Édito européen de Quentin Dickinson —Euradio — Diffusé le 15 février 2023 — [*]
Laurence Aubron : Depuis un an, on entend dire que nous risquons d’avoir mis le doigt, sans le vouloir, dans un engrenage fatal, et que la IIIe Guerre mondiale a déjà commencé. Alors, selon vous, ce raisonnement correspond-il à la réalité ?…
Quentin Dickinson : En fait, il faut d’abord se poser la question de savoir si, au moment où nous échangeons ces propos, nous sommes ou non en guerre, peu importe le nom dont on l’affublera.
D’ailleurs, qu’est-ce qu’une guerre ? C’est d’abord une grande constante de l’Histoire de l’humanité, qui consiste à provoquer l’affrontement armé d’au moins deux factions, afin de s’approprier le territoire, les biens, les ressources de l’autre. En prime, le vainqueur en sort tout auréolé de gloire, ce qui, pendant un certain temps, a la vertu de réduire la grogne du bas peuple. Et puis, on le sait, ce sont les vainqueurs qui écrivent l’Histoire et façonnent, longtemps à l’avance, l’opinion que nous aurons de nos aïeux. L’ampleur de l’inévitable cortège de morts et de souffrances, de destructions et d’injustices est contestée, justifiée, voire niée – bref, c’est une donnée très secondaire, que les peuples sont prompts à chasser de leur mémoire, car la guerre aussi, ça fait du bien quand ça s’arrête.
Laurence Aubron : C’est vrai, mais vous ne répondez pas à la question : sommes-nous ou non en guerre ?…
Quentin Dickinson : C’est que j’y venais justement. Depuis que le genre humain s’est organisé, la guerre était synonyme d’action militaire ; la déception en était l’arme absolue.
Au cours du XIXe siècle, on s’est aperçu qu’il ne s’agissait plus seulement d’induire en erreur quant à ses intentions les chefs de guerre adverses, mais qu’il pouvait être utile, parallèlement, de tenter d’influencer les populations, aussi bien celles de l’ennemi que les siennes. Aux moyens militaires s’ajoute désormais une arme nouvelle : l’opinion publique. Au XXe siècle, les télécommunications, la radio, la télévision décuplent le message dissuasif du recours à l’action militaire. On vérifie la sagesse d’un général chinois qui, il y a vingt-cinq siècles, écrivait que la vraie victoire, c’était de gagner une bataille, sans avoir eu à la livrer. Sun-Tzu et les réseaux sociaux, même combat.
Car aujourd’hui, Vladimir Poutine s’adresse directement à des centaines de millions d’Européens, entre sans frapper dans leurs téléphones portables et dans leurs têtes, et, par la désinformation devenue plus puissante que le nucléaire, détourne des faits et des évidences pour servir sa cause : anesthésier notre réaction collective pour banaliser sa tentative d’expansion territoriale au dépens de l’Ukraine.
Laurence Aubron : Cet accès direct à chacun d’entre nous, personnalisé en apparence, c’est un nouveau tournant de l’art de la guerre ?…
Quentin Dickinson : Vous avez raison. Et c’est aussi la découverte d’une de nos faiblesses, à nous, les démocraties parlementaires occidentales. Et il y en a d’autres, tout aussi inquiétantes.
Prenez par exemple l’informatique interconnectée : elle est infiniment plus vulnérable à l’intrusion, à la modification, à la paralysie et au détournement de destinataire que l’envoi d’une carte postale ou qu’un message confié à un pigeon-voyageur. On note d’ailleurs depuis peu, dans certains services sensibles, le retour de la machine à écrire, impénétrable à distance et dépourvue de mémoire.
Autre faiblesse : la facilité avec laquelle on peut paralyser nos moyens de transport : un boîtier incendié en banlieue parisienne, et le trafic ferroviaire est bloqué Gare de l’Est ; deux câbles sectionnés, et toute circulation de trains se retrouve à l’arrêt dans une grande partie de l’Allemagne du Nord – pour ne citer que deux exemples récents.
Donc, je réponds à votre question : oui, sans aucun doute, nous sommes en guerre. Et cette guerre-là a commencé, à bas bruit, il y a une vingtaine d’années déjà.
Laurence Aubron : Vous confirmez donc que ce conflit d’un genre inédit est la IIIe Guerre mondiale ?…
Quentin Dickinson : Non, pour la bonne raison que 1914-1918 et 1939-1945 étaient des guerres mondiales en apparence seulement, puisque s’affrontaient pour l’essentiel des puissances européennes et d’Amérique du Nord, ainsi que le Japon. De leur côté, des grands pays plus qu’émergents d’aujourd’hui, la Chine vivait sa guerre civile et l’Inde n’était qu’une colonie britannique.
Par le jeu des flux économiques mondialisés et fortement interdépendants, cette guerre-ci est donc la première guerre véritablement mondiale.
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