Quand les jihadistes ont le pétrole pour cible

Les grandes augmentations des prix du pétrole ont eu pour origine l'embargo pétrolier arabe de 1973, la révolution en Iran, l'invasion du Koweït par l'Irak ou l'invasion américaine de l'Irak, mais pas des attentats terroristes, même s’ils ont pu provoquer des hausses passagères des prix du brut. Il est clair que l'objectif des jihadistes, c'est de s'emparer des sources de pétrole pour financer le jihad…

Le 10 juin 2006, notre confrère Défense [1], revue des auditeurs de l'Institut des Hautes Études de la Défense Nationale (IHEDN) [2] a publié un numéro spécial consacré au terrorisme. Après la récente publication du "Livre blanc du gouvernement sur la sécurité intérieure face au terrorisme", cette initiative lancée en début d'année a remporté un très vif succès. L'excellent "grand dossier" est en fait une véritable table ronde réunissant autour de Richard Labévière, son rédacteur-en-chef, derrière une même table des experts hautement qualifiés: Rémy Pautrat, ancien directeur général de la DST; Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement de sécurité de la DGSE; Louis Caprioli, ancien responsable de la lutte antiterroriste internationale à la DST; Michel Debacq, magistrat, ancien chef de la section antiterroriste du parquet de Paris; René-Georges Querry, ancien chef de l'UCLAT, et Stéphane Berthomet, officier de police, ancien de la lutte antiterroriste (DNAT et DST), actuellement conseiller technique pour le syndicat Synergie-Officiers. Un grand dossier de douze pages très denses, divisé en trois parties [3] un échange où la langue de bois est absente, complété par sept autres articles [4] deux rubriques [5] sans oublier l'éditorial [6]. Avec l'autorisation de son auteur, nous reproduisons ici la chronique "Renseignement" de Joël-François Dumont (*) qui s'est entretenu avec Brian M. Jenkins, [7] expert américain de renommée internationale. Wildbad Kreuth [8] et Paris, [9] le 13 juin 2006.

L'attaque terroriste du 24 février dernier sur le plus grand centre pétrolier saoudien le 24 février dernier poursuivait un objectif bien précis :  faire monter le prix du baril à la bourse de New York, augmentant le baril de brut de 2,37 dollars, soit une augmentation de 4%. Dans un monde qui consomme quelques 82 millions de barils/jour, cela représente une différence de 200 millions de dollars, dont 47 millions pour les seuls États-Unis.

Brian Jenkins à Wildbad Kreuth -- Photo © Joël-François Dumont. -
Brian Jenkins au cours d'une conférence sur le renseignement à Wildbad Kreuth (Bavière)

Pour Brian Jenkins, auteur d'une étude intitulée "Jihadists Target Oil" [8], avant tout, il ne faut pas surestimer une attaque qui n'a pas été un succès. Heureusement, souligne t-il, s'attaquer aux raffineries ou aux terminaux pétroliers saoudiens n'est pas chose aisée, car ce sont des objectifs à la fois robustes et bien gardés. Ce qui explique pourquoi jusqu'ici les terroristes n'ont pas réussi à imposer des fermetures longues en créant des dégâts sérieux.

Au début des années 70, des terroristes palestiniens – furieux de constater que du pétrole arabe transitait en partie à travers un pipe-line israélien de la mer rouge vers la Méditerranée – ont lancé des attaques terroristes aux deux extrémités. Ils ont fait sauter le pipe-line, tiré un missile sur le ravitailleur Coral Sea en Mer rouge, et fait exploser les terminaux à Rotterdam et à Trieste. A Rotterdam, ils se sont trompés d'objectif; à Trieste, l'incendie a stoppé pendant trois mois le pipe-line transalpin, mais la campagne n'a pas eu l'efficacité recherchée.

L'attaque de Trieste a été perpétrée par Mohamed Boudia, un expert algérien qui s'était déjà attaqué à des installations pétrolières en métropole pendant la guerre d'Algérie. Après la guerre d'Algérie et après sa sortie de prison, Boudia est resté en France pour devenir directeur de théâtre. En fait, « il deviendra le coordinateur secret de la campagne terroriste de Septembre noir en Europe. A cause de son rôle dans l'attaque de Munich en 1972, Boudia fut recherché et sa tête mise à prix par les services israéliens qui feront sauter sa voiture en 1973 à Paris. Boudia sera remplacé par Carlos

« En octobre 1973, les pays arabes producteurs de pétrole ont utilisé le pétrole comme une arme, imposant un embargo sur les États-Unis et créant le premier choc pétrolier » écrit Brian Jenkins en précisant que « les Saoudiens n'étaient pas très chauds pour une confrontation avec les États-Unis, mais ont du y participer sous la pression des durs religieux. L'embargo s'achèvera en 1974. Les rencontres suivantes de l'OPEC seront souvent le théâtre d'affrontements entre les radicaux, l'Irak et la Libye, et les monarchies pétrolières, l'Arabie saoudite et l'Iran. Ceci  nous conduira à l'attaque terroriste de 1975 à Vienne, conduite par Carlos, dont l'objectif était de tuer les ministres du pétrole iranien et saoudien. En fait, ils les rançonna. Capturé 19 ans plus tard, du fond de sa cellule en France, lui aussi revendique d'être un guerrier islamiste. »

« Un deuxième série d'attentats se produira en 1977 lorsque les pays arabes producteurs se sont trouvés divisés entre les radicaux qui voulaient augmenter fortement les prix et les modérés, notamment l'Arabie saoudite, qui eux s'étaient exprimés en faveur d'une hausse très inférieure. » De mystérieuses explosions et des incendies de pipe-lines se sont alors multipliés. Au Qatar, une explosion spectaculaire détruira les installations d'Umm Saïd. L'attentat ne sera jamais revendiqué : le Qatar prétextant que l'explosion résultait d'un vice de construction ont fait un procès à l'entreprise… Jusqu'à ce que des preuves établissent de manière formelle qu'un obus de mortier ou un missile avait été tiré sur la première cuve de stockage provoquant l'explosion. La compagnie avait prouvé qu'un sabotage avait été perpétré. Le mystère ne sera jamais résolu. Une cour de justice internationale, réunie à Paris, écarter la théorie d'un missile et n'accordera finalement aucun dommage.

Brian Jenkins à Wildbad Kreuth -- Photo © Joël-François Dumont. -
Brian Jenkins au cours d'une conférence sur le renseignement à Wildbad Kreuth (Bavière)

En fait selon Brian Jenkins, « pour s'avérer efficace, un sabotage doit être sophistiqué ou soutenu, ce qui est difficile à faire en dehors d'une zone de guerre » remarquant que « la plupart des jihadistes depuis le 11 septembre 2001 se sont attaqués à des cibles "plus soft" où le seul objectif était de faire le maximum de victimes. »

"Le groupe al Quaida de la péninsule arabe" se réclamant de Ben Laden revendiquera cet attentat, le premier perpétré contre un objectif pétrolier en Arabie saoudite, laissant suggérer que d'autres suivront. « Dans le passé, al Qaida s'était retenu de toute attaque contre l'industrie pétrolière d'Arabie saoudite, parce que ses membres pensaient pouvoir s'en emparer. Ben Laden voulant utiliser les revenus du pétrole pour financer le jihad une fois que les Américains auraient été forcés à quitter le royaume et que le régime saoudien se serait effondré. »

« Dans sa déclaration de guerre contre les Américains occupant le pays des deux lieux saints en 1996, dans un paragraphe intitulé "destruction des industries pétrolières", Ben Laden écrit: "je voudrais alerter mes frères, les Moudjahidin… de protéger cette richesse (pétrolière) et de ne pas la prendre en compte dans la bataille, car il s'agit d'une grande richesse islamique et d'un grand pouvoir économique qui sera bientôt essentiel pour établir un Etat islamique. A la place, les terroristes saoudiens attaqueront les (seules) infrastructures humaines de l'industrie pétrolière, prenant pour cible des zones résidentielles où vivaient beaucoup d'expatriés travaillant pour les bureaux des compagnies pétrolières ainsi que des Occidentaux. »

« Au même moment » écrit Brian Jenkins, « les insurgés en Irak ont poursuivi leur campagne de sabotage contre l'industrie pétrolière irakienne, à un rythme de huit attentats par mois, pour la plupart visant des pipe-lines sans pour autant endommager le terminal pétrolier de Bassora, réussissant toutefois à couper un pipe-line amputant de 30% la production irakienne. » Grâce aux sabotages, la production irakienne a été inférieure de 27% à ce qu'elle était avant la guerre.

« Ben Laden, après avoir rappelé à ses disciples que la "plus grande raison pour nos ennemis de contrôler nos territoire était de voler notre pétrole", devait changer de position après décembre 2004, exhortant les jihadistes "à tout faire pour stopper le plus grand vol de pétrole dans l'histoire". D'après les calculs de Ben Laden, le pétrole devrait se vendre100 dollars le baril, soit une augmentation de 65%  par rapport au prix d'aujourd'hui. »

La poursuite des combats en Irak a aiguisé les talents des terroristes dans le domaine de la guerre urbaine, de la fabrication de bombes et de sabotage. « Si ces talents accrus, prévient Brian Jenkins, venaient à s'étendre à toute l'entreprise terroriste, les capacités opérationnelles des terroristes s'en trouveraient d'autant multipliées dans le monde entier » qui conclut « que ceci est particulièrement ennuyeux pour l'Arabie saoudite qui a fourni 12% des insurgés étrangers combattant en Irak.

Tandis que les attentats terroristes peuvent provoquer des hausses dans les prix du brut, les dernières augmentations sont elles la conséquence d'un conflit armé, d'embargos et sont d'origine économique. Les grandes augmentations des prix du pétrole » écrit Brian Jenkins « sont dues à l'embargo pétrolier arabe de 1973, à la révolution en Iran, à l'invasion du Koweït par l'Irak, à l'invasion américaine de l'Irak, et à toute une série de coupes délibérées dans la production pour faire monter les coûts. »

Brian Jenkins analyse cette "anxiété" qui maintient les prix du pétrole élevés aujourd'hui en les mettant à la Une des journaux « n'est pas du à la crainte d'une simple attaque terroriste, mais beaucoup plus par une pression accrue sur les stocks de brut accessibles donnant lieu à des scénarii de cauchemar prévoyant que le Golfe persique est devenu une zone de guerre. Ce qui pourrait se produite en un ou plusieurs jours… »

L'avertissement lancé par le Secrétaire d'Etat, Condoleezza Rice, à tous les responsables du Moyen-Orient, sur cette escalade de la violence entre Sunnites et Chiites pourrait bien s'étendre à tout le Proche-Orient. Une crainte que partage Brian Jenkins, pour qui « les terroristes saoudiens inspirés par l'idéologie d'al Qaida et renforcés par des vétérans venus d'Irak, pourraient relancer une campagne plus efficace qui pourrait elle vraiment  renverser la monarchie saoudienne.

En conclusion, les craintes exprimées par Brian Jenkins sont de voir « la confrontation qui se dessine entre l'Iran et l'Occident à propos des efforts de ce pays pour développer des armes nucléaires, s'envenimer et que de sanctions économiques en embargos et autres blocus, la violence accrue des Chiites en Irak et en Arabie saoudite, des attaques perpétrées contre des installations ou des tankers, se terminant par une guerre régionale majeure. Avec un tiers des stocks mondiaux affectés ainsi, les prix du pétrole pourraient facilement dépasser le rêve de Ben Laden de les voir à 100 dollars le baril. »

Joël-François Dumont

(*) Auditeur à l'Institut des Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN) et rédacteur en chef adjoint de la revue Défense.

[1] Défense est la revue bimestrielle de l'Union des Associations des Auditeurs de l'Institut des Auditeurs de l'Institut des Hautes Études de Défense Nationale (BP 41-00445 Armées). 
[2] Un groupe de travail de l'IHEDN "Terrorisme islamiste et mondialisation" composé de vingt auditeurs (juristes, militaires, universitaires, hauts-fonctionnaires, journalistes, a pris l'initiative de réfléchir sur le thème du "terrorisme international d'inspiration islamiste et de la mondialisation". Ce groupe est présidé Jean-François Clair (*), directeur général adjoint de la DST. 
[3] 1) « La coopération entre les différents acteurs en France de la lutte antiterroriste »; 2) « la coopération internationale » en la matière; et 3) « la lutte antiterroriste en amont, comme outil d'anticipation, sinon de prévention. » 
[4] « Menaces terroristes, criminelles, hybrides: une perspective large » par Xavier Raufer. « Les limites de la réponse militaire » par Christoph Bertram. « Ripostes : États-Unis/France: deux manières de procéder » par Thierry Dufour. « Pour une approche analytique », par Daniel Sibony. « L'entreprise face au terrorisme », par Benjamin Ducos (*). « La traque impossible des dollars de la terreur », par Richard Labévière (*) et « Se mettre à la portée du grand public », par Philippe Migaud (*). 
[5] « Les forces spéciales: Prévention et actions contre-terroristes: l'exemple de l'Afghanistan » par Pascal Le Pautremat et « L'état des recherches: La France et la sécurité intérieure: Quelques questions après la publication du Livre blanc », par Jean-François Daguzan (*) 
[6] Last, but not least, "Débattre", l'éditorial du président, René Occhiminuti (*) : « lutter contre la pensée unique et toutes les formes d'intolérance… par la confrontation d'idées et par le débat nous réussirons ensemble, avec Défense, à faire reculer un peu plus le terrorisme intellectuel" et l'ignorance dont il se nourrit »… 
[7] Brian Michael Jenkins, expert américain de haut niveau dans le domaine du Renseignement, en particulier sur les questions se rapportant au terrorisme, est actuellement le premier conseiller du président de la Rand Corporation, une organisation de recherche non lucrative. 
[8] Statement of Brian Jenkins to the National Commission on Terrorist Attacks Upon the United States, March 31, 2003. 
[9] Autres Publications de Brian M. Jenkins.

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