Vers une routine terroriste ?

Les États démocratiques semblent bien souvent impuissants devant le terrorisme islamique qui nous menace. La question en tout cas mérite réflexion. François-Bernard Huyghe, chercheur français de renom en sciences de l'information et de la communication, est connu pour être l’auteur de nombreux livres de référence,[1] Ses recherches portent sur les rapports entre information, conflit & technologie et sur la guerre de l’information au sens large. Voici sa réponse, après le dramatique attentat de Trèbes, telle qu’il l’a livrée son site Internet, que nous reproduisons ici avec son aimable autorisation. Paris, le 27 mars 2018. Source : Huyghe.fr

 

-Les États démocratiques semblent bien souvent impuissants devant le terrorisme islamique qui nous menace. La question en tout cas mérite réflexion. François-Bernard Huyghe, chercheur français de renom en sciences de l'information et de la communication, est connu pour être l’auteur de nombreux livres de référence,[1] Ses recherches portent sur les rapports entre information, conflit & technologie et sur la guerre de l’information au sens large. Voici sa réponse, après le dramatique attentat de Trèbes, telle qu’il l’a livrée son site Internet, que nous reproduisons ici avec son aimable autorisation. Paris, le 27 mars 2018. Source : Huyghe.fr

Le crime de Trèbes vient d’offrir à l’opposition une occasion de s’opposer sur un thème sécuritaire porteur : le laxisme supposé du gouvernement, la faiblesse des mesures contre les fichés S. C’est de bonne guerre et l’accusation de « coupable naïveté » peut porter : l’opinion est exaspérée par l’attentat de trop (alors que l’on commençait à claironner la défaite totale de Daesh, écrasé en Syrie).

Cette opinion est surtout choquée de constater que le renseignement et le repérage des radicalisés ne sert qu’à découvrir le lendemain matin ce que l’on aurait dû savoir la veille du crime. On peut donc être fiché, rééditer à peu près le crime de Coulibaly (tirer sur des policiers, se faire tuer avec des otages dans un supermarché), avoir à peu près le même profil, et ce, trois ans plus tard, sans que rien n’ait changé.

Autre signe de l’évolution de l’opinion : les foules ne songent plus guère pour le moment à défiler à la République pour refuser l’amalgame et dire « Nous sommes… » (nous sommes quoi, au fait ? On ne va pas scander : « nous sommes Beltrame »). Ni les défilés, ni les chants, ni les démonstrations de fermeté d’âme d’une population (« même pas peur ») attachée au vivre ensemble n’empêchent de nouveaux djihadistes de vouloir nous « punir » pour les bombardements de Syrie et d’Iran. Fin des grandes communions dans les « valeurs ». Fin des solutions magiques.

D’où une fracture, sensible, dans tous les débats sur les plateaux de télévision (et qui ne correspond pas forcément à droite/gauche).

D’un côté les partisans de l’État de droit intangible (dans notre système, on ne peut pas incarcérer un fiché S qui par définition n’est pas inculpé mais signalé, on ne peut pas les expulser, on ne peut pas interdire le salafisme, etc.) et de l’autre ceux qui proclament que nous sommes en guerre et que des mesures d’exception se justifient.

Les premiers n’ont pas grand’ chose à proposer, quelques mois après la loi pérennisant l’état d’urgence et quelques semaines après le plan de déradicalisation d’Édouard Philippe. Les seconds ont beau jeu de réclamer des mesures qui ne seront jamais prises. Les premiers accusent les seconds de susciter des tensions entre communautés, les seconds accusent les premiers de mollesse. Rien de plus normal.

Du reste, dans son discours à l’Assemblée nationale, le premier ministre, très solennel, a joué cette carte : impossible de prendre des mesures juridiquement inapplicables. Et inenvisageable d’interdire le salafisme, qui est une idée (soit dit en passant, il y a trois salafismes, quiétiste, politique et djihadiste). Edouard Philipe a joué le principe de réalité et promis des moyens (un corps de magistrats) : ce sera un long combat, nous renforcerons les moyens, ne nous divisons pas. Ce qui était rhétoriquement impeccable, mais ne résout rien.

Une hypothèse à retenir est celle de la « routine terroriste » (comme celle qu’a connu la Russie entre 1867 et 2017) : des attentats se répétant sporadiquement et des groupes recrutant toujours des volontaires pour tuer et mourir. Sans le formuler aussi explicitement, le gouvernement n’a donc, dans un premier temps, d’autre choix que l’argument qu’il n’y a pas de solution miracle et que nous devons nous mobiliser durablement. Incontestable, mais derrière ce débat un peu convenu sur la répression et son degré de fermeté, les véritables enjeux sont plutôt à chercher dans les faiblesses du renseignement : l’incapacité de traiter trop de données, trop de fichés, en repérant les signaux de passage à l’acte. Ce qui est sans doute plus facile à constater qu’à corriger (nous n’avons pas manqué non plus de lois sur le renseignement).

À moins, bien sûr, que nous soyons capables d’engager une lutte idéologique à long terme, au-delà de simple mesure de traitement psychologique ou social des « radicalisés », comme on traite les alcooliques ou les cas sociaux. Et il faudra mieux que les campagnes de communication et contre-discours que nous avons vues : confiées à quelques agences qui n’avaient visiblement rien compris au code mental des djihadistes. 

Que pourrait faire l’actuel pouvoir, une fois déplorée l’instrumentalisation et rappelée la fermeté républicaine ? Après tant de lois et de plans contre-terroristes depuis les années 90 ?

On a dit qu’Emmanuel Macron avait une vision « sociologique » et non idéologique du terrorisme. On se souvient de ses déclarations sur la composante « psychiatrique » du terrorisme « endogène » (et certes les Merah, Coulibaly ou Lakdim ne viennent pas d’un autre continent). On se souvient aussi de ses analyses sur notre « part de responsabilité », sur le « terreau de la défiance » et le manque de mobilité sociale à la source de la radicalisation. Un discours, au fond, assez technocratique, en ce sens que derrière une guerre mortelle des valeurs et des croyances, il ne conçoit que des « probèmes » socio-économiques ou des rigidités de la société, toutes choses que doit guérir une gestion moderne et ouverte.

L’actuel pouvoir est-il capable de saisir la dimension idéologique et historique de la haine djihadiste ? De renoncer à traiter une conviction comme une dysfonction ? Il va, dans tous les cas, lui falloir réviser son discours positif, pragmatique et consensuel.

[1] Citons, notamment : "L'Information, c'est la guerre" (Panoramiques) et "l'Ennemi à l'ère numérique, Chaos, Information, Domination" (Presses Universitaires de France) ou encore "La désinformation – les armes du faux" (Éditions Armand Colin).