Récemment dans un entretien au Figaro, le général d’armée aérienne Jean-Paul Paloméros (2s), qui a été été chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’Espace avant de devenir à Norfolk (USA) « Commandant Suprême de l’OTAN pour la Transformation » (SACT), préconisait d’utiliser « une stratégie de rupture en tirant les leçons de l’approche asymétrique et technologique des Ukrainiens qui ont changé l’art de la guerre ».[1] Les start-up performantes en France ne manquent pas, y compris dans le secteur de la défense. Leur problème est d’exister quand ce n’est pas de survivre dans un univers ou les grands acteurs du marché entendent se réserver l’exclusivité des budgets. Du coup, seul les grands projets sont défendus. Pour avoir une chance de percer, elles ont trois choix : soit être incorporées pour être dissoutes dans un grand groupe au risque de disparaître avec leur produit-phare, soit faire faillite pour se faire racheter à bas prix par des prédateurs armés de leurs capitaux qui sont aux aguets, soit s’expatrier. Des exemples, on pourrait en citer des dizaines. On est loin de tenir compte des réels besoins de nos militaires sur le terrain qui, en matière de budgets sont habitués à subir. Si le pouvoir politique entend faciliter l’exil de nos cerveaux, il n’y a plus qu’à continuer dans cette voie qui est suicidaire. NDLR
Entretien avec Julien Fabre, CEO de Fab’One -Kaptrek — Paris, le 13 mars 2025 —
Sommaire
L’art de la guerre a été bouleversé à plus d’un titre par les Ukrainiens
A croire qu’impossible ne serait pas ukrainien ! Les étudiants et les jeunes ingénieurs dés le début de la guerre déclenchée il y a trois ans par la Russie se sont lancés dans la bataille en innovant et la population, elle, en se cotisant pour offrir des moyens adaptés à ceux qui étaient au front. Des drones qui coûtent des millions d’euros, nous en avons quelques uns en France. Certes ils sont capables de prouesses techniques, mais vu leur nombre et les moyens qu’il faut pour les mettre en œuvre, on s’est rendu compte qu’il était devenu urgent de revisiter nos priorités. Mieux vaut tard que jamais !

Sur le terrain les Ukrainiens se battent dans les tranchées et avec des drones « made in Ukraine » ont fait des exploits inimaginables pour les armées de l’OTAN et même des États-Unis. On l’a encore vu ce même jour, après l’entrevue de Ryad d’hier entre les délégations américaine et ukrainienne, entendre les Américains vouloir à tout prix une coopération avec les Ukrainiens pour se doter de moyens quasi inexistants chez eux.
Les besoins en connectivité constituent une priorité
ON a pu le mesurer avec Starlink. Parmi les priorités sur le terrain, comme le souligne Julien Fabre, « il faut comprendre en profondeur les besoins en connectivité et en coordination opérationnelle afin d’identifier les leviers capables d’augmenter significativement la valeur ajoutée sur le terrain.»

Julien Fabre est un jeune ingénieur franc-comtois, un grand sportif, qui en 2018 a eu l’idée de fabriquer une montre en intégrant des fonctionnalités de plusieurs petits équipements, autant de « solutions innovantes de navigation GPS, tracking, pilotage et suivi physiologique et sportif, destinées aux aventuriers et aux professionnels du plein air. L’objectif était d’apporter un outil robuste et autonome pour garantir la sécurité et améliorer la pratique des sports « outdoors » en environnement extrême...»
Bien identifier les besoins
Comme tant d’autres, persuadé qu’il y avait un besoin parfaitement identifié, avec une équipe de six personnes, Julien Fabre cherche des soutiens pour financer la recherche et le développement du produit ainsi que sa pré-industrialisation. « Fab’One a collaboré étroitement « avec des bureaux d’études et des partenaires industriels externalisés pour concevoir un écosystème matériel et logiciel entièrement souverain. Plutôt que d’intégrer des technologies existantes issues d’Asie, le projet a été développé à partir d’une feuille blanche, garantissant une maîtrise totale de l’architecture et des performances du système.» Précisons le, en France !

Julien Fabre : « Une campagne de prévente a permis de valider l’intérêt du marché avec 100 unités vendues en une semaine seulement. Cette réussite a confirmé l’attractivité du produit et a apporté de précieuses informations pour bâtir la suite de la feuille de route à déployer pour la commercialisation du produit.

Le concept Kaptrek Outdoor Pilot permettait déjà : Un suivi en temps réel des équipes via GPS ; une gestion des performances physiologiques ; une navigation sur des fonds de carte variés; communication par la voix et messages textes, et le pilotage d’objets connectés (GoPro et drones)….

L’année 2023 a marqué une accélération du projet avec une présence remarquée sur des salons internationaux majeurs tels qu’ISPO Munich, le CES Las Vegas et VivaTech Paris. Parallèlement, « un réseau de distribution européen s’est progressivement construit en vue du lancement commercial du produit. Pour accompagner cette dynamique, une nouvelle levée de fonds de 800 000 euros a été préparée afin de financer l’industrialisation et le déploiement commercial de la solution.»
La levée de fonds, théoriquement bouclée, n’a finalement pas pu être déclenchée « en raison d’un désaccord avec certains des investisseurs. Ce blocage a empêché Fab’One de sécuriser l’intégralité des fonds nécessaires à l’industrialisation et au déploiement commercial du produit grand public.» Un échec qui illustre « la difficulté structurelle de lever des capitaux en France pour un projet hardware grand public, un secteur souvent jugé trop risqué par les investisseurs, qui privilégient les modèles SaaS (Software as a Service)à à forte scalabilité et marges élevées.»
Face à cette impasse de financement, l’entreprise a dû adapter son organisation et réduire son équipe opérationnelle aux seuls deux cofondateurs. Ce contexte a néanmoins permis de « prendre du recul et d’analyser en profondeur les signaux du marché pour mieux rebondir. L’intérêt marqué des secteurs de la défense, de la sécurité et de l’industrie, détecté lors des salons professionnels, s’est révélé être un levier stratégique majeur. Ces environnements, bien que distincts de l’univers outdoor initial, partageaient des exigences similaires en termes de résilience produit, de souveraineté et d’interopérabilité des systèmes, tout en offrant des perspectives de développement plus structurantes.»

Ce constat a conduit Fab’One à initier un pivot stratégique vers Kaptrek Pro Pilot, une évolution pensée pour répondre aux attentes de ces nouveaux marchés, où l’innovation hardware bénéficie d’un cadre d’investissement plus favorable.
Le pivot vers le B2B : Kaptrek Pro Pilot
Julien Fabre : « En 2024, la transition vers le B2B s’est construite en allant directement à la rencontre des acteurs de cinq verticales stratégiques : la défense, la sécurité, l’industrie lourde (minière, nucléaire, pétrole, chimie), l’urgence et le médical. L’objectif était clair : comprendre en profondeur les besoins en connectivité et en coordination opérationnelle afin d’identifier les leviers capables d’augmenter significativement la valeur ajoutée sur le terrain.»

Le secteur de la défense est le premier concerné
Ce travail d’exploration a donné lieu à de nombreux échanges avec des experts et des opérationnels, des interviews détaillées et plusieurs tentatives d’expérimentations avec des organisations de ces secteurs.
Rapidement, un constat s’est imposé : si toutes ces industries partageaient des besoins en matière de suivi, de communication et de sécurisation des interventions, c’est le secteur de la défense qui a généré les demandes les plus concrètes et les plus structurées. Contrairement aux autres marchés où l’innovation était perçue comme un gain de performance, les forces armées exprimaient un besoin immédiat, directement assujetti à de potentiels budgets dédiés à l’amélioration de leurs capacités opérationnelles.
Dans cet environnement, les solutions existantes montraient « des limites significatives : une dépendance aux technologies civiles (Android, iOS), posant des risques en matière de cybersécurité et de continuité d’approvisionnement en cas de crise ou de conflit.
Une inadaptation aux exigences des militaires en matière de robustesse, d’ergonomie et de performances, enfin une rigidité des solutions logicielles, rendant difficile leur intégration avec des systèmes tactiques existants.

L’évolution pour tenir compte des exigences de nos armées était à la fois de concevoir des matériels souverains, conçus pour des environnements critiques et garantissant un haut niveau de résilience.
Ces éléments ont conduit à la décision, stratégique, de concentrer les efforts sur le développement d’une plateforme, Kaptrek Pro Pilot Defense, spécifiquement conçue pour répondre aux attentes des forces armées et des unités spécialisées. « Une indépendance totale vis-à-vis des OS civils, assurant une cybersécurité renforcée et une maîtrise complète de la chaîne technologique, une interopérabilité avec les réseaux militaires existants, permettant une intégration fluide avec les infrastructures en place, une modularité logicielle, rendant possible l’intégration de fonctionnalités tactiques avancées adaptées aux besoins spécifiques des unités sur le terrain.»
L’objectif de Julien Fabre pour répondre aux besoins de nos unités d’élite déployées sur le terrain est de s’imposer « en offrant des solutions adaptées pour les opérationnels, pour qui la connectivité et la coordination en temps réel sont devenues des impératifs stratégiques.»
Pour Julien Fabre, les forces armées et les unités d’intervention, y compris le GIGN ou le RAID, doivent « pouvoir géolocaliser leurs équipes, échanger des infor-mations critiques et surveiller l’état physiologique de leurs opérateurs en mission.
Les solutions existantes sont souvent basées sur des équipements civils modifiés ou des systèmes propriétaires peu flexibles.» Il fallait donc développer « une plate-forme capacitaire combinant un matériel souverain et un éco-système logiciel évolutif. Sa conception modulaire permet d’intégrer différentes appli-cations tactiques et de s’adapter aux spécificités de chaque mission.»
Julien Fabre — Photo © Fab’One

C’est la raison d’être de Kaptrek Pro Pilot Defense qui « doit impérativement être indépendant d’Android, tout en étant interopérable avec les systèmes existants. Être robuste et sécurisé, conçu pour le terrain avec une électronique dédiée. Être modulaire, capable d’intégrer des logiciels tiers et de répondre à plusieurs cas d’usage » (forces spéciales, unités conventionnelles, secours, industrie).
Géolocalisation en temps réel et navigation tactique
Les fonctionnalités clés prévues pour ce système sont « la géolocalisation en temps réel avec visualisation des positions sur une carte interactive, le « Blue Force Tracking » ; la navigation tactique : Accès à différents fonds de carte, itinéraires, mode offline, la surveillance physiologique : capteurs intégrés ou déportés ou connectés mesurant le rythme cardiaque, l’oxygénation et d’autres paramètres vitaux ; la communication sécurisée : messagerie texte (messages pré-saisis) et transmission de données via un réseau. Enfin, la connectivité Cloud pour la remontée des données vers une application web sécurisée et dédiée pour un suivi en temps réel par le commandement.»
Intégration et Développement
Pour cela, précise Julien Fabre, il est nécessaire d’organiser « un écosystème évolutif, Kaptrek Pro Pilot Defense, nécessitant des portabilités et développements logiciels spécifiques pour être pleinement opérationnels selon les besoins des forces armées, capables tout naturellement d’intégrer des applications tactiques existantes.»
Notre Bisontin fidèle à la devise des Franc-Comtois « Comtois, rends-toi ! Nenni, ma foi ! » est parti à l’assaut des armées voisines intéressées par ce besoin mis en exergue par la guerre en Ukraine.
Et en France ? Réponse peut-être au prochain Salon de Sofins…
Entretien réalisé par Joël-François Dumont
[1] « Pour l’Europe, c’est maintenant ou jamais » : Citant Xavier Titelman, Laure Mandeville demande au général Paloméros « s’il faut s’inspirer des Ukrainiens, qui ont utilisé des percées technologiques pour organiser une montée en puissance d’une défense low cost…» Réponse du général : « I faut reconnaître
que les Ukrainiens ont progressé dans ce domaine en faisant descendre l’acquisition du renseignement jusqu’au niveau du combattant, associé à un drone. C’est donc, comme vous le disiez, le moment de créer une dynamique « low cost », ou en tout cas rapide. Il y a beaucoup d’imagination, d’innovations dans nos start-up et nos grands groupes. Alors il faut y aller. C’est ce que j’appelle l’économie de guerre, ce moment où on met en synergie toutes les compétences, tous les moyens et tous les cerveaux pour atteindre un but précis.»
Voir également :
- « Significantly increasing added value on the pitch with Kaptrek » Interview with Jean Fabre — (2025-0312) —
- « Mit Kaptrek die Wertschöpfung vor Ort deutlich steiger » — Interview mit Jean Fabre — (2025-0312) —