« On ne fait rien sans intelligence. Mais l’intelligence seule est chose morte. Il faut de la passion » (André Siegfried). Le regard passionné que l’Amiral Labouérie jette sur l’Océan devrait interpeller ceux qui exercent le pouvoir sur cette dimension maritime trop souvent négligée quand elle n’est pas occultée…
Le vice-amiral d’escadre Guy Labouérie, membre de l’Académie de Marine, a quitté la Marine Nationale en 1992 après 39 ans de service actif. Spécialiste de la lutte anti-sous-marine, il a commandé plusieurs bâtiments de combat et navigué dans le monde entier. L’Amiral Labouérie (2S) a contribué à la création des marines marocaine et saoudienne, avant de commander les forces navales françaises en Océan Indien. Ancien professeur à l’École de Guerre navale, maître de conférences à l’ENA, il a été directeur du Centre de l’Enseignement Supérieur de la Marine. Il a publié de nombreux articles et plusieurs ouvrages, pour la plupart écrits à l’attention des « hommes de mer ». Autant de réflexions regroupées dans des livres de référence comme « Défense et Océans » (1994) – réflexions sur la défense égrenées au cours de 25 années (1969-1994) – ou encore « Stratégie: Réflexions et variations » publié également par l’ADDIM en 1993; un essai: « Dieu de violence ou Dieu de tendresse ?« , publié aux Éditions du Cerf (1992) après un roman: « Judith, espérance d’Israël : une femme contre le totalitarisme« , publié aux Éditions du Centurion (1991).
Amiral Guy Labouerie – Photo Joël-François Dumont
Pour résumer l’œuvre de ce stratège, dont notre site s’honore de diffuser les écrits, nous dirons, comme André Siegfried, qu’on « ne fait rien sans intelligence. Mais que l’intelligence seule est chose morte. Il faut de la passion ». Le regard passionné que l’Amiral Labouérie jette sur l’Océan devrait interpeller ceux qui exercent le pouvoir. On ne peut en effet que regretter que cette dimension maritime, aussi stratégique, soit ainsi trop souvent négligée pour ne pas dire occultée. (NDLR).
Par l’Amiral Guy Labouérie, membre de l’Académie de Marine.[1] Brest, le 21 mai 2005 (©).
Le premier à avoir réellement pris en compte une vision mondiale de l’Océan fut un des lieutenants de l’amiral comte de Grasse, le Bailli de Suffren,[2] à la suite de la guerre d’Indépendance des États-Unis.
Pierre André de Suffren en grand uniforme d’officier général de la marine
Le Ville de Paris et l’Auguste à la bataille de Chesapeake [3]
Timbre à l’effigie de Rochambeau, Washington et De Grasse (1931)
Il tirera une leçon essentielle des opérations navales conduites par la France à l’autre extrémité de l’océan Atlantique: plutôt qu’un stérile face à face à travers les 30 km de la Manche, il faut s’affronter aux Britanniques là où ils seront le plus surpris en se servant de toutes les ressources offertes par la mer et la terre.
La protection du commerce a été une des missions de la Royale au XXIIIe siècle [4]
Au large de la Martinique, des navires français vont sauver un convoi (18 décembre 1779) [4]
Cela coûtera bien moins cher et peut rapporter infiniment plus que ce que l’on mise, pour peu que l’on ait de l’imagination, de l’audace et le soutien de son gouvernement. Il eut les deux premiers, en convainquit le roi, et avec relativement peu de moyens exécuta une brillante campagne en océan indien (1781-1782).
Le troisième lui fit défaut au moment de la conclusion politique à laquelle conduisaient ses succès.
Surnommé “l’amiral Satan” par ses adversaires dans l’océan indien en raison de sa créativité tactique et de leur incapacité à prévoir d’où il allait surgir, la vision et l’action de Suffren reposaient sur les éléments suivants:
La compréhension de l’effet de levier: les Indes et non l’affrontement direct avec les Anglais, ce qui fut négligé par Napoléon comme par Hitler face aux immensités de l’Océan et de la Russie.
La faiblesse des moyens employés: quelques vaisseaux obtenus du roi Louis XVI, démontrant par les succès obtenus tout au long de la traversée puis pendant le séjour en océan indien que la stratégie navale est une stratégie de faible énergie se déployant pendant des mois voire des années.La surprise et la vitesse d’exécution dans l’action proprement dite qui sont désormais de plus en plus importantes dans un monde hétérogène empli d‘informations et de désinformations. On les retrouve par exemple dans les opérations de Tsahal de 1947 à 1980, plus récemment dans celles américaines de la deuxième guerre du Golfe comme d’ailleurs dans certaines OPA alliant le « silence » de la préparation et la rapidité de la finalisation.
Une capacité logistique indépendante, en s’emparant par surprise de l’arsenal anglais de Trincomalé, ce qui lui permettra de réparer ses bâtiments sur place, obligeant son adversaire à s’éloigner pour assurer sa propre maintenance.
Suffren s’alliance avec le nabab Haïder-Ali pour chasser les Anglais des Indes (1782)
Une alliance avec le plus puissant des potentats locaux permettant de prendre les Anglais à revers à terre.
Grâce à la victoire de Suffren, à Gondelour, l’armée de Stuart sera tenue en échec
La victoire de Gondelour le 20 juin 1783 délivrera les troupes assiégées du général Bussy
Une « vision globale” diraient les Japonais :
─ Locale avec les troupes du général Bussy, immobile et trop âgé, qui va malheureusement refuser l’offre d’opérations combinées avec ses troupes, mais qui prête ses artilleurs pour compléter les canonniers malades de Suffren, bel et rare exemple d‘intelligence opérationnelle qui n‘a rien à voir avec la mise à terre des canonniers marins pour défendre Paris en 1870 et le Nord en 1940, manifestations éclairantes du manque de finalité politique et stratégique de la marine correspondante.
Statue du général Comte Jean de Rochambeau à Washington
─ Mondiale avec l’idée de faire venir le corps d’armée de Rochambeau (8000 hommes) encore en Nouvelle-Angleterre, directement aux Indes, ce qui aurait été une première incroyable pouvant assurer un succès définitif pour le contrôle des Indes.
Il ne proposera pas cette dernière idée, faute de temps peut-être, et peut-être aussi après réflexion, compte tenu des moyens de l’époque, sur la logistique impliquée par le transport de ces 8000 hommes avec leurs impedimenta sur un trajet aussi long passant par le Sud de l’Afrique.
N’ayant ni Projet politique, ni vision géostratégique autre que continentale, ni information rapide car toujours en retard sur celle des Britanniques, le gouvernement de Louis XVI abandonna sans même le consulter tout ce que l’action de Suffren permettait d’entrevoir et laissa les Anglais maîtres de l’Inde tout en couvrant l’amiral d’honneurs et d’argent !
Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord (1754-1838)
Plus tard Talleyrand confirmera cette incapacité de vision mondiale en abandonnant aux Britanniques des positions géostratégiques exceptionnelles en océan indien avec les îles Seychelles et Maurice, se contentant de garder La Réunion, volcan sans port naturel !
Tombe de l’amiral Horatio Nelson dans la Cathédrale Saint-Paul de Londres
Nelson par contre reprendra les idées de Suffren en les étendant à la manœuvre de toute une flotte en Méditerranée comme en Atlantique, ce qui lui sera d’autant plus facile qu’il pourra entièrement s’y consacrer, son gouvernement plaçant la Mer au centre de sa politique de paralysie progressive de la France puis de Napoléon!
Il n’y a dans la pensée et l’action de Suffren rien qui ne puisse être appliqué aujourd’hui en quelque activité que ce soit, mais à la condition, éternel leitmotiv, qu’il y ait un Projet véritable pour animer et conclure l’ensemble de l’Action: vision glocale, immédiat et long terme, incertitude et foudroyance, information et logistique. Pour cela il faut d’abord avoir des cadres dirigeants formés à la dure école d’un monde hétérogène global ce qui n’a que peu à voir avec le bachotage idiot et dépersonnalisant de trop de diplômes, et capables d’entraîner l’adhésion de leurs concitoyens, salariés, etc. sur de véritables projets…
Quelqu’un se souvient-il encore en France que ce même Napoléon à qui les Hollandais avaient remis l’Indonésie en rappellera son représentant au bout de six mois n’ayant rien compris à la fabuleuse position de cet archipel et à l’importance mondiale qu’il ne pourrait qu’acquérir pour le commerce international, particulièrement européen! A Sainte Hélène il regrettera de ne pas avoir eu un Suffren à ses côtés, sans percevoir que s’il est indispensable de disposer de chefs capables, tout le talent voire le génie ne peuvent rien contre l’ignorance de l’océan dès lors qu‘elle est une des caractéristiques du Politique.
Est-on sûr de ne pas avoir le même type de raisonnement aujourd’hui que ce soit en France ou dans l‘Union?
Est-il étonnant que les Britanniques ne veuillent pas de notre conception de l’Europe et fasse tout ou presque pour la faire évoluer dans leur sens? A-t-on pris conscience de l’hétérogénéité de la planète et des conditions indispensables pour la maîtriser? A entendre les divers représentants diplomatiques européens à travers le monde on peut avoir des doutes!
Et les Chinois de rire !
On peut toujours rêver…
Guy Labouérie
[1] L’Académie de Marine a été fondée en 1752. Dissoute comme toute ses consoeurs pendant la Révolution, elle n’a été réactivée qu’en 1921. Son siège est à Paris.
[2] Pierre André de Suffren dit « le bailli de Suffren », également connu sous le nom de « Suffren de Saint-Tropez », est un vice-amiral français, bailli et commandeur de l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, né le 17 juillet 1729 au château de Saint-Cannat près d’Aix-en-Provence et mort le 8 décembre 1788 à Paris. Sur Wikipedia, une étude passionnante lui est consacrée dont voici un court extrait :
« Suffren traverse trois guerres navales franco-anglaises au milieu de la « Seconde guerre de Cent Ans ». Les deux premières lui permettent de mener une double carrière en gravissant peu à peu tous les échelons de la Marine royale et ceux de l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem. La troisième lui apporte la gloire. Son nom a depuis été donné à sept navires de la marine française.
Suffren est à l’étranger le plus connu des marins français. De son vivant déjà, il est remarqué par les officiers anglais qui le surnomment « l’amiral Satan ». Clerk of Eldin, penseur naval britannique de la fin du xviiie siècle, vante « son mérite, sa bravoure, ses talents militaires » pour bâtir des théories navales dont se serait inspiré Nelson.
À la fin du xixe siècle, Mahan, un stratège américain, fait son éloge. En 1942, l’amiral King, alors à la tête de la marine américaine, dresse la liste des cinq plus fameux amiraux du passé.
Il nomme John Jervis, Horatio Nelson, Maarten Tromp, Suffren et David Farragut. Selon lui, Suffren possédait « l’art de tirer le meilleur parti des moyens disponibles accompagné d’un instinct de l’offensive et de la volonté de la mener à bien ».
L’amiral anglais John Jervist L’amiral néerlandais Maarten Tromp
En France, le jugement de Napoléon est connu : « Oh ! pourquoi cet homme [Suffren] n’a-t-il pas vécu jusqu’à moi, ou pourquoi n’en ai-je pas trouvé un de sa trempe, j’en eusse fait notre Nelson, et les affaires eussent pris une autre tournure, mais j’ai passé tout mon temps à chercher l’homme de la marine sans avoir pu le rencontrer ». Pourtant, Suffren a toujours fait en France l’objet de commentaires contrastés. Le même Las Cases se fait l’écho des nombreux officiers de marine qui détestaient Suffren et surnommaient ce dernier le « gros calfat » en raison de son physique, mais aussi de son comportement.
Au début du xxe siècle, l’amiral Raoul Castex, stratège maritime français, lui rend hommage en parlant de « l’un des trois noms immortels qui jalonnent la marine à voile » avec Michiel de Ruyter et Horatio Nelson. Mais tous les officiers historiens ne partagent pas cet avis. En 1996, l’amiral François Caron qui étudie les campagnes du bailli lâche contre lui une bordée de boulets rouges en concluant que « si le chevalier de Suffren manifesta un indiscutable courage, eut un coup d’œil tactique incomparable, son action, tous bilans faits, reste d’une grande banalité et est très décevante », l’engouement de certains à son égard, estime François Caron, n’étant pas justifié au vu de ses résultats réels. Ne cherchez pas la tombe du Bailli de Suffren. En 1793, celle-ci sera profanée et ses restes « encore très reconnaissables, sont jetés sur un tas d’ordures » … Comme les corps des rois de France presque simultanément. L’église du Temple est vendue en 1796 à un particulier qui la fait raser sous l’Empire. Il ne reste donc aucune trace de la sépulture du bailli (Source : Guy de Rambaud, Pour l’amour du Dauphin, p.131 (Glachant 1976, p.379). Le 19 février 1976, le capitaine de vaisseau Berard Louzeau a pris le commandement de la frégate Suffren. Devenu amiral, chef d’état-major de la Marine (CEMM), avec le bailli prince Guy de Polignac, président de l’Association française des membres de l’Ordre de Malte, apposeront le 24 novembre 1988 une plaque à la mémoire du Bailli de Suffren dans l’église Sainte-Elizabeth dans le quartier du Temple (3e arrondissement de Paris), commémorant le bicentenaire de la mort de l’illustre marin. Source : Monaque, 2009, p.204 et 280. Voir également, du même auteur, le contre-amiral Rémi Monarque : « Latouche-Tréville, l’amiral qui défiait Nelson » (2000) ; « Trafalgar », aux Éditions Tallandier (2005); « Suffren – Un destin inachevé aux Éditions Taillandier paru le 8 octobre 2009 et « Une histoire de la marine de guerre française » aux Éditions Perrin (2016).
[3] Le Lieutenant-général des armées navales François Joseph Paul, marquis de Grasse Tilly, Comte de Grasse, après avoir assumé divers commandements lors de la guerre de Succession d’Autriche et pendant la guerre de Sept ans sera nommé en 1781 commandant de la prin,cipale escadre française. Sona ction résolue dans la baie de Chesapeake permet la victoire décisive sur Yorktown. Au feu terrestre s’ajoute le feu des canons de marine des 28 vaisseaux de l’Amiral de Grasse. Écrasée par cette pluie de boulets, la position de Cornwallis devient vite intenable, d’autant qu’il n’a presque plus de munitions et de vivres. Le 19 octobre 1781, il doit capituler sans conditions, avec ses quatorze régiments anglais et mercenaires hessois. Cette éclatante victoire laisse aux vainqueurs 214 canons, 22 étendards et 8 000 prisonniers qui défilent en habit rouge entre une rangée de soldats français et une autre d’Américains. La nouvelle de la victoire est accueillie par des transports de joie dans toute l’Amérique et à Versailles. « Jamais la France n’eut un avantage aussi marqué sur l’Angleterre que celui-là » dit Rochambeau en triomphant17. Défaite d’autant plus humiliante que Cornwallis, ancien chambellan et aide de camp de George III était considéré jusque-là comme l’un des espoirs de l’armée anglaise.
[4] « La guerre d’indépendance des États-Unis n’oppose pas seulement de grandes escadres qui cherchent la victoire décisive, mais comporte aussi un important volet économique : tous les pays engagés dans le conflit cherchent à protéger leurs voies commerciales en essayant par ailleurs de couper celles de l’adversaire pour ruiner ses affaires. C’est ainsi qu’est mise en place ce que les historiens appellent la « stratégie des convois. » Elle n’est pas nouvelle car elle est utilisée lors de tous les conflits navals depuis le xviie siècle. Les navires de commerce, pour éviter les interceptions, se forment en convois qui traversent l’Atlantique sous l’escorte des navires militaires. Les gros convois profitent des départs des grandes escadres pour naviguer sous leur protection directe, mais les petits ou moyens groupes de marchands ne bénéficient la plupart du temps que d’une petite escorte de quelques navires de guerre, le plus souvent des frégates. Ses escortes légères sont suffisantes pour se protéger des corsaires, mais il en va tout autrement en cas de rencontre avec une importante force ennemie.»
Comptoirs anglais, danois, français, néerlandais et portugais en Inde (XVIe-XVIIe)
À l’automne 1779, une escadre anglaise aux ordres de Hyde Parker stationne sur l’île de Sainte-Lucie, capturée l’année précédente et que les Français n’avaient pu reconquérir. Sainte-Lucie fournit à la Royal Navy un excellent mouillage pour surveiller Fort Royal de la Martinique, base qui accueille de son côté l’essentiel des escadres et les convois qui arrivent de France. Le retour en métropole de l’escadre du comte d’Estaing, qui a mené la guerre pendant deux ans dans la région, après l’échec du siège de Savannah, ne laissera que quelques vaisseaux disspersés dans les Antilles françaises. Les forces de l’amiral anglais, Hyde Parker, qui attendent l’arrivée de Rodney pour la campagne de 1780, sont au repos avec des équipages à terre et des réparations en cours pour certains navires mais n’hésitent pas à harceler les convois. A plusieurs reprises, les navires français de l’amiral Lamotte-Piquet sauveront ces convois français en se battant même avec succès à trois contre 13 ! Source: Wikipedia.