L’espionnage des Alliés par les services de renseignement américains n’est pas une nouveauté. Il s’est développé, comme ailleurs, de manière intensive depuis la fin de la Guerre froide et surtout après les attentats du 11 septembre 2001, quand le Patriot Act – destiné à lutter contre le Terrorisme -, a massivement permis le développement des moyens mis à disposition. La découverte en Allemagne de deux fonctionnaires travaillant dans des domaines sensibles est probablement « l’arbre qui cache la forêt ». La coopération ne doit pas tuer la vigilance. Les intérêts américains ne sont pas toujours forcement les nôtres…
par Jean-François Clair (*) — Paris, le 9 octobre 2014 —
Les autorités allemandes ont démasqué début juillet un fonctionnaire du BND (service de renseignement extérieur) qui travaillait pour les services américains (CIA) depuis 2012 et aurait passé de nombreux documents sensibles. Peu après un officier de la Bundeswehr (armée allemande) était découvert, recruté lui aussi par les services américains.
Cette découverte intervient un an après les révélations d’Edward Snowden, un ancien contractuel de l’agence de renseignement technique des Etats Unis( NSA) sur les écoutes systématiques opérées à l’échelle mondiale par celle-ci et en particulier celles réalisées sur le téléphone mobile de la chancelière allemande Angela Merkel.
Le parlement avait décidé en avril la création d’une commission pour « déterminer l’étendue des activités d’espionnage des USA vis-à-vis de l’Allemagne et de ses partenaires ainsi que pour examiner le rôle des services allemands dans ce dossier ». Ces méthodes à l’encontre des Alliés ne sont pas nouvelles venant des services d’Outre Atlantique. La DST française découvrait déjà en 1995 que le poste CIA de Paris avait approché plusieurs hauts fonctionnaires dont un membre du cabinet du premier Ministre (à l’époque Edouard Balladur) et un responsable des communications gouvernementales. L’enquête révélait que le nombre d’officiers de renseignement américains en France était bien supérieur à ceux qui étaient déclarés.
Les autorités de notre pays décidaient alors de demander rapidement le rappel de cinq membres de la CIA, dont quatre en poste à l’Ambassade, et parmi eux le chef de Poste. Cette opération devait se dérouler dans la discrétion, comme il se fait entre alliés, mais la partie américaine se faisant tirer l’oreille, il a été décidé de la réaliser en mode officiel, en suivant la procédure de déclaration persona non grata.
Il était par ailleurs demandé aux autorités de Washington d’obtenir la réduction du nombre des officiers de la CIA dans notre pays, ce qui pouvait être constaté par la suite, les bureaux « libérés » étant ostensiblement affectés à l’attaché légal du FBI en France et à ses collaborateurs « logés » auparavant hors de l’ambassade américaine à Paris.
Ces deux affaires démontrent – et le cas Wikileaks va dans le même sens qui divulguait à partir de Juillet 2010 des centaines de milliers de correspondances du Département d’ Etat (Ministère des Affaires Étrangères) -, que les autorités américaines font flèche de tout bois en matière de renseignement. De même la demande de Washington d’accéder aux données SWIFT (compensations bancaires automatisées) européennes, faite en application du Patriot Act pour lutter contre le Terrorisme en détectant des mouvements de fonds suspects n’a été satisfaite par Bruxelles qu’après que les Américains aient donné des exemples à l’appui. Néanmoins, cet accès permet aux services de ce pays de recueillir des renseignements économiques et financiers sur leurs alliés.
Ces pratiques confirment aussi que depuis la fin de la Guerre froide il n’y a plus d’amis et d’ennemis et que c’est un peu chacun pour soi, avec un déséquilibre considérable concernant les moyens. Il y a lieu, à cet égard, de rappeler que le président Clinton proclamait déjà en 1994 que l’Intelligence économique était une priorité nationale. Des exemples concrets ont pu être mis à jour dans notre pays mettant en cause au moins « une société de sécurité privée d’Outre Atlantique » représentée localement.
Ceci ne signifie pas qu’il faille ralentir la coopération avec les Américains, qui est indispensable pour la lutte contre le terrorisme jihadiste qui nous menace de manière croissante. Il faut néanmoins rester vigilants et ne pas hésiter à les mettre en garde lorsque l’occasion se présente… Les mesures prises par la France en 1995 ont généré un certain froid pendant quelques mois avec nos correspondants, mais ils n’ont jamais affecté la coopération.
Nous avons constaté d’ailleurs la même chose lorsque la France s’est opposée en 2003 à une intervention militaire en Irak. En fait, à la différence de beaucoup de leurs homologues européens, nos services de contre-espionnage se sont toujours montrés vigilants. Dans un passé beaucoup plus ancien encore, plusieurs membres des services américains en France ont été priés de quitter le territoire.
Les affaires survenues en Allemagne devraient convaincre enfin les pays de l’Union Européenne (du moins espérons-le) de la nécessité de se doter de capacités indépendantes en matière de recueil de renseignement, au lieu de s’en remettre souvent et parfois globalement aux capacités de ce grand allié. De même, il faudra bien trouver un moyen d’échapper au caractère incontournable des réseaux numériques US qui leur permettent systématiquement d’avoir accès aux communications au niveau du monde entier, donc de l’Europe et de contrôler globalement l’Internet
Être alliés contre le terrorisme et dans d’autres domaines ne signifie pas que les intérêts des pays européens coïncident systématiquement avec ceux de Washington. Faudrait-il encore que l’Union Européenne définisse de manière réfléchie ses propres intérêts avant d’adopter une stratégie adaptée, efficace et continue.
Jean-François Clair
(*) Inspecteur général honoraire de la police nationale. Ancien directeur adjoint de la Direction de la Surveillance du territoire (DST). Président de l’ADARI (Association des anciens du renseignement intérieur). Auditeur de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN).
[1] La Vie des autres (Das Leben der Anderen) est un film allemand sorti en 2006, écrit et réalisé par Florian Henckel von Donnersmarck et récompensé notamment par l’Oscar du meilleur film en langue étrangère. L’histoire : En 1984 à Berlin-Est, Gerd Wiesler (matricule HGW XX/7), capitaine de la Stasi – la police secrète de la République démocratique allemande – se voit confier la surveillance du dramaturge Georg Dreyman. Wiesler ignore qu’il s’agit d’une intrigue orchestrée par le ministre est-allemand de la culture Bruno Hempf qui, amoureux de son amie, l’actrice Christa-Maria Sieland, souhaite faire disparaître l’écrivain qui vit avec elle. Le lieutenant-colonel Grubitz espère, quant à lui, tirer de cette mission un bénéfice pour sa carrière.
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