Tenter de tromper la Chine semble coûter cher au Kremlin. Ce qui vient de se produire est « absolument sans précédent » selon Alexeï Tikhonov, « dans les relations bilatérales entre Pékin et Moscou, après la réprimande publique de Pékin adressée à Moscou sur la question du déploiement russe d’armes nucléaires tactiques. De quoi lever le voile sur le bilan final de la visite controversée du chef de la République populaire de Chine en Russie… La rencontre », écrit notre confrère, « s’est terminée en eau de boudin, par la signature d’un tas d’accords-cadres dénués de sens et de déclarations communes. Mais Poutine était furieux ».
Source — Kasparov.ru — par Alexeï Tikhonov — 28-03-2023 (21:46) — Mise à jour : 29-03-2023 (10:25) — (Courtoisie Kasparov.ru) [1]
Nous venons d’assister à quelque chose d’absolument sans précédent dans les relations bilatérales entre Pékin et Moscou, une réprimande publique de Pékin adressée à Moscou sur la question du déploiement russe d’armes nucléaires tactiques. Ceci permet de lever le voile sur le bilan final de la visite controversée du chef de la RPC en Russie. Le premier jour de cette visite du dirigeant chinois à Moscou a soulevé de sérieuses inquiétudes : on craignait qu’en dépit de tout bon sens, Xi ne décide de se joindre Poutine dans sa confrontation avec l’Occident. Cependant, ces craintes se sont avérées infondées : non seulement Poutine n’a pas obtenu ce qu’il voulait, mais en voulant manipuler Xi, il n’a fait qu’aggraver sa position.
Il faut dire que la rencontre ne pouvait se terminer autrement : les parties poursuivaient des objectifs complètement opposés. Alors que la Chine croyait que la Russie, en proie à des difficultés économiques croissantes et face à l’échec complet de la campagne militaire d’hiver et de la « grande » offensive, était mûre pour des pourparlers de paix, Poutine espérait convaincre le dirigeant chinois de commencer à fournir un soutien militaire à une Russie en mauvaise posture.
La Chine semble avoir vraiment décidé de s’essayer au rôle d’une grande puissance, mais pas de la manière que Poutine aurait souhaité. Pékin ambitionne le rôle d’une puissance de maintien de la paix capable d’offrir des solutions aux problèmes mondiaux. Face aux accusations des États-Unis, Pékin répond que, contrairement à l’Amérique, la Chine ne participe à aucune guerre et ne fournit d’armes à aucune partie belligérante. Il s’agit bien d’une position stratégique de la diplomatie chinoise, qu’elle n’envisage pas d’abandonner pour l’instant.
La Chine est restée silencieuse pendant un an, attendant de voir qui l’emporterait dans la guerre ; en février, il est devenu tout à fait clair que la Russie allait à la défaite. En proposant sa propre vision de la résolution du conflit actuel, la Chine fait d’une pierre deux coups : d’une part, elle peut obtenir l’un des premiers rôles à la table des négociations mettant fin à une guerre à laquelle elle n’a pas participé, en se positionnant en arbitre, et d’autre part, elle a jeté à Poutine une bouée de sauvetage. Or cette bouée de sauvetage ne prévoyait aucun gain territorial pour Moscou. La Russie est invitée à se replier sur les frontières de 1991, ce qui est indiqué sans ambiguïté dans le premier paragraphe de la proposition chinoise, – pas sous la pression de l’Occident maudit, mais à la demande de sa chère voisine et partenaire. Peut-être que si la Russie avait été disposée à suivre la Chine, elle aurait obtenu une formule acceptable pour elle quant à l’appartenance future de la Crimée.
Après que Pékin a dévoilé son plan de paix, Moscou l’a publiquement salué. Le Kremlin a probablement envoyé un signal à la Chine indiquant qu’il était prêt à examiner ce plan et à l’accepter comme base d’un règlement pacifique. Il me semble que c’est dans ce but que Loukachenko s’est envolé pour Pékin : il était chargé de la mission de convaincre le dirigeant chinois de venir à Moscou, en faisant miroiter les concessions que le Kremlin était soi-disant prêt à accepter. Cela explique la réclame faite par le clown de la patate [sobriquet de Loukachenko, aussi appelé « le Führer de la patate »] autour de l’initiative de paix de Pékin. La Chine était si confiante dans l’issue positive des négociations qu’elle a même laissé entendre qu’elle contacterait Zelensky après la rencontre de Moscou.
Cependant, Poutine a décidé de rouler Xi. Après que la Chine a officiellement confirmé la visite de Xi à Moscou, Poutine, sans le consentement de Xi, déclara prendre en considération le plan de paix chinois à la condition que Kiev accepte les « nouvelles réalités géopolitiques » – c’est-à-dire la reconnaissance par l’Ukraine de l’appartenance à la Russie des quatre régions annexées et de la Crimée.
Poutine était convaincu qu’au cours de la visite, il saurait persuader Xi de commencer à fournir une assistance militaire à la Russie et de rejoindre sa croisade contre l’Occident. Xi a probablement dû essuyer un long laïus pseudo-historique de Poutine, après avoir eu droit à une liste interminable de tous les griefs que l’Occident lui a infligés. Poutine comptait sérieusement sur son charisme, auquel ont succombé de nombreux politiciens occidentaux : il suffit de rappeler la rencontre entre Trump et Poutine en Finlande, après laquelle Trump, sans rougir, a publiquement calomnié ses propres services spéciaux et a déclaré qu’il faisait entièrement confiance à Poutine.
Pour convaincre Xi de soutenir la Russie, Poutine a passé deux jours à jouer la comédie du vassal de la Chine, prêt à livrer à son souverain toutes les richesses du territoire qu’il contrôle. Il espérait sérieusement que cela ferait une impression indélébile sur le dirigeant chinois et qu’il déciderait, par amour pour les matières premières russes, de passer à l’assistance militaire à la Russie.
Beaucoup ont interprété les courbettes de Poutine devant Xi comme la reconnaissance par la Russie de sa dépendance politique vis-à-vis de la Chine et son acceptation du rôle de frère cadet dans les relations avec l’Empire du Milieu. Cependant, je ne suis pas de cet avis. Poutine ne s’est pas lancé dans l’aventure désastreuse de l’ultimatum à l’OTAN, pour accepter de se coucher sous un pays quelconque. Poutine se considère comme le plus grand leader de l’histoire, celui qui a rendu à la Russie son ancienne grandeur impériale. Je suis sûr que Poutine lui-même considère les Chinois comme des singes aux yeux bridés, et ne comprend vraiment pas comment, avec une telle armée et une telle économie, ils ne sont pas encore en guerre avec le monde entier.
Cependant, Xi ne s’est pas montré intéressé par les offres et les flatteries de Poutine : il peut obtenir tout cela sans assumer aucune obligation envers Moscou, car la Russie n’a pas d’autre alternative à cause des sanctions. Les Chinois semblent bien conscients de la vulnérabilité de leur économie à d’éventuelles sanctions et ils ne vont pas suivre la voie suicidaire que Poutine a choisie.
La Chine n’a pas fait pression sur Poutine, car elle n’est pas pressée. Elle peut revenir à tout moment à son plan flou. Elle est bien consciente que la position de Poutine ne fera que se détériorer. Il lui faudra bien en venir tôt ou tard à un règlement pacifique.
Du coup, la rencontre s’est terminée en eau de boudin, par la signature d’un tas d’accords-cadres dénués de sens et de déclarations communes. Mais Poutine était furieux contre Xi, et du coup il a commis une grave erreur : avant que l’encre ne sèche sur sa signature d’une déclaration commune avec Xi condamnant le déploiement d’armes nucléaires sur le territoire de pays tiers par les puissances nucléaires, il a annoncé qu’il était prêt à installer des armes nucléaires en Biélorussie. Ainsi, Poutine a clairement démontré même à ses proches partenaires que les accords signés avec lui ne valent pas le papier sur lequel ils sont écrits.
L’annonce même du déploiement d’armes nucléaires était très probablement le résultat de l’échec des négociations avec Xi et d’un désir désespéré d’effrayer à tout prix l’Occident. Non seulement le déploiement d’armes nucléaires en Biélorussie est très probablement bidon, mais il n’est pas non plus capable de modifier qualitativement l’équilibre des forces dans la région et n’a donc tout simplement aucun sens. C’était probablement une tentative hystérique de revenir aux menaces de frappes nucléaires ou d’évoquer une autre « arme miracle » mystérieuse dans la ligne de celles brandies par Poutine pendant une grande partie de l’année passée.
La Russie s’est retrouvée sans alliés ni partenaires, comme Medvedev l’a laissé échapper après la visite de Xi. Poutine a également confirmé qu’il n’était pas question de construire une alliance militaire avec la Chine, oubliant toutefois de mentionner que c’était la Chine qui refusait d’entrer dans de telles relations avec la Russie.
La Chine va probablement scrupuleusement adhérer aux sanctions occidentales, avec un pédantisme allemand, surtout que l’Occident surveille ses moindres gestes depuis cette visite apparemment amicale. Pékin cherchera à garder des gants blancs afin de pouvoir réintégrer la voie des négociations lorsque la position russe deviendra complètement désespérée. Cela, je l’espère, ne tardera pas : la contre-offensive que préparent les Forces armées ukrainiennes pourrait devenir le moment de vérité.
Alexeï Tikhonov
[1] Articles d’Alexeï Tokhonov sur le site Kasparov.ru
- Traduction du russe par European-Security.com