Raspoutitsa, quand tu nous tiens !

Depuis au moins huit jours, les experts en tous genres se perdaient en conjectures sur les raisons qui faisaient qu’une fringante colonne blindée russe d’une « division mécanisée d’élite », longue de 60 kilomètres, était à l’arrêt en pleine campagne. On allait de supputation en supputation en attendant d’avoir « le fin mot » de ces problèmes logistiques pénurie d’essence ou manque de nourriture ? Tout arrive à qui sait attendre…

Par Joël-François Dumont 5 mars 2022

Pour les plus audacieux, cette division russe « attendait son heure pour mieux se jeter sur Kiev au moment voulu ». Suivant ainsi, à la lettre, le plan du stratège du Kremlin et de son très fidèle ministre de la défense !

D’autres, souvent présentés comme des « spécialistes » de la Russie ont expliqué que pour comprendre il fallait chercher l’explication dans la « Maskirovka », dont certains peinaient à prononcer le nom de ce concept qui expliquait tout, un classique que l’on apprend encore dans nos écoles militaires modernes… La Maskirovka est un terme russe qui désigne ce « brouillard de la guerre » – plus ou moins épais – censé représenter le sommet de l’art russe dans le domaine de la désinformation appliquée à la guerre…

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Source : Photo satellitaire (Maxar Technologies)

Répondant à une question d’une journaliste opiniâtre sur BFM, hier soir, qui ne s’expliquait toujours pas pourquoi cette armée russe était toujours arrêtée depuis plusieurs jours, le colonel Michel Goya a précisé qu’effectivement on continuait de se poser des questions, rappelant au passage que cette colonne blindée représentait à peu de choses près « l’équivalent des moyens de l’armée de terre française » !

Plusieurs observateurs émettent deux hypothèses : une pénurie de carburant ou un problème de nourriture pour les soldats, ceux-ci ayant quitté la Russie avec trois jours de rations. Nombre de témoignages ont permis d’établir que certains n’avaient pas mangé pendant trois ou quatre jours, ce qui expliquait sans les justifier de nombreuses exactions.

L’hypothèse admise le plus souvent est de dire que ces unités n’avaient plus d’essence… Chose pour le moins surprenante car on discerne des camions citernes dans ce gigantesque convoi. On pourrait également s’étonner que « la première armée du monde » qui appartient à un pays dont les richesses en pétrole et gaz sont immenses, en arrive à manquer d’essence…

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Image satellite de Maxar Technologies prise le 28 février à proximité de Kiev

Plus étrange enfin, selon France Info : « nombre d’unités, y compris des unités d’élite, ne communiquent entre elles qu’avec des talkies-walkies civils, parfaitement audibles par tout le monde. La petite communauté des radio-amateurs ukrainienne s’est d’ailleurs jetée sur l’aubaine, collectant du renseignement à la pelle et parfois même s’autorisant un brouillage en règle des communications de l’armée russe en pleine bataille. » Quelle piteuse image de cette 36e armée russe ! Sans parler de ceux qui abandonnent leurs blindés dans les champs !

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 « Système de lance flamme lourd » (roquettes thermobariques) TOS1 Buratino abandonné dans la boue

Le colonel Michel Goya dans un entretien au Monde avait suggéré qu’il pourrait s’agir « d’un renforcement de la XXXVIe armée russe à l’ouest de Kiev. Le freinage est dû à des contre-attaques ukrainiennes et à des problèmes d’organisation. Les Russes prennent aussi le temps de se réorganiser.»

En tout cas ce que personne n’a remarqué, c’est que nos camions, eux, sont équipés de pneus Michelin, et pas de pneus chinois comme les véhicules russes et que cela faisait toute la différence !

Le secret est – enfin – éventé

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Maintenant nous avons les photos et surtout l’explication qui va avec.

On imagine que certains de nos experts vont apprendre à manier désormais un nouveau mot la « Raspoutitsa ». Il n’est pas à exclure que les plus audacieux vont en profiter pour rappeler que Raspoutine l’avait prévue, que les Soviets l’avaient découverte sur le tard et que les nazis (les vrais) en avaient fait les frais (c’est le cas de le dire) à l’automne 1941 lors de « l’Opération Barbarossa » quelques mois après avoir envahi la Russie.

Photo : Résistance ukrainienne

Question géographie, il est vrai, le Führer avait toujours hésité entre ignorance et mépris. Avant de planifier cette invasion, il avait demandé conseil à son expert personnel, un devin, lequel lui avait prédit « un hiver clément » : du coup les soldats de la Wehrmacht n’avaient pas été équipés de capotes fourrées pour faire face à l’hiver russe. Quelle magnifique économie pour le budget de la Wehrmacht ! On connaît la suite… Comment oublier qu’avant la bataille de Stalingrad, il y a eu, à l’automne 1941, la Raspoutitsa ![1]

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Photo (Max Merbald) prise par son père embourbé à l’automne 1941 lors de l’Opération Barbarossa…

Voilà donc l’origine de ces « problèmes logistiques »: on le doit en partie à la « qualité » des pneus de fabrication chinoise qui craignent la boue. On comprend mieux. Et aussi à la logistique russe, incomparable.

L’explication est, somme toute, d’une simplicité qui, sans être biblique, est tout simplement désarmante : elle nous vient d’un analyste américain, Trent Telenko, dont les « posts » sur l’imminence d’une intervention russe en Ukraine se sont multipliés depuis des mois. Des mises en garde ignorées par tous nos experts (les bons, notamment chez les militaires, on en a, mais la priorité va trop souvent à d’autres, plus disponibles).

Ils ont des excuses : depuis Napoléon, en France, les géographes sont ignorés par les décideurs politiques. Il n’y a qu’à voir comment des commentateurs échangent sur des plateaux télé, entre deux banalités, avant de rechercher les non-dits dans les déclarations jupitériennes ou d’examiner à la loupe les tweets du trio Mélenchon – Zemmour – Le Pen pour voir où se situent parfois les priorités dans le débat gaulois. C’est parfois affligeant ! les militaires français, comme dans pratiquement toutes les armées occidentales, ont intégré la géographie, l’océanographie et la météo pour « gagner la guerre avant la guerre ».[1]

Manquait plus que cela, le stratège Poutine a ignoré cette Raspoutitsa. Et celle-là personne ne l’avait vu venir.

Voyons ce qu’a publié hier sur Tweeter un expert que je vous recommande (chaudement), Trent Telenko, un analyste américain travaillant pour l’US Air Force. Son explication est d’une simplicité qui, sans être biblique, est tout simplement désarmante. Ses « posts » sur l’imminence d’une intervention se sont multipliés depuis des mois.

Des mises en garde ignorées par tous nos experts (les bons, notamment chez les militaires, on en a, mais la priorité va trop souvent à d’autres. Il y en a même un, un officier général, qui a été rapatrié précipitamment en France des Nations unies de peur qu’il ne soit arrêté par le FBI, un « expert » qui intervient sur tous les sujets et dont l’omniprésence est un fait lassant depuis bientôt cinq ans. Un jour, il a parlé des marins du Charles de Gaulle atteints de Covid. Les marins qui l’ont découvert se sont même demandés si ce militaire avait jamais mis le pied un navire de guerre !

Alors pour en revenir à cette Raspoutitsa, voyons ce qu’a écrit hier Trent Telenko.

Ukraine Thread Part 3 – Huitième jour de la colonne russe prise en otage (par l’habituelle incompétence russe)

Par Trent Telenko – 5 mars 2022 –

Bienvenue dans le troisième épisode de la série sur l’invasion russe en Ukraine. Depuis que Napoléon a déclaré que « le moral était au physique ce que dix est à un.» 

Après la carte de la situation (voir ci-dessous), nous allons commencer ce post avec un regard sur les dimensions morales des combats actuels. Je présenterai ensuite mes impressions sur les combats actuels.  Puis nous terminerons par un factuel des combats entre Russes et Ukrainiens qui se base sur les travaux de Trevor Dupuy.

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Nord de Kiev : Image satellite Maxar Technologies (28 février 2022)

J’ai posté sur twitter que les colonnes de l’armée russe au nord de Kiev se décomposaient en des masses immobiles à cause de « la Rasputitsa », des pneus de camions chinois mal entretenus et de la pure incompétence russe à « suivre le plan ».

La tête et la première douzaine de kilomètres de la colonne la plus au sud au nord de Kiev sont bloqués depuis huit jours. Depuis, les Russes ont amassé de plus en plus de véhicules dans cet embouteillage monstrueux (en « suivant le plan » à la soviétique), de sorte que l’ensemble fait maintenant 65-70 kilomètres de long (presque 40 miles).

Et comme les camions ne peuvent pas sortir de la route à cause de la boue de Rasputitsa et des problèmes de pneus, ils sont coincés sur les routes et les accotements de trois véhicules de large sur toute la distance de 40 miles. Cela signifie que les camions-citernes et de réapprovisionnement ne peuvent pas se déplacer sur la route ou hors route pour livrer quoi que ce soit à qui que ce soit.

Ainsi, toutes les têtes de colonnes sont maintenant à court de carburant et de batterie. Elles ne peuvent pas se déplacer vers le nord, le sud ou les côtés, et tout ce qui se trouve derrière elles est coincé à cause de la boue, et tombe rapidement en panne de carburant et de batterie (si ce n’est déjà fait). Aucune de ces colonnes ne peut non plus se défendre car elles sont trop denses. Ce sont juste des cibles qui attendent que les Ukrainiens les détruisent.

Seulement les Ukrainiens avaient quelque chose de mieux à faire. Ils ont ouvert les vannes des réservoirs autour de ces colonnes pour les inonder et transformer les zones environnantes en bourbiers impraticables pendant des mois – probablement jusqu’en juillet ou août.  (Voir photo ci-dessous) Il est probable que plusieurs milliers de véhicules russes dans ces colonnes seront des pertes irrécupérables. Des centaines de soldats russes pourraient même s’y noyer.

Trent Telenko (Sources Chicagoboz et Twitter)

Voir également:

[1] « La météorologie et l’océanographie sont au cœur du processus de conseil et expertise au service de la planification et de la conduite des opérations et participent à la fonction « connaissance et anticipation », essentielle dans la vision stratégique du CEMA de « gagner la guerre avant la guerre ». Le général Nicolas Le Nen, commandant le commandement pour les opérations interarmées (CPOIA), a par ailleurs reconnu la spécificité et la richesse de cette école où se mêlent les futurs ingénieurs des sciences de la météorologie, de l’océanographie et du climat et les techniciens météorologistes et météorologistes-océanographes militaires

Sur “l’importance de la relation étroite et vertueuse qui unit les Armées et Météo-France”, voir : Près de trente militaires nouvellement diplômés de l’école nationale de la météorologie : Source : EMA (23-02-2022)

La bataille sur la glace (1242) – Les Chevaliers teutoniques contre Alexandre Nevsky

Military Land

Raspoutitsa, When You Hold Us!

Traduction en français : European-Security.com

[1] Raspoutitsa (en russe : распу́тица), mot à mot « saison des mauvaises routes ») désigne en Russie, Ukraine et Biélorussie la période de l’année durant laquelle, du fait de la fonte des neiges (au printemps) ou des pluies d’automne, une grande partie des terrains plats se transforment sous l’action de l’eau en mer de boue. Le phénomène affecte particulièrement les routes lorsqu’elles ne sont pas asphaltées.