Le Politique et l’Opérationnel

Nos responsables politiques seraient-ils incapables de trouver une « autre façon de Penser la Défense » pour qu’elle corresponde au mieux à toutes les situations inconnues qui se présenteront demain, sans avoir affaibli les Armées ?

Les récentes décisions administratives, financières et opérationnelles engagées par le gouvernement français vis à vis de la Défense ont eu des « conséquences » que de nombreux spécialistes, français comme étrangers, considèrent comme « désastreuses tant sur le moral des Armées françaises que sur leur commandement ».

Ce n’est pas malheureusement pas la première fois qu’un tel constat est fait, mais cette fois, il semble bien qu’un nouveau seuil ait été franchi. Dans ce genre d’affaires, il y a « des constantes qui dépassent les situations instantanées ». Le principal reproche qui est fait à nos responsables politiques étant leur incapacité à trouver une « autre façon » de « Penser la Défense » pour qu’elle corresponde au mieux à toutes les situations inconnues qui se présenteront demain, sans avoir affaibli les Armées et leur commandement par des décisions aussi « gratuites que dangereuses ». Pour raison garder en cherchant une inspiration, on y gagnerait certainement à relire l’annexe d’un petit livre qui sommeille dans toutes les bonnes bibliothèques pour y reprendre les réflexions d’un général Chinois qui a beaucoup réfléchi à « l’art de la guerre ». C’est ce qu’a fait pour nous l’amiral Guy Labouérie depuis sa retraite à Porspoder, face à la mer, ce 7 octobre 2013.JFD

Vice-Amiral d’escadre (2s) Guy Labouérie Photo © Joël-François Dumont.

Il fallut près de vingt-cinq siècles à ce général chinois, encore inconnu pour une large part, pour connaître en Europe un succès considérable. Si les premières traductions de son « art de la guerre » ne furent guère excellentes, les travaux actuels l’ont répandu au moins apparemment dans la plupart des milieux dirigeants, du moins s’il faut en croire Jean Levi : s’interroger sur leurs lectures, les idées ou les œuvres qui les ont influencés, les chefs d’entreprise, les hauts responsables politiques, les managers, les prix Nobel, les top-models et les maîtres queue, tous ceux d’une manière générale dont la carrière d’exception attirent sur eux les feux de l’actualité citent Sun Tsu comme une référence obligatoire.[1]

Pourtant on peut se demander si cela correspond à une véritable lecture et méditation de cet ouvrage en l’adaptant au monde actuel ou simplement comme trop souvent à son achat pour les bibliothèques et les dîners en ville. En effet, il ne semble pas, à quelque exception près qui ne lui doivent peut-être rien, que les résultats de tous ces seigneurs qui gouvernent pays, entreprises et même armées soient à la hauteur de tout ce qu’ils auraient appris dans ce livre.

L’expérience depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale de toutes les erreurs commises un peu partout aboutissant à l’immense crise qui secoue toute la planète le montre à l’évidence dans tous les domaines.

Il y a bien des raisons à cela, mais surtout une double erreur bien relevée quant à la première par Mr Levi : les concepts chinois n’ont rien à voir surtout il y a vingt-cinq siècles avec la pensée occidentale. Mais, deuxième erreur, il y a confusion entre ce qu’est le Politique et ce qu’est l’Opérationnel.

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Pourtant l’excellente introduction,[2] trop souvent non reprise sous prétexte que ce ne serait pas Sun Tsu qui l’aurait écrite en personne, est très révélatrice du fond de la pensée du général. Aussi est-il nécessaire de la citer dans son entier car elle met l’accent, avec d’autres, sur deux éléments essentiels à savoir la distinction entre le Politique et, pour sortir du cadre étroit des militaires, l’Opérationnel que l’on peut étendre aujourd’hui dans toute action [3] quels que soient ses espaces de conduite, qu’ils soient de concurrence, d’opposition, d’hostilité, de neutralité avec l’immense question trop souvent oubliée de la délégation hors de laquelle, y compris aujourd’hui malgré tous les progrès des communications instantanées, ne peut être conduite aucune action d’envergure.

Amiral Guy Labouérie – Photo © Joël-François Dumont

Introduction

« Sun Tsu était originaire de l’état de Qi. Grâce à son livre sur l’art de la guerre il obtint une audience auprès de Ho Lu, roi de Wu.

Ho Lu lui dit : « J’ai lu vos treize chapitres, monsieur, en leur intégralité. Pouvez-vous procéder à une petite démonstration de l’art de maîtriser le mouvement des troupes ? »

Sun Tsu répondit : « Je le peux.»

Ho Lu demanda : « Pouvez-vous pratiquer cette expérience sur des femmes ? »

Sun Tsu dit « Oui ».

Là-dessus le roi donna son accord et fit envoyer du palais cent quatre-vingt belles femmes.

Sun Tsu les répartit en deux compagnies et plaça à leur tête les deux concubines préférées du roi. Puis il dit : « savez-vous où se trouve le cœur, où se trouvent la main droite, la main gauche et le dos ? »

Les femmes dirent : « nous le savons. »

Sun Tsu dit : Lorsque j’ordonne Face tournez-vous de face, le cœur vers moi ; Lorsque je dis Gauche, tournez-vous vers la main gauche ; lorsque je dis Droite, vers la main droite ; lorsque je dis Arrière tournez-moi le dos. »

Les femmes dirent : « nous avons compris. »

Après l’énoncé de ces dispositions les armes du bourreau furent préparées.

Sun Tsu donna alors les ordres trois fois et les expliqua cinq fois après quoi il battit sur le tambour le signal « tournez-vous à droite ». Les femmes éclatèrent de rire.

Sun Tsu dit : « Si les instructions ne sont pas claires et si les ordres ne sont pas explicites, c’est la faute du commandant. Il répéta ensuite les ordres trois fois et les expliqua cinq fois et il frappa sur le tambour l’ordre de tourner à gauche. De nouveau les femmes éclatèrent de rire.

Sun Tsu dit : « Si les instructions ne sont pas claires et si les ordres ne sont pas explicites, c’est la faute du commandant. Mais lorsque les instructions ont été expliquées et que les ordres ne sont pas exécutés conformément à la loi militaire, il y a crime de la part des officiers. » Puis il ordonna que les capitaines de la compagnie de droite et de celle de gauche soient décapités.

Le roi de Wu qui, de sa terrasse, assistait à la scène, vit que ses deux concubines bien-aimées allaient être exécutées. Il s’effraya et dépêcha son aide de camp, porteur du message suivant : « je sais à présent que le général est capable d’utiliser des troupes. Sans ces deux concubines ma nourriture n’aura plus aucune saveur. C’est mon désir qu’elles ne soient pas exécutées.

Sun Tsu répondit : « Votre serviteur a déjà reçu de vous l’investiture de commandant en chef ; or lorsque le commandant est à la tête de l’armée il n’est pas tenu d’accepter tous les ordres du souverain. »

Il ordonna donc que les deux femmes fussent exécutées, afin de faire un exemple. Puis il plaça à la tête des compagnies celles qui occupaient le grade immédiatement inférieur.

Là-dessus de nouveau, au tambour, il donna le signal et les femmes se tournèrent à gauche, à  droite, de face, de dos, se mirent à genoux et se redressèrent toutes exactement comme l’exigeait l’exercice imposé. Elles n’osèrent pas faire le moindre bruit.

Sun Tsu envoya alors un messager au roi pour lui porter l’information suivante. « Les troupes sont maintenant en bon ordre. Le roi peut descendre pour les passer en revue et les inspecter. Elles peuvent être utilisées au gré du roi, elles iront même jusqu’à traverser le feu et l’eau. »

Le roi de Wu dit : « le général peut se rendre dans ses appartements et se reposer. Je ne désire pas venir les inspecter.»

Sun Tsu dit : « le roi n’aime que les mots vides. Il n’est pas capable de les mettre en pratique.»

Ho Lu prit conscience des capacités de Sun Tsu en tant que chef de l’armée et, par la suite, il le fit général.

S’il est évident que le roi est le Politique et Sun Tsu l’opérationnel, les mots imprimés en gras permettent d’insister sur la richesse de ce texte remarquable.

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La demande du roi, même s’il n’en est peut-être pas conscient, n’est pas anodine. Il veut savoir comment Sun Tsu maîtrise le mouvement des troupes. Ce mot « mouvement » est essentiel et on le retrouvera chez tous les grands penseurs militaires depuis Alexandre, César ou Napoléon, comme chez tous les grands stratèges maritimes depuis Nelson, Castex, ou Nimitz. Castex va jusqu’à dire que c’est l’expression même de la stratégie, se remuer intelligemment, auquel on peut préférer la « mobilité y compris la mobilité stratégique d’aujourd’hui.

C’est aussi ce que font les entreprises audacieuses et performantes qui assurent leur pérennité par des mouvements internes et externes à base d’anticipation, d’imagination et de professionnalisme, ce que ne font pas ceux qui préfèrent une sûreté illusoire en confondant le mouvement, donc l’innovation et l’anticipation, avec les délocalisations ou en sacrifiant l’avenir au gain à très court terme.

Sun Tsu

A cette demande incongrue, et dangereuse par l’aspect séduction des femmes qu’il doit conduire, Sun Tsu va répondre par les bases indispensables que sont la formation et l’entraînement, montrant par leur répétition que rien n’est jamais acquis du premier coup et que sans professionnalisme aucune victoire n’est possible. En même temps pleinement conscient de ses responsabilités il se met lui-même en cause dans la non-exécution des premiers ordres. Combien de chefs politiques ou d’entreprises en sont-ils capables aujourd’hui même si notre monde est infiniment plus complexe qu’à l’époque ? L’exemple de ce qui vient de se passer dans le monde financier (crise de 2008 par exemple), et il en est de même dans bien d’activités politiques et d’entreprises, montre à l’évidence que non seulement les patrons n’ont pas toujours les compétences requises pour de tels postes ne serait-ce que parce qu’ils ne savent pas ce que font leurs subordonnés, mais qu’à la limite cela les indiffère.

Mais une fois admise sa propre responsabilité, il se tourne non vers l’ensemble de sa troupe, pour la sanctionner mais vers ses subordonnés immédiats qui doivent l’encadrer. Si les conditions de l’époque permettaient cette exécution simple et cruelle, elle devrait se traduire aujourd’hui, par l’écartement des subordonnés ne faisant pas correctement leur métier et non par des promotions dans d’autres entreprises, administrations, c’est le plus sûr moyen de répandre l’incapacité et l’immobilisme. On l’a tristement vu pendant des années en France et dans bien d’autres pays avec le simple déplacement d’instituteurs ou de prêtres à tendances pédophiles vers d’autres écoles ou d’autres paroisses. Il en est de même chez nous de tous les diplômés, brillants ou pas, arrivant au syndrome de Peter que l’on promeut dans les entreprises d’État ou déplace suivant le cas avec les résultats que l’on connaît.

Devant la sévérité du général pour ses concubines préférées, le roi abdique tout jugement et plutôt que de perdre une part de son plaisir personnel donne quitus à Sun Tsu de son talent de général alors que rien de concret ne s’est encore passé ! Combien de Présidents, de politiciens, de chefs d’administration, etc. n’ont-ils pas les mêmes réflexes pour s’éviter tout désagrément personnel oubliant, soit les ordres ou directives qu’ils ont donnés soit manifestant leur incapacité de fait à assumer leur propre fonction de Patron, soit en interférant directement avec les échelons subalternes. On en a eu de nombreux exemples en particulier dans le domaine militaire en divers pays, États-Unis, Russie soviétique, France, où des chefs d’État sous prétexte de facilités de communication interféraient directement jusqu’au soldat individuel à des milliers de kilomètres. Le résultat à chaque fois ne s’est pas fait attendre quand les patrons sur le terrain n’étaient pas capables suivant les évènements instantanés de passer outre à des décisions impossibles à exécuter. Sun Tsu le rappelle immédiatement au roi et marque tout de suite les limites de la subordination suivant les délégations et les ordres donnés.

Il s’agit ici d’un bref et précis rappel des rapports du Politique et de l’opérationnel ce qui ne veut pas dire comme on le verra dans l’analyse des chapitres suivants que Sun Tsu ne prenne pas en compte le sérieux du politique particulièrement dans la décision de faire ou non la guerre. Encore convient-il de définir cette dernière.

Guy Labouérie (*)

(*) Après avoir commandé l’école Supérieure de Guerre Navale et quitté la Marine, le vice-amiral d’Escadre (2s) Labouérie s’est consacré à l’enseignement en Université et à des études de stratégie générale et de géopolitique. Élu à l’Académie de Marine, il a été notamment professeur à l’école de Guerre économique, membre du comité stratégique de l’Institut de Locarn en Bretagne et est souvent intervenu dans diverses écoles et entreprises sur les questions de géopolitique et de stratégie. Auteur de nombreux ouvrages de stratégie, parmi lesquels « Stratégie : réflexions et variations », publié en avril 1993 par l’ADDIM. « Défense et Océans, propos de marin (1969-1994) » publié en octobre 1994 par l’ADDIM

Lire également du même auteur :

« De la réflexion dans les Armées » (22.06.2012) et « Les leçons de l’Océan: (5) Sun Tse et les leçons de l’Immense hétérogène » (07.05.2005).

[1] Jean Levi : « Sun Tsu, l’art de la guerre » – Hachette littérature 2000.

[2] «  L’art de la guerre » traduit de l’anglais par Francis Wang – Flammarion 1972, traduction qui n’est pas fameuse mais possède une préface et introduction de Samuel Griffith et un avant-propos de Liddel Hart.

[3] Guy Labouérie : « De l’Action » – Economica 2001.