Il faut particulièrement se méfier des stratèges auto-proclamés. Se basant sur la théorie du chaos, Donald Trump, à peine élu, décide de « renverser la table », convaincu à la fois de son bon sens, de son génie tactique et d’une expertise incomparable dans le domaine du « deal ». Affirmant que les règles inter-nationales ne servent à rien. sinon à constituer un obstacle au business juteux dont le reste du Monde aurait spolié l’Amérique. Pour les supporters du Make America Great Again, il faut d’urgence rendre à Jules ce qui serait à Jules. « Soit on vous le donne, soit vous le prenez.»

Qu’il s’agisse du Panama, du Canada ou du Groënland, en attendant que Donald désigne de nouveaux objectifs stratégiques. Plus c’est simpliste, plus cela marche…

Tout changerait donc pour que rien ne change ? Le moment de sidération passé, les partenaires d’hier sont d’abord saisis par le doute. Puis la confusion règne. Rien qui ne fasse plus peur aux marchés ! Wall Street affiche des pertes abyssales américaines, jour après jour. Pendant ce temps, l’Europe se réveille. Bruxelles reconduit ce jour les sanctions contre la Russie, le Canada et le Danemark se rebiffent après les dernières saillies de Trump. De quoi inspirer la chronique européenne de Quentin Dickinson cette semaine. NDLR
Chaque semaine, Quentin Dickinson revient sur des thèmes de l’actualité européenne sur euradio.
Sommaire
Source : euradio — Bruxelles, le 14 mars 2025 —
Laurence Aubron : Cette semaine, QD, vous voulez nous emmener dans le grand nord…
Quentin Dickinson : … et, pour être précis, au Groënland, cette île-continent appelée à une notoriété nouvelle grâce aux insatiables appétits impérialistes de Donald Trump.
Le Groënland, une île continent
Mais avant de parler géopolitique (comme tout le monde), voyons d’abord de quoi il s’agit.
Laurence Aubron : Allons-y…
Quentin Dickinson : Le Groënland est d’abord une île gigantesque de plus de deux millions de kilomètres carrés, dont 81 % recouverts de glace. Le point culminant de ce désert blanc dépasse les 3.700 mètres, et de nombreux pics ne portent même pas de nom – sauf un, baptisé Matterhorn, comme le sommet éponyme dans les Alpes suisses.

Plus de 80 % de l’île se situe au nord du Cercle polaire arctique, où se trouve d’ailleurs le point septentrional de la planète, curieusement nommé Île du Club-des-Buveurs-de-Café.
Seule la bande côtière est habitée ; la population n’a guère varié depuis le Xe siècle de notre ère, et dépasse à peine les 56.000 âmes, principalement dans la capitale régionale Godthåb (Nuuk en groënlandais). La température moyenne, selon les saisons, y varie de -5° à +10° ; le record de température négative est de -69,6°, enregistré en 1991.
Laurence Aubron : D’où viennent ceux qui ont choisi de s’installer dans cette terre a priori inhospitalière ?…
Quentin Dickinson : Les premiers habitants de l’île, au Xe siècle, furent des Vikings, venus de Norvège via l’Islande, sous la conduite d’Érik-le-Rouge, qui n’aura entrepris le voyage que parce qu’il avait été banni pendant trois ans pour cause de meurtre.[1]
Après les Vikings, les Inuits

C’est lui qui a choisi le nom du lieu : Groën-land, c’est-à-dire Terre verte en vieux-norrois, ce qui s’explique par l’effet d’une phase de relatif réchauffement climatique au Moyen-Âge, responsable notamment de l’apparition d’une forêt boréale dans le sud de l’île.
La deuxième vague de peuplement s’est produite deux siècles après celle des Nordi-ques, avec l’arrivée des Inuits, ensemble d’ethnies venues – pense-t-on – de l’Alaska et poussant lentement vers l’est au fil des générations. Ce sont leurs descendants qui représentent aujourd’hui 88% de la population du Groënland.
Illustration Viking héritage —
Enfin, les Norvégiens allaient consolider leur présence sur place à partir du XIIIe siècle. Les années passaient, les siècles se succédaient, et les banqueroutes se multipliaient chez les marchands désireux d’exploiter les ressources naturelles de l’île, qui finirent par se réduire à la pêche à la baleine et à la chasse aux phoques.
Le Danemark exerce sa souveraineté sur le Groënland
Enfin, en 1814, le Traité de Kiel accorda au Danemark la pleine souveraineté sur le Groënland, désormais colonie danoise jusqu’en 1953, l’année où l’île devient un comté à l’égal des autres subdivisions administratives danoises en Europe. Et la population locale reçoit la nationalité danoise.
Laurence Aubron : Justement, comment se passe cette incorporation ?…
Quentin Dickinson : A l’époque, le mot d’ordre est à l’intégration et à la dé-groënlandisation. Les enfants les plus prometteurs sont envoyés dans des pensionnats au Danemark, d’où ils peuvent poursuivre des études supérieures sur place. Il faut se situer dans l’esprit de ces années-là : l’objectif était bienveillant, mais les conséquences allaient en être une dislocation des liens familiaux traditionnels, la fin de l’économie informelle fondée sur la chasse et la pêche, une urbanisation croissante, le désœuvrement et l’alcoolisme.
Après la dé-groënlandisation, le renouveau
Au cours des cinquante dernières années, l’on a assisté à un renouveau de la langue et des traditions d’antan, porté par une élite dano-groënlandaise, formée à l’université, créée en 1987 dans la capitale.
Laurence Aubron : Et les habitants ont-ils toute latitude pour déterminer leur destin ?…
Quentin Dickinson : Les Groënlandais sont habitués aux référendums : en 1979, ils choisissent l’autonomie limitée et la création d’une assemblée élue, assorti d’un gouvernement local, le Parlement à Copenhague conservant la main sur les relations extérieures, la défense, et les ressources naturelles.
Le Groënland, entre autonomie et indépendance
En 1985, ils quittent la CEE de l’époque, en conflit avec laquelle ils se trouvent sur la réglementation européenne sur la pêche ainsi que sur la commercialisation des peaux de phoques.
En 2009, ils récupèrent les compétences sur la police, la justice, et les ressources naturelles. Le peuple groënlandais est reconnu en droit international.
Copenhague continue à soutenir l’île à concurrence de près d’un demi-milliard d’Euros par an, subvention appelée à décroître au fur et à mesure que se développent les recettes des ressources naturelles.
Les élections législatives de cette semaine ont vu la chute de la coalition de centre-gauche sortante, et la victoire du centre-droit et des indépendantistes modérés.
Le scrutin s’est tenu sous l’ombre de Donald Trump, lequel aura contribué à faire perdre des voix aux indépendantistes durs, d’ailleurs très en retrait par rapport à leurs succès considérables dans les années 1970. En ces temps incertains, la protection danoise et européenne paraît en effet plus sûre.
Laurence Aubron : Justement, parlons des liens du Groënland avec les États-Unis…
Quentin Dickinson : C’est en fait une histoire ancienne : dès 1946, Washington propose d’acheter le Groënland aux Danois contre cent millions de Dollars de l’époque. Refus indigné de Copenhague. Mais, cinq ans plus tard, les Accords dano-américains autorisent l’installation de bases américaines et dans le cadre de l’OTAN.

La construction de la grande base aérienne de Thule nécessitera le déménagement de trois villages à une centaine de kilomètres de là.
Les Américains lorgnent sur le Groënland et ne s’en cachent plus
Dans le plus grand secret, les Américains se mettent à creuser, histoire d’installer des silos pour leurs missiles intercontinentaux à tête nucléaire.

Mais la nature, rétive, aura le dernier mot, et le chantier est abandonné en 1966. Les autorités danoises ne découvriront le Projet (nom de code) Ver-des-Glaces que l’année suivante.[4]
A noter : en 1917, le Danemark avait vendu aux États-Unis sa colonie des Indes occidentales pour la somme de 614 millions d’Euros actuels. Aujourd’hui, cet archipel s’appelle les Îles vierges étatsuniennes. Mais à Copenhague, on préférerait qu’on oublie ce précédent.
Quentin Dickinson
[1] De son vrai nom, Erik Thorvaldson, « Erik le rouge », islandais de naissance, aux cheveux et à la barbe rouge, a été déchu de tous ses droits avant d’être banni de Haukadalur. Cela ne l’empêchera pas de fonder une colonie hors d’Europe au Groënland. Et c’est son fils Leif qui va découvrir l’Amérique ! (Source : Viking héritage) —
[2] La base spatiale de Pituffik (Base aérienne de Thulé jusqu’en 2023) est la base la plus septentrionale de l’United States Space Force depuis le 20 décembre 2019 et auparavant de l’United States Air Force (USAF). Cette base, hautement stratégique, fait encore partie du dispositif de défense nord-américaine NORAD, qui assurant la surveillance et le contrôle de la zone aérospatiale. Située à 1 524 km du pôle Nord, la base est située à environ une centaine de kilomètres au sud de la ville de Qaanaaq, qui porta également le nom de Nouvelle Thulé, parce qu’elle fut créée pour les habitants de la région, déplacés lors de la construction de la base. Source : Wikipedia

[3] L’accident nucléaire de Thulé : le 21 janvier 1968, un bombardier stratégique américain de type B-52G, « Stratofortress », en mission de routine, patrouillant au-dessus de l’Arctique, transportant quatre bombes thermonucléaires Mark 28, s’écrase près de la base de Thulé. Six membres de l’équipage sur sept réussirent à s’éjecter. Le bombardier s’écrasa sur la glace près de la base provoquant une explosion libérant des matériaux radioactifs fuyant des ogives abîmées dans l’incendie. L’accident provoqua une crise de sécurité nucléaire majeure. L‘opération Crested Ice fut lancée par les autorités américaines et danoises pour récupérer les débris et réduire les risques de contamination radioactive. Trois des quatre bombes transportées à bord du B-52G furent retrouvées sur le site, la quatrième restant introuvable. Source : Revue Histoire.
[4] Voir : En 1960 « les États-Unis ont construit une base secrète sous un glacier du Groenland pendant la guerre froide. Ses secrets sont maintenant révélés. C’était une ville secrète à propulsion nucléaire construite au plus profond d’un glacier, à 127 miles de Thulé, par Neil Shea in National Geographic — (2025-0128) —
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