Le Coq, la Chauve-souris et l’Aigle

Quand, dans l’espoir de gagner quelques voix, un État sans mémoire comme sans courage face aux minorités agissantes citadines tente de réintroduire dans ses basses montagnes, les loups et les ours qu’il avait éradiqués autrefois pour le bien des bergers et des habitants des lieux, on est tenté de lui rappeler l’intérêt de regarder de plus près les animaux dans leurs rapports avec les sciences humaines.

Par l’Amiral Guy Labouérie, membre de l’Académie de Marine.[1] Brest, le 18 juin 2005 (©).

De ce point de vue La Fontaine est une mine inépuisable mais en dehors de « la cigale et de la fourmi », ironie suprême quand on connaît l’état de nos finances publiques, il ne semble pas que nos écoliers et étudiants y soient beaucoup intéressés! Pourtant l’observation de trois de nos oiseaux campagnards leur apporterait de simples et instructives approches des principales attitudes dites stratégiques telles qu’on les voit vivre parmi ceux qui se définissent eux-mêmes comme les élites et les forces vives du pays, oubliant les dizaines de millions de leurs concitoyens priés de temps à autre de leur donner quitus avec un déficit abyssal d’information, quitte à envisager en cas de désaveu de les faire revoter un peu plus tard à l’image du Danemark et de l’Irlande, sans la moindre démission d’un responsable! Conception de plus en plus insupportable de la Démocratie en même temps qu’illustration du gouffre inquiétant qui sépare ces élites de l‘ensemble des citoyens.

  • Le Coq

Le Coq vit dans un espace fermé où son information est restreinte, en deux dimensions seulement, vu son incapacité de voler en dehors de quelques battements d’aile pour se hisser sur un arbre protecteur, s’il s’en trouve un, en cas de danger.

Quant à son intelligence, la fable “le Coq et la perle” en montre les limites en même temps que son souci premier et quasi exclusif de se nourrir dans l’immédiat sans s’inquiéter du lendemain comme s’il en était assuré, quoi qu’il arrive.

Vaniteux, il se dresse sur ses ergots pour inonder sa cour de cocoricos glorieux, sans comprendre pourquoi il ne peut plus chanter dès lors qu’on le place dans un poulailler bas de plafond qui lui interdit ses habituelles « élévations ». On se sait par quelle aberration ce Coq a été descendu des clochers qu’il ornait dans nos paroisses campagnardes d’autrefois pour finir par se retrouver sur les poitrines des sportifs, même si la République Française ne l’a jamais officialisé, sauf sur ses timbres.

A vrai dire, conséquence quasi obligatoire d’un système trop pyramidal et centralisé, on retrouve des petites basses-cours à tous les échelons privés et publics, avec leurs coqs, grands ou petits, que ce soit dans les partis politiques, les « Corps » et corporatismes (ce qui revient au même au diplôme près), les syndicats ringards et étiques vivant d‘argent public succédant à celui de la CIA ou du KGB comme au bon vieux temps, ou dans ces innombrables associations aux finalités plus que fumeuses voire douteuses mais largement subventionnées, sans oublier les groupuscules de « ratés de l’avenir » dont la seule joie est de détruire ce que les autres tentent de construire, tous repérables à ce que « leur vanité s’accompagne d’un besoin de bavardage et d’une malhonnêteté innée.» [2] et tous confiscatoires la liberté de leurs administrés.

Le dernier referendum a montré que les Français en sont excédés. Surveillant en permanence tous ceux qui pourraient avoir l’intention de s’occuper de trop près de ses « administrés », chaque Coq s’épuise sans vision d’ensemble en courses désordonnées et en conflits aussi violents qu‘inutiles. Cette attitude rituelle génère un sentiment grandissant de “désintérêt” chez la plupart des spectateurs puisque c’est à cela qu’ils sont réduits, et de “haine” chez les autres particulièrement les « extrêmes », haine d’autant plus forte et destructrice qu’ils ont été, et pour certains sont toujours, plus proches de feu les marxismes et trostkysmes à la soviétique ou des relents nauséabonds de nationalismes exacerbés.

On trouve bien sûr d’autres coqs à travers le monde, dans les entreprises comme dans les États, mais nous sommes une fois de plus en France une exception de plus en plus désolante, agrippée sans même plus savoir pourquoi à de vieilles lunes sans existence! Tous ces coqs imbus d’eux-mêmes sont aveugles, sourds, prolixes, croient tout savoir et décident sans véritable projet comme sans volonté réelle d’appliquer ce qu’ils annoncent. Stratèges autoproclamés de leurs petites basses-cours, ils terminent « étonnés », soit naturellement dans la casserole soit humainement dans l’échec… Que seules quelques exceptions remarquables permettent de redresser à l’image d’un De Gaulle d’autrefois.

  • La chauve souris

La chauve souris, quant à elle, se réveille quand la basse cour s’endort dans l’angoisse d’un avenir incertain.

Mi-rat mi-oiseau, dominant le ras de terre de la gent poulaillère, c’est un animal au comportement singulier et suffisamment malin pour se sortir de situations périlleuses en jouant de ses deux natures comme le rappelle la fable “la chauve souris et les deux belettes”. Animal nocturne, il travaille dans un domaine à trois dimensions plus étendu que celui de la basse cour, du moins le croît-il car en réalité il est très casanier. Grâce à un système d’écho location perfectionné il a une information continue sur tout ce qui peut lui servir de proie ou qui pourrait gêner son vol pour lequel il dispose en outre d’une capacité déroutante de changement de route. Il va de coup en coup à toute vitesse… c’est le roi des “coups” mais sans autre finalité que son propre contentement. Une fois le ventre plein et les muscles fatigués il retourne s’abriter et la tête en bas se laisse aller aux joies du sommeil, perdant l’information globale à refaire à chaque réveil. N’ayant qu’une vision tronquée du « Temps » il vit dans un monde parallèle avec ses seuls congénères, persuadé d’avoir raison envers et contre tout.

Heureuses d’œuvrer dans l’obscurité qui les protège, on en rencontre diverses espèces. La plus voyante se recrute dans les cabinets ministériels à la française avec leurs bien trop nombreux “petits marquis”, et dans beaucoup d’administrations y compris celles de Bruxelles qui y ajoute une dimension « babélique » stupidement acceptée par tous.

Ces oiseaux se croient stratèges, ils ne sont que « tacticrates » velléitaires, trop souvent irresponsables, d’où le danger de les transformer en décideurs, qu’ils soient privés où ils sont néanmoins assez rapidement éliminés les bilans ne pouvant longtemps être dissimulés, ou publics où ils peuvent abuser longtemps les autres. Dans l’étourdissement de leurs vols ils ne perçoivent que rarement qu‘une « once de volonté pèse bien plus lourd qu‘un quintal d‘intelligence et de conviction » [2] surtout quand cette dernière est essentiellement variable et que, finalement, comme tout diplôme, comme tout uniforme, celui de leur « vol » ne leur confère ni l’Autorité ni l‘Intelligence des êtres et des choses! Il en est tout juste le signe…

On en trouve d’autres, spécialisées dans nombre d’entreprises petites et grandes, qui croient qu’un coup heureux remplace la réflexion et l’action sur le long terme. S’endormant sur leur succès du moment, leurs habitudes, leurs certitudes, elles perçoivent de façon déformée les mouvements du monde, ceux de leurs concurrents comme des peuples qui continuent d’avancer, et ils s’étonnent de devoir déposer leur bilan en insultant le ciel et le gouvernement quel qu‘il soit. Inutile d’insister sur les gourous, répétiteurs, coachs, escrocs, devins divers et variés dont le succès tient à la seule angoisse de leurs petites proies y compris certains coqs en mal d‘avenir ce qui augure mal de ce qu‘ils prétendent gouverner! On trouve aussi hélas! dans la Justice, une espèce particulière, idéologiquement déformée, oublieuse de ce qui fait la trame du Droit et qui, comme l’animal, joue de ses deux faces entraînant parfois de lamentables dénis de justice. A cet égard il est surprenant de trouver dans des pays démocratiques des syndicats politisés de magistrats, ce qui aujourd’hui devrait leur être encore plus interdit qu’aux militaires!

En France c’est peut-être une des conséquences de cette fameuse « intime conviction » qui a permis trop longtemps de condamner bien des gens au mépris de toute preuve. Mais c’est probablement le monde du show business et pour une part celui des médias qui en recèlent les colonies les plus étonnantes, les plus autocentrées, les plus agitées, et souvent les moins crédibles, surtout quand la dérision et la manipulation leur servent de talent.

  • L’Aigle

L’Aigle, le plus emblématique des oiseaux de proie, étend son royaume au-dessus du sol du poulailler et du volume d’action nocturne de la chauve souris.

Ce qui est passionnant chez lui ce n’est pas la cruauté à abandonner aux étendards romains et napoléoniens ou aux fabulistes, mais l’aptitude innée à marier “haut vol” et action immédiate. Par le haut vol il sait toujours se tenir à l’altitude la meilleure, fonction des conditions météo comme de la topographie du terrain, pour surveiller l’ensemble de son aire. Il peut distinguer, identifier et suivre les mouvements de ses cibles potentielles puis, une fois sa décision prise, fondre sur sa proie dont il intègre les déplacements avant soit de s’en saisir soit de reprendre son vol s’il vient à échouer manifestant ainsi une capacité continue de résolution jusqu‘à l‘obtention de ce qu‘il chasse.

C’est le modèle même de ce que l’on peut appeler le “zoom stratégique” ou capacité à partir d’une vision globale d’ajuster progressivement son information/intelligence sur le point précis où l’on veut agir: vision globale, information continue et exécution immédiate une fois l’action décidée, où le sens du Temps, un temps pluriel, est essentiel.

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On le trouve aussi bien dans la succession des cinq alliances de la Bible que dans le glocal des Japonais ou chez ces grands « patrons » rencontrés précédemment, des Grecs à Lawrence, sans oublier les incontestables vainqueurs des derniers grands conflits: Carnot sauvant la France de l’envahissement, Trotsky récupérant, en l’étendant, la totalité de l’empire russe, et Marshall l’ordonnateur mondial des moyens des États-Unis pour gagner la Deuxième Guerre Mondiale puis pour redresser l‘Europe, tous différents mais tous pensant et agissant suivant les mêmes principes, à défaut d‘avoir les mêmes finalités.

Amiral Guy Labouérie – Photo © Joël-François Dumont

Cette capacité de zoom stratégique est indispensable à qui veut entreprendre quelque action d’envergure que ce soit et plus encore aujourd’hui qu’hier. C’est ce que le Président des jeunes dirigeants d’entreprise recommandait en 1992 aux membres de son organisation et qu‘un certain nombre de grands patrons d’entreprise vivent tous les jours à la différence de ceux, chauve-souris sorties d‘étroites basses cours, qui conduisent régulièrement des entreprises à la ruine… sans s’oublier au passage! Malheureusement de même que l’aigle est de plus en plus rare dans la nature, il semble pour le moment, même si l’on en trouve encore de remarquables représentants, être en voie de disparition dans le monde politique et syndical en Europe.

Coq, chauve souris ou aigle il faut choisir que ce soit à titre personnel ou collectif dès lors que l’on prétend diriger d’autres concitoyens à quelque niveau que ce soit!

En paraphrasant un jugement sévère d’il y a quelques années sur deux anciens Présidents français on peut affirmer que l’Aigle c’est une vision et le coq une carrière,[3] tandis que volètent autour une nuée de chauve souris, et que plus ou moins résignée l‘ensemble de la gent oiseau vaque à ses occupations. Si les Français sont les seuls à s’être affublés du Coq, c’est cohérent avec leur culte de « l’hexagone », terme révélateur s’il en est d’une difficulté foncière à sortir de soi, de ses certitudes, habitudes, de ses frontières, de regarder dehors, et d’un scientisme géométrique attardé renforcé par un rationalisme simplificateur de l‘humain, même si nos « commerçants », après bien des hésitations, ont désormais pris la planète à bras le corps. Mais tous les autres restent en deçà, confits en droits acquis d‘où ils imaginent pouvoir donner des leçons au monde, un monde qu‘ils ignorent pour la plupart dans sa complexité et dans son influence grandissante sur leur propre vie. Acceptable peut-être dans le monde agricole autosuffisant et immobile d’autrefois comme le vivaient aussi les Chinois à l‘autre bout du monde, ce n’est pas ainsi que l’on peut s’affirmer au XXIème siècle et promouvoir le bien de chacun, de sa culture, de sa civilisation. Où sont les successeurs des Monnet, Schumann, De Gaulle, Adenauer, Gasperi, et bien d‘autres… N’y aurait-il que la guerre pour susciter des visionnaires? Ce serait abominable et les dernières interventions américaines ne vont guère dans ce sens.

Les autres peuples ont choisi divers animaux, l’Aigle y compris à deux têtes étant le favori des puissants ou de ceux qui croient toujours l’être, mais le Léopard, l’Ours, et bien d’autres y jouent aussi leur partition tandis que les pays asiatiques préfèrent d’autres symboles réels ou immatériels comme le Dragon ou le Soleil levant. Il n’y manque que le serpent et sa malignité que courageusement les hommes ont réservé aux femmes sous toutes les latitudes ce qui montre bien l‘unicité de notre race humaine!

Apprenons-nous tous ces symboles et leurs significations à nos enfants en leur parlant de la Planète? Quant à l’Europe qui a prévu d’avoir éventuellement un jour un « véritable » Président, qui mettrait-elle à sa tête ? L’Aigle dont les 25 ont le plus besoin… ou comme on peut le craindre compte tenu de leurs divers égoïsmes et l‘incapacité de dire « qui est l‘Europe? », un homme de consensus, un habitué des réunions et des cabinets internationaux, de belle couleur comme le Coq, bavard et sans risque pour les autres, en un mot un perroquet, car c‘est lui, et jamais un aigle que l‘on trouve sur les perchoirs.

Il en est de même du ministre européen des affaires étrangères, « voyageur de commerce » sans pouvoir comme sans autorité réelle, chaque État gardant jalousement ses prérogatives et ses moyens… Quand cessera-t-on d’abuser ainsi le sens commun?

Au-delà de l’image, la question essentielle que posent ces oiseaux, résolue seulement par l’Aigle et ses congénères, est celle de la décision, apparemment la plus simple, en réalité la plus difficile surtout dans un pays moderne et démocratique, celle sur qui repose le succès ou l‘échec, celle, de plus, qui marque le courage de celui qui la prend.

Si le Perroquet pontifie, la Chauve souris trop agitée est incapable de penser grand espace et long terme d’autant qu’elle est toujours prête à se renier pour peu qu’elle croit y trouver avantage et par suite ses conseils sont souvent sujets à caution. Le Coq, soucieux d’assurer ce qu’il croît son pouvoir sur son entourage et encouragé par les chauves souris, ne décide que pour l’immédiat croyant s’assurer ainsi une certaine pérennité remettant toujours à plus tard les décisions engageant l’avenir de tous! Dans tous nos pays européens, les responsables connaissent très bien les réponses aux difficultés qui s’accumulent depuis une trentaine d’années! Que parmi ces responsables il y ait nombre de personnes remarquables ne fait aucun doute. Ce qui leur manque c’est le courage de la Décision pour concrétiser ces réponses, manque aggravé par le mépris, espérons inconscient, pour leurs concitoyens. Mais comment donner ce courage à ceux qui pour arriver où ils sont doivent passer par vingt ou trente ans de carpette [4] … d’autant que, manifestement, aucun d’eux ne mesure ce qu’est le Temps du XXIème siècle d’où un retard permanent qui ne cesse d’oblitérer toutes leurs tentatives de décider utilement. L’actualité déborde d’exemples européens comme français où les responsables passent leur temps en quadrilles avant et arrière.

En ce qui nous concerne plus spécifiquement, il se trouve, et c’est une chance considérable, que chaque année éclosent dans notre pays de jeunes aiglons en nombre important. Malheureusement il ne semble pas que nos systèmes de formation, d’éducation et de sélection permettent désormais l’épanouissement du plus grand nombre pour le bien et le progrès de l’ensemble du pays! Pour y revenir il y faut une mutation importante des esprits et des méthodes, en commençant par les leaders politiques et syndicaux y compris patronaux, car eux seuls pourront remplacer notre agonisant système enfermé dans l’hexagone par un Projet adapté au monde-archipel du XXIème siècle, harmonisant politique, économique et social autrement que dans les jeux aberrants désormais de la basse-cour.

Quelques grands aigles finiront-ils un jour par réconcilier les Français avec leur histoire en leur proposant un véritable retour aux sources épurées de tous les mensonges auxquels nous sacrifions tellement, puis un avenir qui soit fait d’autre chose que d’exceptions, auxquelles seuls coqs et chauve souris font semblant de croire, de refoulements divers, d’oublis du passé, de haines trop ressassées, de conquêtes illusoires, de peurs incoercibles face aux lendemains qui ne chantent pas, et de prétentions ridicules?

  • La France et les Français valent mieux que cela.

Pour reprendre le chemin que nous avons délaissé à force de démagogie, de laisser aller général, de refus des réalités et de tromperies de toute sorte, il ne serait pas inutile que ce soit des aigles « marins », c’est-à-dire d’esprit océanique, ouvert sur le Large, s’appuyant sur une Vision européenne et mondiale, connaissant les difficultés de toute navigation dans le flou et l‘hétérogène, donc, capables de proposer puis de décider et de faire adhérer l‘ensemble du peuple oiseau, français et européen, à leurs Projets et leurs décisions pour le bien de tous. Ce sera difficile mais il n’y a plus d’autre solution qu’une véritable mutation des esprits permettant que les Coqs laissent la place aux aigles et que les chauve- souris rentrent dans le rang…
Et le Dragon chinois de rire!
On peut toujours rêver…

Guy Labouérie

  • [1] L’Académie de Marine a été fondée en 1752. Dissoute comme toute ses consœurs pendant la Révolution, elle n’a été réactivée qu’en 1921. Son siège est à Paris.
  • [2] Schopenhauer dans « l’art d’avoir toujours raison« .
  • [3] Jean d’Ormesson (Comparaison entre De Gaulle et Mitterrand publiée dans le Figaro).
  • [4] Propos du général de Guillebon à l‘École de Guerre Navale en 1968.

Lire également du même auteur, dans la série « les leçons de l’Océan »:

Dans la série « analyse stratégique »: