Les défis de l’océanisation

Contrairement aux Anglo-Saxons, l’esprit maritime des Français ne demande qu’à être développé. « Aujourd’hui 70% de la population du globe vit à moins de 300 km des côtes, et 80% des approvisionnements de toute sorte transitent par voie maritime. Pourtant, on n’a exploité qu’une très faible proportion de ses richesses…» 

Dans cet domaine immense qu’est l’Océan, il y a encore beaucoup à faire pour relever des défis qui sont à notre portée. Alors que l’État a su s’investir avec succès dans l’espace, depuis plusieurs générations, le domaine maritime n’est plus considéré comme une priorité. Il est évident que nos élites brillent par leur absence dans cette dimension, faute d’avoir appris que les grands empires s’étaient tous constituées pour avoir su tirer parti des richesses de l’Océan, de même qu’ils avaient disparu pour l’avoir oublié. Une absence de vision stratégique doublée d’un manque d’intérêt économique que l’on a bien du mal à s’expliquer.[1

« Ou l’on se bat ou l’on va danser » Amiral Chester Nimitz avant la bataille de Midway

Pour parler des défis de la maritimisation, la revue Défense [2] a consacré son « Grand entretien » [3] au Vice-amiral d’escadre Guy Labouérie.[4] L’amiral Labouérie est connu bien au delà de notre pays pour ses ouvrages de stratégie.[5] Il fait partie de ces marins d’exception, trop rares en France, qui ont plaidé sans relâche pour une « maritimisation » de notre pays. Un courage et un talent infatigables servis par une absence de langue de bois et un franc-parler qui valent aujourd’hui l’estime et la reconnaissance de ses anciens élèves tant militaires que civils. Après trente-neuf années de service actif, l’amiral s’est retiré en Bretagne où son temps s’est partagé entre la réflexion, l’enseignement et l’écriture. Il a bien voulu nous recevoir chez lui pour ce grand entretien diffusé dans le numéro 139 daté de Mai-juin 2009 de la revue Défense. Entretien reproduit ici avec l’autorisation de la revue Défense et de Joël-François Dumont (*). Porspoder, le 22 avril 2009.©

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Le Vice-amiral d’escadre Guy Labouérie (2S)

Joël-François Dumont : Homme d’action dans la pensée militaire, homme de pensée dans l’action, Amiral, votre regard s’est toujours porté sur l’océan. Dans un pays bordé par deux mers et un océan, pourquoi « l’esprit maritime » est-il si peu développé chez nos concitoyens ?

Amiral Labouérie : Il y a plusieurs raisons. La première, c’est que la France comme l’a dit De Gaulle s’est faite à la pointe de l’épée.

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C’est-à-dire qu’elle a conquis petit à petit par la terre le territoire qu’elle occupe actuellement en tentant longtemps de prendre celui de ses voisins.

La deuxième raison, c’est que c’est un pays très peuplé et riche au point de vue agricole qui pensait inutile, du moins le croyait-il, d’aller voir à l’extérieur s’il avait des intérêts à développer en particulier au point de vue commercial.

On préférait regarder la terre que regarder la mer.

La mer faisait peur.

La mer, c’était quelque chose de dangereux, c’était bon pour les populations côtières de Bretagne et du pays basque pour qui la mer était considérée comme dangereuse. D’ailleurs, la pêche était et reste le métier le plus dangereux, celui où il y a proportionnellement le plus de morts.

Penser l’Océan avec Midway – Éditions L’Esprit du Livre (Collection Stratégie & Défense)

Joël-François Dumont : Dans votre dernier livre, « Penser l’Océan avec Midway »,[6] vous rappelez, Amiral, que « tous les empires se sont faits ou ont disparu par la voie maritime ». Aujourd’hui 70% de la population du globe vit à moins de 300 km des côtes, et 80% des approvisionnements de toute sorte transitent par voie maritime. Pourtant, on n’a exploité qu’une très faible proportion de ses richesses…

Amiral Labouérie : Je crois qu’il y a une ignorance fondamentale sur ce qu’est l’océan. On connaît un peu l’Espace. On ne connaît pas du tout les océans. On connaît la surface. On connaît à peu près jusqu’à cinq cents mètres, mais en dessous, c’est l’ignorance absolue. Certains industriels, comme les pétroliers, ont une certaine idée de ce qu’ils sont capables de faire jusqu’à 2000, voire bientôt jusqu’à 3000 mètres d’immersion, mais sur la flore, la faune, toutes les possibilités, les énergies, les forces que recèle l’océan mondial, on ignore à peu près tout. Et mieux vaut ne pas parler de ce que nous faisons de la plupart de nos ports en France.

Joël-François Dumont : Vous allez encore plus loin en disant que « Penser l’océan » peut servir de modèle dans la vie économique comme dans la vie de tous les jours.

« L’océan, c’est 70% de la surface de notre planète »

Amiral Labouérie : Oui, tout à fait, parce que je crois que la formation que l’on est obligé de donner aux marins, de même que la vie en équipage, permet d’affronter de multiples difficultés, de multiples circonstances de travail dans un espace hétérogène qu’est devenu l’ensemble de la planète. J’ai toujours été surpris par l’inventivité des marins français, dès qu’ils sortent hors de leurs ports pour plusieurs mois. Je pense qu’il y a des règles de rigueur, de discipline, et en même temps des possibilités d’initiatives, de liberté de choix, qui sont considérables dans le métier de marin. La bataille de Midway en est un exemple remarquable dont les leçons pourraient être développées utilement au moins dans la formation des cadres.[6]

Joël-François Dumont : Quels sont, selon vous, les grands hommes qui ont eu une véritable vision maritime après avoir perçu l’intérêt stratégique que procurait l’océan, dans un pays où trois façades maritimes ne semblent pas constituer une richesse et un avantage stratégique ?

Amiral Labouérie : Elles sont concurrentes mais surtout la mer n’intéresse pas nos hommes politiques. Ils ont, je ne dirais pas du mépris pour la chose maritime, mais ils en sont totalement ignorants. Nous n’avons eu que trois hommes d’État qui aient compris ce que l’océan pouvait apporter au rayonnement de notre pays : RichelieuLouis XVI – n’oublions jamais qu’il est pour quelque chose dans l’indépendance des États-Unis, et Napoléon III dont on commence à redécouvrir qu’il avait compris tout l’intérêt du commerce maritime international.

Joël-François Dumont : Dans votre livre, vous citez également le général de Gaulle, dans l’un de ses discours à Brest…[7]

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Le Général de Gaulle remet la médaille de la Résistance à Georges Lombard – © Archives municipales de Brest

Amiral Labouérie : C’est vrai, mais malheureusement, cela a été le dernier discours. La France se disant toujours attaquée alors qu’elle attaquait allègrement Italie, Espagne, Pays-Bas etc. La Marine a toujours été « le parent délaissé » alors qu’aujourd’hui, outre le nucléaire, elle a le plus vaste domaine, en principe, à surveiller, ce qu’elle est incapable de faire avec les moyens qui lui sont actuellement dévolus. Elle est encore plus incapable de le contrôler. Je suis frappé de voir qu’entre le moment où je suis entré dans la Marine et maintenant, la Marine a été divisée par deux, sans que l’on se soit posée ne serait-ce que la question de la non ubiquité des navires de combat. Quand par exemple on a trois porte-avions on peut intervenir en deux endroits différents.

Quand il n’y en a qu’un, même bien plus puissant, cela ne permet pas d’agir en Atlantique et en Indien en même temps. Il en est de même de toutes les unités de la Marine…

Joël-François Dumont : Le général de Gaulle a rappelé à Brest que « les ambitions des États cherchent à dominer pour contrôler les ressources de la mer »…

Amiral Labouérie : C’est vrai. Pour le moment, on n’en est pas là. Il y a eu la convention de Montego Bay qui a mis un peu d’ordre au point de vue juridique et le « gel » de l’Antarctique, mais il ne faut pas se leurrer. Celui qui commande sur mer, c’est celui qui a la force océano-spatiale correspondante. Actuellement, il n’y a qu’une seule nation à en avoir tous les éléments : ce sont les États-Unis d’Amérique. Ce sera peut-être différent le jour où il faudra se tourner vers les métaux au fond du Pacifique.

« Tous les empires se sont faits ou ont disparu par la voie maritime »

Joël-François Dumont : Vous avez utilisé cette formule dans votre dernier livre : « le droit n’est rien sans la force, mais la force sans le droit, c’est une catastrophe ».

Amiral Labouérie : Absolument, le droit sans la force, c’est le « baratin », y compris le baratin politicien. On va faire ceci, on va faire cela et on ne fait rien du tout, parce qu’on n’a pas les moyens et la justice ne peut s’exercer. Laisser la force, sans s’occuper du droit, alors c’est al Qaeda et Guantanamo ! Et cela est insupportable.

Joël-François Dumont : Récemment, le président de la République a nommé Michel Rocard ambassadeur. Ambassadeur thématique, en charge de la question des pôles et du réchauffement climatique. Comment la France et l’Union européenne peuvent-elles, selon vous, peser sur l’avenir de l’Arctique qui est manifestement devenu en quelques années un enjeu majeur pour les grandes puissances ?

Amiral Labouérie : Il est intéressant de noter la position de la Norvège qui veut pouvoir discuter directement et sans avoir le contrôle de la Commission européenne sur le partage des eaux polaires entre la Russie, la Suède, la Norvège, le Canada, les États-Unis, le Groenland et l’Islande. Je pense qu’ils veulent en faire une chasse gardée au même titre que pour leur pétrole ou pour leur pêche. Nous en ferions autant si nous le pouvions… Soyons francs ! Nous n’avons pas de navires modernes pour naviguer par tous les temps dans ces mers glacées. Rien n’a été prévu ni envisagé, mais nous avons quelques années devant nous. Michel Rocard va-t-il entraîner une réflexion au moins avec les principaux armateurs français pour leur dire : « il y a une voie d’avenir, peut-être, pour le commerce international à travers l’Arctique. Ce sera pour dans dix ans, mais c’est maintenant qu’il faut construire. » Je ne sais pas du tout ce qu’il pourra faire. Il faudra qu’il soit aidé par un petit groupe d’industriels et des marins et pas par des gestionnaires d’État. Michel Rocard : c’est un marin. Quand il était aux Finances, c’était un des rares qui signait toujours les demandes de la Marine sans poser de question oiseuse. De ce point de vue, je pense, c’est une bonne décision que de l’y avoir nommé.

Joël-François Dumont : Avec la mondialisation de l’économie, on parle de « maritimisation »… En dépit de la crise financière que traverse l’économie mondiale, quels sont les défis de cette maritimisation, un terme difficile à prononcer ? Que pensez-vous de ce mot Amiral ? La France est-elle à même de relever ces nouveaux défis ?

Amiral Labouérie : J’ai horreur du terme. Il a beau avoir été inventé par un membre de l’Institut, on ferait mieux de parler d’océanisation, ce qui rappellerait qu’il n’y a qu’un seul océan pour les marins, c’est l’océan mondial, même si pour les géographes, il y a des mers, des océans divers et variés. La première priorité est de garantir la liberté de circulation et de navigation. Ce qui se passe tout autour de l’Afrique comme d’ailleurs dans les détroits asiatiques, n’est pas digne de ce qu’étaient capables de faire la France et l’Angleterre au XIXe siècle pour éradiquer la piraterie qui était une activité routinière. On est reparti, et cette fois, on retombe sur la question des rapports du Droit et de la Force. Alors que l’Occident a les moyens nécessaires, nous sommes incapables d’employer la force pour faire cesser cette activité dangereuse puisqu’elle joue sur des milliers de bateaux et qu’il y a des gens, d’une part qui en souffrent, ce sont les otages, et d’autre part les acteurs qui s’enrichissent d’une façon éhontée au détriment de la richesse commerciale mondiale.

Joël-François Dumont : Les recommandations contenues dans le dernier Livre blanc sur la défense et la Sécurité vous paraissent-elles adaptées aux enjeux de l’océanisation de l’économie ?

Amiral Labouérie : Une fois de plus on a oublié la mer.[8] On avait aussi oublié les militaires, quasiment, puisque, si je ne me trompe pas, il y en avait fort peu dans ce groupe de réflexion et de travail et je ne suis pas sûr que leurs observations et leurs sentiments aient été beaucoup pris en compte. En réalité, cela a beaucoup plus été une histoire de gros sous et de gestion financière qu’une vision stratégique. C’est comme cela depuis 1981, où on ne cesse de diminuer les crédits de la Défense, année après année. Aucune Loi de programmation, toujours annoncée avec trompettes, n’a été remplie. On en trouve maints exemples dans les trois armées. Autrement dit, je ne suis pas du tout convaincu, que ce comité ait vraiment œuvré pour la mer et pour la Marine nationale, et donc indirectement pour l’économie maritime.

Joël-François Dumont : Le rapport établi par trois parlementaires de gauche comme de droite sur l’état de nos forces, de nos bâtiments à la mer, de nos avions mettant en relief leur indisponibilité croissante, sauf en OPEX,[9] où là les armées essaient de concentrer les moyens disponibles – et encore – ce problème, Amiral, est-il une découverte pour vous ?

Amiral Labouérie : Non, c’est une affaire qui date déjà depuis des années. En 1975, j’étais mis à la disposition de l’Inspecteur général de la Marine pour effectuer un rapport sur l’entretien des bâtiments de combat. Mon rapport a semé la perturbation. J’avais écrit à quel point il était scandaleux de voir nos unités suremployées par diminution constante de leur nombre avec un manque d’entretien parfois invraisemblable. Les marins étaient obligés d’effectuer des travaux considérables qui étaient du ressort de l’arsenal, qu’il était impératif de faire à la mer, au loin, quitte à mécontenter la DCN. Autrement dit, on usait à la fois les personnels et le matériel.

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Opération Prométhée – Photo © Marine Nationale

Il y a vingt ans, quand je commandais l’opération Prométhée,[10] mon souci principal pour le groupe porte-avions n’était pas les éventuelles attaques menées par l’aviation iranienne, cela aurait été vite réglé, mais bien plutôt le problème de la sécurité à bord du Clemenceau compte tenu de l’état extrêmement difficile de ses collecteurs d’incendie où les marins travaillaient d’arrache-pied pour en assurer le fonctionnement continu. Autrement dit, c’est un vieux problème. Sans être trop critique il faut bien reconnaître que nos arsenaux d’État ont pesé lourdement sur les finances de la Marine depuis 1947. Mais il faut aussi rappeler que le « saucissonnage » systématique des crédits par les gouvernements augmentait les délais de construction, démotivait les personnels et multipliait les prix tandis que le changement des cadres sous prétexte de rentabilité et d’uniformité a aggravé les choses. Perdant les ingénieurs du génie maritime et leur école, leurs embarquements, leurs connaissances de la mer et des marins… L’arrivée d’ingénieurs de l’armement connaissant tout, sauf trop souvent le commandement des hommes, n’a pas arrangé le fonctionnement d’ensemble, le cas du Charles de Gaulle fut et reste exemplaire !

Joël-François Dumont : Vous avez participé ici à Brest à la pose de la quille du Charles de Gaulle. Les Français comprennent mal qu’un navire aussi emblématique pour notre pays, qui constitue notre unique porte-avions puisse connaître les problèmes qu’il rencontre. Comment expliquer, sinon justifier cela, à la lumière des problèmes anciens que vous venez d’évoquer ?

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Le porte-avions Charles de Gaulle en visite IPER à Toulon – Photo © DCN

Amiral Labouérie : La quille du Charles de Gaulle a été posée en octobre 1986 à Brest.

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Finalement, ce bâtiment a été vraiment opérationnel pendant de rares années. Nous sommes en 2009 ! Il était trop court de l’avant et de l’arrière, les hélices n’étaient pas les bonnes, on ne savait plus les faire, maintenant c’est un problème de réducteur. On se demande si derrière la construction de ce navire qui est un navire très complexe, il y a la compétence voulue. Comme on a eu également sur les sept corvettes de type Georges Leygues les mêmes problèmes de réducteur il y a vingt ans, je pense qu’il faudrait revoir entièrement notre construction navale, ce qui a d’ailleurs commencé en partie. Je suis toujours agacé de voir dans les revues comme le Pointl’Express, etc. des jugements sur nos écoles d’ingénieurs et, naturellement, on a toujours en tête l’école polytechnique. Posons une simple question : je ne crois pas que depuis 1945, il y ait eu un seul polytechnicien à avoir un prix Nobel scientifique. Alors que l’on tape beaucoup sur elles, tous les prix Nobel français sortent des universités françaises et de Normale Supérieure. Autrement dit, il y a quelques questions à se poser. Les écoles d’ingénieurs font-elles des ingénieurs ou des gestionnaires ? Des mathématiciens destinés à devenir traders avec le succès que l’on connaît ou des gens qui inventent, découvrent, expérimentent, construisent, bâtissent…?

Photo © Marine Nationale

Je ne sais pas, mais quand je constate l’état de nos bateaux, ou du moins quand je le constatais, car je suis maintenant en réserve depuis un certain nombre d’années, j’ai des doutes.

Joël-François Dumont : Quand on vit une période budgétaire aussi difficile, la période de vaches maigres a tendance à perdurer, peut-on encore imaginer définir des priorités en matière maritime en étant capables de les assumer ?

Amiral Labouérie : C’est difficile à dire. Dans le domaine industriel, commercial, portuaire, etc. tout est en devenir et des milliers, voire des centaines de milliers d’emplois, sont possibles mais le Grenelle de la mer annoncé paraît bien limité dans ses ambitions… Pour la défense militaire, c’est différent.

Je suis frappé des conditions du retour dans l’organisation militaire intégrée de l’Alliance Atlantique. Je ne trouve aucune réflexion de fond sur son pourquoi, sa finalité, et en particulier, aucune question n’est posée sur la Charte de l’Alliance atlantique. Il y a eu dans le Monde, deux articles tout à fait intéressants.[11] Un signé par l’amiral Lanxade, ancien chef d’état-major des armées, l’autre par Dominique de Villepin, ancien Premier ministre. Leurs arguments sont pertinents, mais aucun d’eux ne se pose vraiment la question de la Charte qui est l’origine et la finalité de l’organisation. Or cette charte n’a plus aucune valeur puisqu’elle était dirigée contre feu l’Union soviétique et qu’elle comprend maintenant de nombreux pays sans lien avec l’Atlantique. 

Nous risquons de nous retrouver dans la solution qu’avait refusée le général de Gaulle, c’est-à-dire, être les valets d’armes des Américains sans avoir suffisamment de certitudes ou de promesses qu’on va réfléchir ensemble à l’avenir de cette charte, même si l’on en parle ici et là. Je crains que dans cette affaire, à force de placer depuis quarante ans l’argent de la Défense, de la recherche, des entreprises… vers l’assistanat de plus en plus complet de l’ensemble des Français, et bien, il ne nous reste plus effectivement qu’une solution pour essayer de peser un petit peu, c’est de rentrer de nouveau dans cette organisation militaire en espérant que nous garderons notre liberté de décision.

Joël-François Dumont : Amiral, la Russie d’aujourd’hui est elle pour l’OTAN élargi la menace principale ?

Amiral Labouérie : Non je ne le crois pas. Je pense que les Russes vont s’appuyer sur cette idée, pour développer leur propre force non pas contre l’OTAN, mais plutôt vis-à-vis de la Chine. J’ai été très frappé de voir qu’au lendemain du jour où le président français annonçait le retour de la France dans l’organisation militaire intégrée le président russe annonçait le développement à partir de 2011 des forces armées russes. A mon avis, c’est dirigé vis-à-vis de la Chine et pas du tout contre l’Europe. D’ailleurs la vraie question stratégique, c’est le quadrilatère nucléaire infernal de demain, « Chine-Pakistan/Inde-Russie », avec les deux mèches dangereuses que sont les intégrismes islamiques et les malheurs palestiniens soutenus par le chiisme iranien. Et la Russie aura besoin de l’Europe comme base-arrière…

Joël-François Dumont : Peut-on envisager à moyen ou à long terme une marine européenne ? Un ancien chef d’état-major de la marine imaginait, il y a quelques années, que le deuxième porte-avions serait français mais que les avions seraient fournis par d’autres pays européens, on en est loin. Pour vous, est-ce que mutualisation rime avec Europe ?

Amiral Labouérie : Vous savez, l’Europe n’existe pas. On ne défend pas quelque chose dont on ne sait pas ce qu’elle est, ce qu’elle propose, ce qu’elle veut. On ne meurt pas pour un PNB, un Km d’autoroute, etc. et même une sécurité sociale… C’est bien le drame. Il n’y a pas de projet politique commun et il y a autant d’Europes que de pays constituants… chacun essayant de maintenir sa propre spécificité, la Grande-Bretagne étant la reine dans ce genre de choses. Ne nous laissons pas prendre à l’illusion d’une Commission à deux sièges sans pouvoir, sinon administratif à la française. On l’a vu avec la crise financière…

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L’amiral Labouérie en visite à bord du Clemenceau – Photo © DR

Une marine européenne ? En 1976 l’amiral Maler, commandant la zone maritime de l’océan indien et dont j’étais le chef d’état-major, avait proposé la création d’une petite force européenne, puisque c’était hors zone OTAN avec frégates française, allemande, italienne et néerlandaise. Cela a été refusé immédiatement sans avoir franchi les grilles de l’État-major de la Marine ! Alors, parler d’une force européenne, je ne sais ! Certes il y a eu les accords de Saint-Malo qui ont été signés par l’amiral Lanxade. Et finalement, il en est sorti quoi de concret ? De très grosses difficultés entre nos ingénieurs et les ingénieurs britanniques. Ce sont deux façons de voir les choses qui sont totalement différentes. Les uns sont des pragmatiques, les Britanniques ; les autres, les Français, sont, je dirais, des intellectuels gestionnaires d’où de grosses difficultés de compréhension et la gestation de porte-avions en commun paraît tombée à l’eau ! Par contre nos navires ont l’habitude de travailler ensemble en mer depuis plus de cinquante ans et cela continue même s’il y a toujours en arrière-plan des nuances sur tel ou tel point particulièrement sur l’emploi des armes où le principe de précaution fait des ravages nuisant à notre efficacité et notre crédibilité.

Joël-François Dumont : En France, on a toujours aimé parler de l’Europe de la défense, on peut encore en parler en Belgique, au Luxembourg et dernier pays où l’on peut en parler, en Allemagne. Pour tous les autres, il n’y a que l’OTAN. Pensez-vous, Amiral, qu’une défense européenne ait encore de l’avenir et que le fait d’avoir réintégré l’organisation militaire de l’OTAN pourrait être l’occasion souhaitée conjointement par les Français et par les Allemands pour mieux « européaniser » l’OTAN ?

Amiral Labouérie : « L’Europe, l’Europe… comme des cabris… » il en est de même de la Défense. Encore faudrait-il commencer par y mettre l’argent nécessaire. Or quand on voit les budgets de défense des différents pays européens, on peut être inquiet. Y compris le budget français, parce qu’une fois enlevée la gendarmerie on s’aperçoit qu’on est certes au-dessus de la Hollande ou du Danemark, mais on ne peut se contenter de dire que l’outil nucléaire et la qualité et compétence reconnues de nos soldats sur le terrain sont suffisants face à la fermeture du monde et ses huit milliards d’humains de 2020. Je crois plus volontiers à une Défense à six, avec l’Espagne bien sûr. C’est faisable politiquement grâce au traité constitutionnel. C’est ce que le Président français a fait au moment de la crise financière en réunissant les quatre principaux acteurs financiers européens…

On pourrait faire de même pour la Défense. C’est la seule façon d’avoir de l’influence vis-à-vis des États-Unis parce que l’on voit mal comment infléchir autrement leur politique qui reste toujours la même. Il n’y a qu’à voir les déclarations de Barak Obama en Turquie. Il veut la faire entrer en Europe. Pourquoi ? Les Américains en ont assez de revenir en Europe pour y rétablir la paix. Ils ont été obligés de le faire trois fois en un siècle. En 17-18, en 42-45 et dans les Balkans récemment. Donc ils veulent bien une Europe riche, bon client, mais ils veulent une Europe faible qui ne puisse prendre indépendamment des décisions importantes. Comme le maréchal Foch, ils ont très bien compris qu’une coalition, c’était quelque chose d’extrêmement difficile à conduire et que si on met de chaque côté de cette Union européenne deux pays importants et fidèles : la Grande-Bretagne et la Turquie, et bien jamais les 30 du centre n’arriveront à s’unir et à devenir vraiment un concurrent ou un ami aussi important qu’eux, alors que nous avons tous les moyens pour le devenir. En le faisant Obama veut également la liberté d’action dans le Pacifique vis-à-vis des événements à venir.

Joël-François Dumont : Le régime des vaches maigres n’est pas réservé exclusivement à l’Europe. Les États-Unis sont également très concernés. Ne peut-on pas imaginer que cette réintégration de la France dans l’OTAN, au nom d’une standardisation, pourrait sonner le glas de l’industrie européenne de défense en général et française en particulier ?

Amiral Labouérie : En 1975, avant de partir dans l’Océan indien, j’ai été affecté au cabinet d’Yvon Bourges, qui vient de nous quitter, pour organiser la visite de James Schlesinger, Secrétaire à la défense des États-Unis qui faisait une visite à Paris, Berlin et Londres. Et on ne savait pas pourquoi. Je n’étais que le gratte-papier qui prenait des notes… Je résume à l’extrême ce que j’ai entendu : « vous n’avez plus les moyens d’avoir une industrie de défense compétitive quand vous sortez dix torpilles par an et que j’en sors 1000, et qu’il en est de même pour tous les équipements performants. Vous n’avez qu’une solution : achetez nos matériels, ce sera beaucoup moins cher et vous serez beaucoup mieux équipés. Si vous ne le faites pas, vos industries de défense ne pourront suivre et dans trente ans – nous y sommes – vous serez obligés de revenir vers nous pour avoir du matériel sophistiqué, puisque nous, nous continuons à nous développer et en quantité suffisante pour être crédible. »

Ce n’est qu’une petite anecdote il y a près de 35 ans. On en est là, et peut-être sommes-nous allés un peu loin dans notre confort en oubliant certaines priorités pour l’avenir de nos pays.

Joël-François Dumont : Amiral, parmi les grands commandements que vous avez exercés, vous avez été Alindien. Comme pour le Pacifique, c’est un enjeu pour l’avenir, comment le voyez-vous perçu par le politique comme par le militaire dans notre pays ?

Amiral Labouérie : Nous commençons à prendre acte que le monde est fermé et qu’il est de plus en plus peuplé. Or ce monde a vécu, depuis des origines incertaines, sur des mythes et magies de toute sorte y compris les religieuses extrêmes et aujourd’hui télévisuelles et publicitaires. Le défi actuel, et la « crise » en est un symptôme frappant, est de passer de ce monde magique dans tous les domaines, y compris la magie de la force, à un monde de réalité humaine, en tentant de définir ce qu’est cette réalité ! L’océan, c’est 70% de la surface de notre planète. Alors, de deux choses l’une : ou nous trouvons dans cet océan des capacités et des richesses de toute nature y compris humaines nous permettant de poursuivre notre aventure, ou bien nous risquons de nous retrouver dans la situation des rats enfermés dans un espace trop petit et qui s’entredéchirent.

Comme les deux autres grands océans, l’Indien est d’abord l’océan de la stratégie indirecte des grandes puissances qui peuvent s’y confronter sans risque de dérapage vers des conflits suprêmes. C’est pour cela que les Britanniques en avaient fait leur océan et que les Russes, à travers l’Iran pendant longtemps, et la Chine via la Birmanie aujourd’hui, essaient d’obtenir un accès direct à cet océan. Cet océan est extraordinaire aussi bien dans sa géographie que dans ses ressources et ses dangers : c’est l’océan du pétrole et c’est l’océan des Islams.

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Carte faite en 1658 par Jansson de l’Océan indien (Mer d’Érythrée)

Les Français qui, malgré Suffren, n’ont rien compris au XVIIIe siècle à cet océan pas plus d’ailleurs qu’à tout ce que leur ont apporté leurs marins sur les autres océans, se retrouvent grâce à la Réunion vide d’habitants à notre arrivée en pays riverain. Cela nous donne à travers la Commission de l’océan indien (Madagascar, Mayotte, Comores, Réunion, Seychelles) un rôle important dont le dernier vote de Mayotte ne va malheureusement pas faciliter nos relations avec l’OUA et l’ensemble des pays musulmans… Dans une conversation avec l’amiral Maler en 1976, Madame Sirimavo Bandaranaike, Premier ministre sri-lankais, a découvert que nous étions puissance riveraine de l’océan indien, que les Comores étaient musulmanes, ce qui fait que nous n’avons pas été condamnés à la conférence de Colombo mettant hors de l’Océan indien les puissances non riveraines !

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Profil bathymétrique de l’océan Indien

Plus au Sud nous avons des îles, désertes, dont on ne sait pas si un jour elles ne pourraient pas servir, entre l’Australie et l’Afrique du Sud, mais qui ont autour d’elles des possibilités au point de vue pêche qui sont considérables. Faute de moyens suffisants nous ne sommes pas capables d’empêcher des pêcheurs étrangers d’y faire de nombreuses incursions. Nous nous vantons tout le temps d’avoir le deuxième patrimoine océanique mondial : dix millions de kilomètres carrés, mais nous n’avons ni les avions ni les navires pour les surveiller et surtout nous ne les exploitons pratiquement pas. Je crois que nos hommes politiques n’ont toujours pas compris qu’il ne suffit pas de dire que nos zones économiques sont vastes grâce à de multiples îles à travers la planète, car si nous n’avons pas les moyens de les exploiter et de faire respecter notre pavillon sur cette immense surface nous en restons au discours inutile. C’est une des leçons de la piraterie d’aujourd’hui et nous devrions nous inspirer de la pensée de l’amiral Nimitz au moment de Midway : « Ou l’on se bat ou l’on va danser » que l’on peut appliquer à toutes les actions nécessaires pour la vie individuelle comme collective.

(*) Auditeur à l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN) et rédacteur en chef adjoint de la revue Défense.

[1] Vieux pays, plus souvent porté à la bataille qu’à la prospective, à la conquête terrestre plutôt qu’au commerce international, à la République centralisée plutôt qu’à la démocratie, la France quand on l’obligeait à regarder l’Océan a toujours eu l’air étonné du « coq devant une perle » lui préférant un grain de mil, nous dit le fabuliste. Cela n’a pas échappé aux observateurs extérieurs et deux d’entre eux ne se sont pas fait prier pour le remarquer. Ce n’est pas très gai de lire sous la plume de l’amiral Mahan : « le comportement des Français est incompatible avec la pratique d’une politique maritime ambitieuse. La tendance à épargner, à ne s’aventurer que timidement et à petite échelle peut conduire à une extension de la richesse, elle aussi à petite échelle, mais non au risque et au développement du commerce extérieur et des intérêts maritimes. » Et il est tout aussi désolant d’écouter son contemporain, Herzen, constatant que « naviguant de tous côtés la Grande-Bretagne a peuplé la moitié du monde. La France contente d’elle, adhère à son centre et le centre à son maître. » Voir Politique maritime et Marine Nationale.

[2] Numéro 139 daté de Mai-juin 2009 de Défense, revue bimestrielle de l’Union des Associations des Auditeurs de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN).Abonnements: BP 41-00445 Armées.

[3Grands entretiens :

– Les défis de l’océanisation (Guy Labouérie)
– L’Afrique doit s’unir ou périr : le Niger sur la voie du renouveau (Mahamadou Issoufou)

[4Bio Express de Guy Labouérie : Marié, six enfants, Vice-amiral d’escadre (2s)
1953-1955 : Élève de l’École Navale.
1955 -1956 : Campagne Jeanne d’Arc.
1957-1958 : Campagne dans le Pacifique.
1958-1959 : Armement escorteur Intrépide à Cherbourg.
1961-1962 : École des officiers ASM. Officier ASM Jauréguiberry, escadre de l’Atlantique.
1964 : Officier ASM le Provençal, océan indien.
1965-1967 : Armement frégate lance-missiles Suffren.
1967-1969 : Stagiaire à l’ESGN.
1969-1970 : Officier AS Mescadre de Méditerranée.
1970-1971 : Commandant l’escorteur le Béarnais.
1971-1973 : Instructeur au CEF.
1973-1975 : Adjoint au Bureau PLT à EM Marine.
1975 : Instructeur au centre supérieur interarmées.
1976-1977 : Chef d’État-major d’Alindien.
1977-1979 : Commandant l’escorteur d’escadre La Galissonnière – campagne en océan indien.
1979-1982 : Professeur à l’ESGN et maître de conférences à l´École nationale d´administration.
1982-1983 : Commandant la corvette Montcalm et la Première division de corvettes : opérations Olifant.
1984-1986 : Chef du bureau des Affaires internationales de l’État-major de la Marine et contrôleur opérationnel du programme Sawari 1.
1986-1987 : Contre-amiral Adjoint opérations Ceclant.
1988-1989 : Commandant la TF 623, l’opération Prométhée et la zone maritime de l’Océan indien.
1990-1992 : Commandant l’ESGN.

[5] « La Marine l’a quitté après 39 ans de service actif »… Après son adieu aux Armes, l’amiral devient conseiller Marine auprès de Stratco, professeur associé en maîtrise de sciences-éco à l’université de Rennes 1 et professeur à l’École supérieure de commerce de Brest. En même temps il fait partie, dès sa fondation, du comité stratégique de l’Institut de Locarn. Professeur à l’École de guerre économique (1997- 2004). A partir de 1982 et jusqu’à ce jour, publication de nombreux papiers et de plusieurs séries d’articles sur le site www.European-security.com, ainsi que sept ouvrages très différents : « Dieu de violence ou Dieu de Tendresse ? » (Cerf 1982) ; « Judith, une femme contre le totalitarisme » (Centurion 1991) – « Stratégie » (Addim 1992) – « Défense et Océan, propos de marin » (Addim 1994) : « De l’Action » (Economica 2001) ; « Murmures en océan, poèmes en mer » (Albâtre 2004) ; « Penser l’océan avec Midway » (Esprit du livre 2007) et continue avec un essai sur la violence de l’homme, la situation de la femme européenne dans la peinture et un roman d’aventure dans la péninsule arabique. Croix de la Valeur militaire avec étoile de vermeil.

[6Penser l’Océan avec Midway, publié aux Éditions L’Esprit du Livre le 5 novembre 2007 (22 rue Jacques Rivière 92330 Sceaux). « L’Esprit du livre« , avec sa collection « Stratégie et défense », s’est proposé de relever ce défi en se donnant pour « vocation de contribuer à l’élaboration et à la diffusion de la culture française de défense par l’édition d’ouvrages historiques, de témoignages ou de réflexions. » Dans une époque marquée par une « pipolisation » outrancière, où la vie politique est perçue dans les grands médias « avec une vision réductrice » trop souvent « rabaissée à une sorte de Star Academy » et où « le spectacle prévaut sur le débat et l’image sur l’idée » comme le regrette Jacques Rigaud dans Le prince au miroir des médias, Machiavel 1513-2007, ce challenge ne laisse pas indifférent. Pour commander sur Internet: aller sur le site http://www.espritdulivre-editions.com (paiement sécurisé via Paypal); par courrier (chèque ou mandat postal), ou encore en passant commande chez son libraire habituel.

[7] Brest le 1 février 1969.

[8] Voir Politique maritime et Marine Nationale.

[9] Assemblée Nationale : Rapport d’information N° 1378 du 14 janvier 2009 sur l’exécution de la Loi de programmation militaire pour les années 2003-2008 présenté par Mme Adam et MM. Beaudouin et Fromion, députés. 

[10] L’opération Prométhée: Voir CF Thibaut Lavernhe dans la revue Défense nationale: « L’opération Prométhée a été menée, il y a trente ans, dans un contexte de tension avec l’Iran après plusieurs attaques de bateaux de commerce français dans le golfe arabo-persique. Cette opération fut significative par son ampleur, 33 bâtiments engagés, et sa durée, 14 mois. Il s’agissait de protéger les navires de commerce battant pavillon français et de se préparer à un raid de représailles, en cas d’agression iranienne contre les intérêts français. Trois groupes de bâtiments opéraient simultanément : une force de bâtiments de surface pour assurer la sécurité maritime dans la zone, le groupe aéronaval articulé autour du porte-avions Clémenceau et un groupe de bâtiments de guerre des mines. L’opération a montré tout l’intérêt du porte-avions dans la  gestion de crise en termes de démonstration de puissance, de souplesse d’emploi et de capacité à durer sur zone. »

[11] Le Monde du 17 mars 2009.