantage explicite des Européens : Gazprom était en train de se tourner vers les marchés asiatiques ; « toute tentative des Européens de limiter les activités de Gazprom sur le marché européen n'aurait pas de bons résultats ».[24]

Cette menace était une réponse aux velléités britanniques d'empêcher la main-mise de Gazprom sur Centrica, la principale compagnie gazière de Grande-Bretagne, alors que Gazprom est en train de négocier avec la Hollande pour obtenir le contrôle de l'approvisionnement, de la distribution et de la vente du gaz dans ce pays en échange d'une participation néerlandaise au projet de gazoduc sous la Baltique.[25]

Les dirigeants de Gazprom sont aussi mécontents de l'attitude américaine : tout comme l'Union Européenne, les États-Unis s'opposent à ce que Gazprom entre dans le projet de construction de gazoduc reliant la Turquie et la Grèce. 

On comprend maintenant les inflexions tiers-mondistes et soviétiques de la politique étrangère russe récente, la manière sournoise dont Moscou attise les crises entre les pays du Moyen-Orient et les Occidentaux.

Citons encore l'article de RIA Novosti:[26« Plus forts sont les tiraillements entre les pays européens consommateurs de gaz et les producteurs islamiques du Proche et du Moyen-Orient, et plus grandes sont les chances de voir se constituer une alliance des producteurs de gaz. Nous assistons aujourd'hui à une exacerbation du conflit entre l'Occident et l'Iran. Il y a aussi l'agitation des ressortissants d'Afrique du Nord en France. Dans ce contexte, l'Iran et l'Algérie ne peuvent pas ne pas souhaiter un renforcement de leurs positions dans le secteur énergétique. »

Il semble que le flirt avec les Occidentaux, que ce soient les Américains ou les Européens, est terminé aujourd'hui.

Maintenant que le rapport de forces est clairement en faveur des pays producteurs, maintenant que les Américains sont empêtrés en Irak et que la construction européenne est en panne, la Russie rejoint un camp qu'elle s'imagine pouvoir dominer facilement, celui des pays producteurs.

Et de là elle espère tenir la dragée haute aux Occidentaux réduits aux abois par la rareté des hydrocarbures. Tel est le sens de la « nouvelle architecture énergétique mondiale » à laquelle travaille le président Poutine. Quant aux Occidentaux, ils se souviendront que Churchill a donné une définition de la sécurité énergétique fort éloignée de celle du président Poutine : "On no one quality, on no one process, on no one country, on no one route, and on no one field must we be dependent. Safety and certainty in oil lie in variety and variety alone."

Et ils se demanderont si la Russie a bien sa place au G8, alors que sa dérive anti-occidentale es de plus en plus manifeste.

Françoise Thom

[1] Article paru dans la revue Commentaire, été 2006

[2] WSJ, 28 February 2006

[3Discours de Poutine devant les ministres de l'Energie du G8, 16 mars 2006 .

[4] Voir l'analyse de V. D. Butrin, "Vzgliad na egoizm", Kommersant, 1er mars 2006

[5] Viktor Yasmann, "Russia: Is Georgian Gas Crisis Evidence Of Moscow's New Energy Strategy?", RFE/RL, 23 January 2006

[6] Novaïa Gazieta, 12 décembre 2005

[7] Le Figaro, 20 mars 2006

[8] Pavel' K. Baïev, "Gazprom loses Italian deal", Eurasia Daily Monitor, 24 October 2005

[9] Cependant en avril 2006 Gazprom a mis Loukachenko au pied du mur : soit Gazprom obtient le contrôle total de Beltransgaz, soit la Biélorussie devra acheter son gaz aux prix du marché dès 2007.

[10] RIA Novosti, 4 avril 2006

[11] André Barluet, "Poutine agite l'arme de l'énergie dans son arrière-cour", Le Figaro, 3 janvier 2006

[12strana.ru, 23 mars 2006

[13] Baïev, "Selling 'Energy security' in Budapest and Prague", Eurasia Daily, 6 March 2006.

[14] RIA Novosti 17 mars 2006

[15] M. Remizov, "Igra v monopolkou", Zavtra, 22 février 2006

[16] Cité in : Viktor Yasmann, "Russia: Is Georgian Gas Crisis Evidence Of Moscow's New Energy Strategy?", RFE/RL, 23 January 2006

[17] The Economist, 5 January 2006

[18] Boris Dolgov, "V. Poutine v Aljiryé: vozvrachtchéniyé na outratchennye pozitsii", Fond strategitcheskoï koultoury, 14 mars 2006

[19Vesti.ru, 20 mars 2006. Voir aussi Vladimir Socor, "Russia Poised for Bold Inroads Into West's Energy Supply Systems", Eurasia Daily, 13 March 2006

[20] RIA Novosti, 17 mars 2006

[21] RIA Novosti, 17 mars 2006

[22] RIA Novosti, 21 mars 2006

[23] Vremya Novosteï , 22 mars 2006

[24] The Moscow Times, 25 avril 2006

[25] The Moscow Times, 25 avril 2006

[26] RIA Novosti, 17 mars 2006

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