WW IV : La 4e Guerre Mondiale a-t-elle commencé le 11 septembre ?

Einstein craignait que la 4e Guerre Mondiale ne se termine à coups de cailloux et de bâtons, tant la troisième serait destructrice, si elle devait avoir lieu. La guerre dont il sera question ici ne relève pas de la science-fiction. Des hommes, parmi les plus puissants ou les plus influents, sont persuadés de sa réalité. Ils la situent dans une perspective de quarante ou soixante ans. Les jeux de simulation par lesquels ils la préparent ne demandent ni manettes ni consoles.

Par François-Bernard Huyghe [1] de l’Observatoire d’infostratégie.[2] Paris, le 30 juillet 2003.

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François-Bernard Huyghe, Chercheur en Sciences de l’Information et de la Communication – Photos © DR

François-Bernard Huyghe

Même en admettant le postulat que la troisième ait été la guerre froide, la rencontre du chiffre 4 et de l’expression « guerre mondiale » appelle un bref historique.

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A notre connaissance, c’est le sous-commandant Marcos qui ouvre le feu en 1997: « La fin de la troisième guerre mondiale, ou guerre froide, ne signifie nullement que le monde ait surmonté la bipolarité et retrouvé la stabilité sous l’hégémonie du vainqueur. Car, s’il y a eu un vaincu (le camp socialiste), il est difficile de nommer le vainqueur. Les États-Unis ? L’Union Européenne ? Le Japon ? Tous trois ?

La défaite de « l’Empire du mal » ouvre de nouveaux marchés, dont la conquête provoque une nouvelle guerre mondiale, la quatrième… » (Le Monde Diplomatique, Août 1997). De la guerre sans vainqueur à la guerre sans bataille et de l’Empire du Mal à celui du Chaos: l’idée peut séduire, si l’on accepte une image qui reste du même ordre que « guerre des nerfs » ou  » guerre économique ».

Dans un registre plus mystique, Ben Laden déclarait, dans sa fameuse « proclamation du Djihad aux juifs et aux croisés » de 1998, que les crimes antérieurs des Américains constituaient « une claire déclaration de guerre à Dieu, à son Messager et aux musulmans« .

Ben Laden a toujours considéré ses attentats comme des actes de légitime défense ou de juste rétorsion, en vertu du principe du talion (vous nous avez tué tant d’innocents, nous vous en tuons à notre tour). Il les tient pour justifiés en droit canon et en logique, dans le cadre d’une guerre universelle où l’Ouma est d’abord la victime.

« 911 », Crime inaugural

Tout change en effet le 11 Septembre 2001. Personne ne dit encore « guerre mondiale » mais beaucoup pensent déjà guerre globale ou guerre à la Terreur. En quelques heures, la formule se répand: « War on Terror« . Elle fleurit au bas des écrans de CNN ou dans les discours de G.W. Bush.

Nul n’y prend vraiment garde, mais ce changement sémantique annonce au moins trois changements stratégiques. Ils se révèleront avec le recul.

Postulat 1

S’il est temps de faire la guerre, c’est qu’on ne la faisait pas auparavant. Donc, on avait tort (« Nous étions en guerre sans le savoir« ). Traduction en termes politiques: Clinton s’est trompé. Les faucons tiennent leur leitmotiv: « Ne répétons pas les erreurs du passé. Cette fois, usons de notre monopole de la puissance dans conjoncture historique unique. ». Ils professent une double critique: ni idéalisme impuissant (Clinton), ni réalisme myope (Bush I). C’est l’occasion de marteler les erreurs du passé qu’il ne faudra plus reproduire selon eux:

  • traiter le terrorisme comme un crime ordinaire ;
  • rechercher les acteurs sans nommer les commanditaires ;
  • supposer qu’une réaction excessive serait pire que l’inaction ;
  • se contenter de ripostes limitées voire symboliques ou médiatiques ;
  • ne pas s’en prendre aux causes et aux sanctuaires ;
  • laisser croire à l’ennemi que les États-Unis manquent de volonté de résistance ou désir de vengeance ;
  • accréditer donc l’idée que l’Amérique est un tigre en papier…

Il était donc temps de devenir « damn’ serious« , sacrément sérieux. Les néo-conservateurs purs et durs ne ménagent pas leurs reproches même à Bush père. La guerre de 91 leur a laissé le souvenir de coïtus interruptus, des plus frustrants. Même Reagan ne trouve pas grâce à leurs yeux: le sursaut que constitua le bombardement de Tripoli en 1986 ne pouvait leur faire oublier l’abandon de Beyrouth après l’attentat contre les marines en 1983. A se demander si, suivant les critères de la virilité en vigueur dans ce milieu, une réplique d’une intensité inférieure à Nagasaki n’est pas déjà ambiguë. Le grand air de la repentance prélude à de plus martiales symphonies. Car ces sérieux stratèges avaient déjà dans leurs cartons de non moins sérieux projets.

L’usage du terme « guerre au Terrorisme » a donc des conséquences immédiates:

  • l’élévation d’un acteur non étatique et non territorial (donc un acteur à la fois « faible » et flou) au rang d’ennemi principal ;
  • l’attente d’une victoire par définition impossible (un acteur étatique peut se rendre ou être détruit, un territoire peut s’envahir, tandis que la fin du terrorisme coïncide quasiment avec celle de la violence politique) ;
  • le recours à l’ultima ratio, la puissance destructrice des armes, qui ne va pas tarder à s‘employer.

Cette « élévation » est assumée très clairement par des théoriciens, comme Charles Krauthammer, qui déclare qu’il serait stupide de considérer les terroristes comme des criminels irrationnels ou des nihilistes: ils font la guerre. Quatre jours après l’attentat, il écrit dans l’International Herald Tribune: « Vous déférez des criminels à la justice, mais vous faites pleuvoir un feu destructeur sur des combattants. Nous n’avons plus besoin de chercher le nom de l’ère de l’après-guerre froide. Elle sera désormais connue sous le nom d’âge du terrorisme. La terreur organisée à montré ce qu’elle pouvait faire: mettre à exécution le seul grand massacre de l’histoire des États-Unis, paralyser la plus grande puissance du globe…Ces gens sont des guerriers mortels et vicieux qui doivent être traités comme tels. »

Postulat 2

Dans Terrorisme, le principal n’est pas  » Terreur « , c’est  » isme « . Cette effroyable désinence désigne des maladies mentales contagieuses (comme communisme, islamisme.). Certes, il y a quelques millénaires que les dirigeants expliquent aux jeunes gens qui partent se battre combien l’ennemi représente le Péché, l’Hérésie, les Ennemis de Dieu, le Fanatisme, la Barbarie, le Fascisme, le Communisme. Le fait d’être doté d’un cerveau de plus de 1500 cm3 (sapiens) plus le langage articulé permet à notre espèce de tuer des idées en tuant des gens.

Mais le nouveau discours de guerre ne se contente pas de dire qu’il faut combattre l’ennemi par ce qu’il incarne le Mal. Ce qui a changé le 11 Septembre, c’est la façon de nommer un principe comme ennemi (et non plus de désigner un ennemi comme porteur d’un principe). En  » zappant  » ainsi le signifiant, on postule le caractère quasi métaphysique du combat qui commence. Le mauvais tour qu’avaient joué les soviétiques en privant l’Amérique d’ennemi, donc en la plongeant dans le spleen capitalo-informatique des années 90 se trouvait ainsi annulé. Les ennemis ne vont pas manquer.

Ce qui n’est pas sans soulever des questions. On peut défaire les Moldo-Valaques, massacrer les Hutus ou écraser le Parti Bleu dans une guerre civile, mais comment l’emporter contre le terrorisme qui est une méthode et non une entité ? Comme le note Emmanuel Todd « L’élévation du terrorisme au statut de force universelle institutionnalise un état de guerre permanent à l’échelle de la planète: une quatrième guerre mondiale… »

Le chef d’état-major de l’armée, le général Richard Myers déclarait que « le terrorisme est la première guerre mondiale de l’âge de l’information « . et David Rumsfeld que la victoire serait acquise le jour où le monde entier accepterait de ne plus s’en prendre au mode de vie américain. C’étaient déjà de sérieux indices que cette guerre-là allait impliquer tout un arrière-plan messianique: le passage de l’âge de la Terreur à l’âge de la Liberté.

Postulat 3

La guerre à « l’Axe du Mal », puis la « guerre préemptive » sont déjà en germe. Désigner la finalité du conflit puis ses objectifs et sa méthode: telle est la logique. En attendant peut-être que les stratèges U.S. n’adoptent le concept de  » guerre anti-chaos  » qui serait maintenant à l’étude à Washington. Dans tous les cas, c’est une guerre inaugurale: le crime sans précédent du « nine eleven » ouvre l’ère de la violence sans limites. Après la Shoah, une nouvelle atrocité emblématique constitue l’acte fondateur par excellence. Ceci sur le plan symbolique.

Car sur le plan stratégique, chacun sent bien, dès le 11 Septembre qu’une nouvelle doctrine va naître et qu’elle devra à la fois refléter ces changements radicaux et s’inscrire dans la continuité des efforts précédents (y compris ceux de l’époque Clinton) pour assurer le « contrôle de la globalisation » par les U.S.A. (shapping the globalization).

Côté continuité (et sans remonter jusqu’à la doctrine de Monroe, celle de Wilson, ou celle de Roosevelt), nous allons retrouver des idées déjà bien acceptés outre-Atlantique: la nouvelle guerre devra être « post-westphalienne » (c’est-à-dire ne plus se soucier de la notion d’États souverains ni d’équilibre, comme le faisaient les Européens depuis le traité de 1648 réglant les rapports entre puissances « civilisées »). Elle devra assurer la supériorité tous azimuts des États-Unis et contre d’éventuels compétiteurs (Russie, Chine, Europe ?) et contre de probables perturbateurs de l’ordre mondial (terroristes, États voyous ou États en faillite laissant se développer une violence « privée » insupportable). L’emploi de la force militaire devra être moral, technologique, unilatéral, « capacitant » (de nature à surpasser les moyens de tous les autres États de la planète). Faute d’être vraiment dissuasive face à des adversaires qui n’ont souvent rien à perdre, cette force sera assez efficace pour empêcher le développement du désordre qui menacerait le cours normal de la globalisation. Ces idées-là – répétons-le – sont déjà influentes dès le temps de Clinton, voire avant. Cela relativise l’importance du changement apporté par les néo-conservateurs ni en faire des boucs émissaires trop commodes.

Côté nouveauté: la guerre à venir sera décrite comme une nécessité tragique (quitte à oublier les vieilles rêveries sur la guerre « zéro mort »), comme une mission universelle historico-religieuse menée contre le Mal en soi et, enfin, comme la réponse à un danger sans précédent dans l’histoire du pays devenu vulnérable dans son propre sanctuaire. Pour emprunter une distinction très éclairante à Alexandre L. Delamare, toute stratégie se fonde traditionnellement sur la distinction entre menace latente et menace critique (celle qui justifie l’action armée immédiate). Or les stratèges U.S. vont confondre délibérément menace, menace critique, ressentiment à l’égard des États-Unis et existence du Mal en soi. Pour le dire de façon plus succincte, leur slogan semble être « A puissance absolue, hostilité absolue« .

Quand l’idée se répand, le mot suit vite. L’expression « quatrième guerre mondiale », version néo-conservatrice, apparaît à une date symptomatique. Dans un article de Commentary d’Octobre 2001, Eliot Cohen proposa d’abandonner la désignation trop restrictive de « guerre au terrorisme », car: « Une désignation plus précise serait la Quatrième Guerre mondiale. (…) Dans cette guerre, l’ennemi n’est pas le « terrorisme » (…) mais l’Islam militant. ».

Le changement des contours du monde

Le slogan est repris par Norman Podhoretz,. Il en développe les conséquences: le changement des contours du monde, à commencer par les pays islamiques. Dès avant 1998, les connaisseurs des milieux néo-conservateurs savaient que l’Irak était sur « l’agenda », comme on dit outre-Atlantique. Cette fois, le professeur et expert de l’Hudson Insitute, annonce qu’après l’Afghanistan, il y aura l’Irak (Commentary de Février 2002). Il y ajoute aussi l’Iran, la Libye, le Soudan, la Syrie et quelques autres (Liban, autorité palestinienne, Égypte, Arabie Saoudite..).

Pareil programme constitue pour son modeste auteur un « minimum » (un programme que seuls des gens de mauvaise foi pourraient confondre avec une guerre au monde musulman ou avec une guerre des civilisations). Tout cela comporte donc le renversement de cinq ou six dictatures arabes ou musulmanes en guise d’échauffement. Cela laisse rêveur sur ce qu’espèrent les « maximalistes ». Leur liste à eux inclut peut-être San Marin, Bélize et le royaume de Mustang.

Le thème de la « World War Four » (WW IV) est surtout popularisé par James Woolsey, ancien directeur de la CIA et classé plutôt démocrate. Dans un discours de Novembre 2002 puis des articles, il développe l’idée de « gagner la quatrième guerre mondiale« . Contre qui ? Réponse: les « fascistes » du Baas irakien, les mollahs d’Iran et les islamistes sunnites, surtout les whahabites, tous trois en guerre depuis longtemps avec cette « civilisation libérale » que l’Amérique incarne et qu’elle avait sauvé lors des trois précédentes guerres mondiales. Donc, « ouvrant les yeux » pour la quatrième fois en un siècle, l’Amérique devrait s’engager dans un affrontement décisif. Il n’oppose pas des pays mais il constitue une guerre « de la liberté contre la tyrannie ». Woolsey, dans une conférence à U.C.L.A. en Avril denier interpellait Moubarak et la famille royale saoudienne: il voulait « les rendre nerveux« . Ailleurs, il déclare: « Nous sommes conscients d’inquiéter les terroristes, les dictateurs et les autocrates. Nous voulons qu’ils soient inquiets. Nous voulons qu’ils comprennent que l’Amérique est aujourd’hui en marche, et que nous sommes du côté de ceux qu’ils redoutent le plus: leurs propres peuples. ». Du reste, le sens de l’histoire, qui se mesure selon Woolsey, par l’accroissement du nombre des démocraties depuis la première guerre mondiale, va dans ce sens. Ce n’était donc pas la fin de l’Histoire à la Fukuyama, c’était sa montée vers son apogée, sa lutte finale.

On peut, bien entendu, sourire de telles déclarations. On peut s’en débarrasser grâce aux catégories familières comme le « manichéisme », le « messianisme » ou « l’unilatéralisme » typiquement U.S., ou autres naïvetés dont nous, bons Européens, serions guéris depuis longtemps. Mais la théorie « W.W. IV » mérite une analyse plus poussée. Ne serait-ce qu’en raison de ses implications stratégiques.

Une guerre sans pareille

C’est une théorie des « deux guerres » ou si l’on préfère de la guerre « anti-guerre ». Par « théorie des deux guerres« , nous entendons qu’elle établit une distinction essentielle entre ce conflit et tous les autres. Il y a vingt-trois siècles, les moralistes chinois opposaient la guerre royale, telle que la menaient les ancêtres, celle des princes châtiant les félons et s’imposant par leur ascendant moral, à des guerres hégémoniques où la force militaire décidait d’affaires d’intérêt. Nombre de traditions culturelles ou religieuses opèrent une distinction entre des guerres essentielles et d’autres plus ordinaires, des guerres où tout est permis et celles où subsistent les lois. Selon le cas, c’est milchemet mitzvah contre guerre séculière dans le judaïsme, Djihad contre ahl, dans l’Islam, guerre courtoise contre « guerre guerroyante » pendant notre propre Moyen Age La guerre que viennent de commencer les États-Unis est, dans l’esprit de ses promoteurs, différente par le caractère crucial de ses motivations spirituelles.

La WW IV leur semble doublement morale. Elle l’est par les conséquences éthiques qu’elle aura en amont (démocratiser et moraliser le monde pour que ce soit  » un endroit plus sûr « ). Elle l’est par le réarmement moral qu’elle suppose en aval. Tout en mettant sa puissance au service du Bien l’Amérique redécouvre la fierté de son identité et de ses valeurs. Ainsi, non seulement, le vrai, le bien, le juste seront d’un seul côté, mais ce sera surtout une guerre destinée à préserver la possibilité même du vrai, du bien et du juste. C’est-à-dire, la sécurité absolue des USA.

« L’Amérique n’a pas d’Empire à étendre, ni d’utopie à établir. » déclarait Bush dans son fameux discours de West Point. En de nombreuses occasions, il réaffirme que son pays ne cherchait pas à acquérir des avantages, mais visait à créer les conditions de l’épanouissement mondial de la démocratie. La guerre devient une façon altruiste de prolonger l’éthique par d’autres moyens. Définissant les USA comme un « mastodonte doté d’une conscience », Robert Kagan, l’auteur de « la puissance et la faiblesse » précise même l’idée de son président: « Les États-Unis sont à tous égards une société libérale progressiste et, dans la mesure où ils croient à la puissance, les Américains pensent que celle-ci doit servir à promouvoir les principes d’une civilisation libérale et d’un ordre mondial libéral. » Le mastodonte n’est pas seulement idéaliste, il est franc !

Au regard de cette guerre essentielle, dont l’enjeu n’est donc rien moins que l’avènement d’une civilisation, les autres, les petites, les archaïques, les lointaines, la bonne trentaine annuelle de carnages qui font quand même chacune plus de leur millier de morts par an, même si les médias n’en font pas nécessairement leur première page, ces guerres sont des accidents de l’histoire. C’est un témoignage de l’incompréhensible bordel tribal qui règne chez des gens qui n’ont pas encore atteint le stade de la civilisation libérale.

Ceci représente une évolution de plus par rapport aux années Clinton. A l’époque, c’était plutôt la paix qui était considérée comme l’ordre normal et moderne des choses, les divers conflits de basse intensité, asymétriques, non conventionnels, ou autres. étant, des résistances provisoires et culturelles à l’élargissement du modèle. Désormais c’est la guerre de tous contre tous et de tous contre l’Amérique-Léviathan qui semble plutôt la norme. Dans tous les cas, nous sommes à des années-lumière de la conception classique de la guerre: l’emploi du bras armé par des entités souveraines afin de résoudre leurs griefs.

La guerre préemptive est, pour le dire autrement, une guerre-procès où la procédure inquisitoire tient de plus en plus de place (au grand dam des services de renseignement transformés en procureurs malgré eux). Le procès porte sur l’arme du crime (les ADM) ou sur la complicité présumée (avec al Quaïda) donc sur des faits matériels susceptibles d’être matériellement prouvés. Ce qui ne manque pas de poser problème si l’on songe que le même argument (ADM+ liens avec al Quaïda) ressert pour justifier une opération contre l’Iran. La nouvelle doctrine stratégique tend à confondre le militaire et le policier: les États-Unis tendent devenir Globocop, le flic global, chargé d’arrêter tous les fauteurs de troubles sur la planète. Mais il ne sent pas embarrassé de la charge de la preuve: le procès est déjà instruit et il préfère y opposer la charge de la puissance. La guerre préemptive doit désarmer les méchants: leur intention criminelle étant déjà établie, la possession (même virtuelle) de l’arme du crime, suffit à les condamner. Si ce n’est lui (Saddam, Rafsanjani ou autre), c’est donc son frère (Oussama) à qui il ne manquera pas de la donner. Et cela même s’ils sont séparés par des querelles mineures (comme le fait d’être laïque, wahhabite ou chiites, choses qui ne comptent guère dans le monde islamique, comme chacun sait).

Soit dit en passant, on peut se demander à propos des fameuses W.M.D. alias A.D.M. (armes de destruction massive):

  • a) Si ce sont des armes: Saddam n’y a pas fait appel, même pour sauver son régime dans la dernière bataille. Contre qui comptait-il s’en servir ?
  • b) Si elles sont tellement « de destruction ». Au cours des dix dernières années hors les attentats de la secte Aum (relativement bénins par rapport au monstrueux massacre que pourrait théoriquement provoquer la diffusion de produits toxiques dans un métro surpeuplé) et quelques cas d’empoisonnement, ni le nucléaire, ni le biologique, ni le chimique n’ont pu infliger des dommages significatifs suivant les critères militaires. Alors que cela est si facile sur le papier. Pendant le même temps, les violences politiques ont produit des dizaines de milliers de morts avec des Kalachnikovs, des machettes ou des ceintures d’explosifs. La seule vraie arme des destruction massive pourrait bien être le cutter qu’employaient les kamikazes du 11 Septembre pour détourner des avions.
  • c) Ce qu’il y a de massif dans tout cela. Les A.D.M. n’étaient pas assez massives et volumineuses pour que les dizaines de milliers d’Américains qui les recherchent sur le territoire irakien en trouvent le moindre gramme. Comme le faisait remarquer Hans Blix dans une conférence donnée peu avant son départ à la retraite: « Je me demande comment on peut être certain à 100% de l’existence de quelque chose et à 0% de son emplacement ! »

C’est une guerre défensive. Comme le déclare Bush dans le document sur la nouvelles stratégie U.S. présenté 17 septembre 2002: « Les graves dangers auxquels fait face notre Nation sont dans la rencontre du radicalisme et de la technologie. ». Cette rencontre peut se concrétiser grâce aux États de l’Axe du Mal. Ce qui ne manque pas d’ironie: la disparition de la menace soviétique (menace émanant d’un acteur qui, il est vrai, pouvait être dissuadé), instaure la menace universelle permanente. En politique intérieure, la tradition juridique européenne considère que le souverain est celui qui suspend le cours régulier de la loi, proclame l’état d’exception, et recourt à la violence en lieu du droit (et pour refonder ledit droit). Il faut bien reconnaître que c’est une sorte de théorie de l’état d’exception planétaire permanent qui s’élabore là devant nos yeux.

Le fameux slogan de Condoleeza Rice: « c’est la mission qui fait la coalition, pas la coalition qui fait la mission » implique qu’il est inutile de rechercher la légitimité internationale. Les U.S.A. n’éprouvent pas le besoin matériel, ni ne reconnaissent l’impératif moral de se plier aux décisions du concert des Nations. Ce concert ne joue pas le même air que les USA et cela accréditerait l’idée que les Nations sont souveraines. Contre la légitimité de l’Onu, on fait appel à la légitimité du futur Léviathan planétaire à édifier. Contre la volonté apparente des peuples à leur liberté réelle (celle de s’affranchir de l’autoritarisme). En ce sens, il est tout aussi vrai de décrire la guerre US comme ultra-souverainiste (seuls comptent les intérêts U.S.) que comme anti-souverainiste. Dans la même logique, la querelle des « uni  » et des  » multi  » (unilatéralisme ou multilatéralisme, monde unipolaire ou monde multipolaire) est surréaliste aux yeux des faucons: la question ne se pose même pas. Pour eux il y a l’Amérique et « ROW » (rest of the world), comme pour les Chinois il y avait l’Empire et les terres barbares.

Le tout se résout dans ce que William Kristol appelle « un internationalisme typiquement américain ». Il doit faire une heureuse synthèse entre l’idéalisme de Wilson et le goût de Teddy Roosevelt pour le « gros bâton ». Ou si l’on préfère la formule de GWB, c’est « l’union de nos valeurs et de nos intérêts nationaux« : réalisme des moyens et idéalisme des fins.

Les clintoniens voulaient élargir le modèle américain à la planète pour désarmer tous leurs ennemis (des gens qui votent et qui surfent sur le Net ne peuvent pas vraiment rester mauvais). Les bushites veulent désarmer tous leurs ennemis même virtuels afin d’empêcher la planète de menacer le modèle américain. Pour cela, il faut, selon eux, se libérer de deux erreurs symétriques. Erreur de droite: croire qu’on peut s’entendre avec l’Ennemi pour équilibrer les puissances. Erreur de gauche: ne pas oser désigner l’ennemi pour ne pas avoir à employer sa propre puissance. Désormais on nomme l’ennemi, on ne l’endigue plus, on le change. Et on change le monde avec. Il sera parfait ou chaotique.

C’est, nous l’avons dit, une guerre paranoïaque. Les néo-conservateurs sont persuadés que le monde ne sera devenu sûr pour l’Amérique que le jour où il ressemblera à l’Amérique. Quant à leurs alliés fondamentalistes chrétiens, il ne faut guère les pousser pour qu’ils délirent sur Amageddon, le Millenium, les prophéties et l’affrontement final contre le Malin. Or il est très difficile de discuter avec un parti dont le Secrétaire Général s’appelle Dieu.

Il se pourrait bien, après tout que les U.S.A. ne soient pas la  » puissance bienveillante  » qu’ils imaginent. Ils deviendraient alors la puissance pathétique, obsédée par le grand Malheur. Elle se rêve entre chute et châtiment, entourée d’un monde hostile puisque radicalement autre. Cette altérité est d’autant plus scandaleuse pour des gens qui considèrent que l’ennemi est quelqu’un qui est guidé par la  » haine de la liberté « .

Cette guerre est urgente. Le 11 Septembre aurait révélé une vérité cachée: L’Ennemi est partout. Il est invisible par nature. Il hait les principes de Bien et de démocratie, il complote contre le mode de vie américain. Son hostilité envers les U.S.A. est de l’ordre des fins et non des moyens. Rien ne pourra donc l’apaiser et il n’y a rien à négocier, ni moyen de le dissuader. L’existence de cet adversaire mauvais par essence constitue à elle seule l’imminence du péril. Celle-ci justifie la promptitude de l’attaque, donc la guerre préemptive. Il faut  » affronter les pires menaces avant qu’elles n’apparaissent  » suivant la formule de William Kristol.

Pour ne prendre qu’un exemple, Donald Rumsfeld témoigne de ce changement dans son discours au Sénat du 9 Juillet 2003. Le Secrétaire d’État (qui, quelques semaines plus tôt déclarait à Vanity Fair que le prétexte des A.D.M. avait été choisi pour des  » raisons bureaucratiques « ) dit cette fois:  » La coalition n’est pas intervenue en Irak parce que nous aurions découvert de nouvelles preuves dramatiques que l’Irak cherchait à se doter d’ADM. Nous sommes intervenus parce que nous avons considéré les preuves dans une nouvelle perspective, à travers le prisme de notre expérience du 11 Septembre « . De même que la beauté est dans l’œil du spectateur, il semble que le danger soit dans l’œil lucide du faucon. Et finalement que Saddam ait possédé, ait autrefois possédé, ait partiellement détruit, ait détruit sans pouvoir prouver qu’il l’avait fait, ait prévu de posséder ou ait eu la capacité de posséder éventuellement des ADM, rien de cela n’a plus d’importance. Car, comme conclut finement Rumsfeld:  » une chose dont je suis sûr, c’est que maintenant, il ne cherche plus à s’en procurer « . 

La guerre est menée au nom des peuples qui la subissent. Mao croyait que la Révolution était au bout du fusil, les faucons attachent la démocratie à la queue du missile. L’Empire Américains, terme que l’on n’hésite plus guère à employer, est présenté comme un empire bienveillant, un empire malgré lui. Un Empire anti-impérialiste, en somme. Mais aussi un Empire sans périphérie ni Barbares.

Des idées et des missiles

Rien de ce que nous venons d’exposer n’est secret. Au contraire, les néo-conservateurs aiment annoncer ce qu’ils feront. Surtout, ils adorent rappeler combien ils avaient annoncé ce qu’ils feraient. Leur abondante littérature ne peut être taxée ni d’ésotérisme, ni d’hypocrisie. Ils nous laissent donc surtout devant un problème d’anticipation (celle de ses chances de succès). En règle générale, les intellectuels européens interprètent à l’aide de deux figures bien connues: l’idéologie/dissimulation ou l’idéologie/délire.

Dans le premier cas, le discours est un rideau de fumée. L’universalisme proclamé dissimule la réalité des intérêts particuliers. Dans une version plus raffinée de cette théorie, les producteurs d’idées ne sont pas de simples hypocrites: chaque groupe tend à confondre avec des lois éternelles ou des principes transcendant la représentation partielle qu’il se fait de la réalité.

La thèse de l’idéologie/délire assimile idéologie et sommeil de la Raison et considère qu’une poignée de lunatique s’est emparée du pouvoir et qu’il est temps que la prochaine élection présidentielle U.S. balaie ces va-t-en-guerre.

En l’occurrence, aucune de ces deux méthodes ne nous suffit.

Soutenir que la politique étrangère actuelle des U.S.A. inspirée par les néo-conservateurs est le cache-sexe des intérêts pétroliers ou du lobby militaro-industriel est pour le moins réducteur: il n’est nullement évident que les gros pétroliers soient enchantés de la situation actuelle. Ni que leur but principal soit d’assurer la primauté américaine en matière énergétique à l’horizon 2040 et face aux compétiteurs chinois et européens.

Quant à l’explication par la libido ravagée des maniaques de la chaise électrique ou par l’imaginaire johnwaynesque des faucons, elle est un peu courte. Et ne parlons pas des explications pseudo-culturelles à la Robert Kagan: les Américains « aiment » la puissance, les Européens « préfèrent » rester faibles. Les uns viennent de Mars, les autres de Vénus.

L’idéologie est une entité qui possède une autonomie relative – et dans sa genèse et son évolution. Elle se pose en opposition à des idéologies adverses – et comme variable historique. L’idéologie, c’est aussi une force en marche, une idée qui circule de tête en tête et qui a besoin de vecteurs et relais. Elle repose sur des machineries du faire-croire. Toute idéologie veut changer le monde sous couleur de l’interpréter. Mais certaines configurations stratégiques et techniques lui donnent plus ou moins de poids et de conséquences. Comme le rappelle Régis Debray: « L’idéologie n’est pas l’antithèse d’un savoir ou d’une réalité, comme illusion, méconnaissance ou fausse conscience, mais la forme et le moyen d’une organisation collective. Ce n’est pas une modalité du voir, mais une contrainte du faire. »

Concrètement, cela nous amène à énoncer deux hypothèses, au demeurant rigoureusement contradictoires. Et même si la première semble beaucoup plus vraisemblable que la seconde, on aurait tort de négliger cette dernière.

Hypothèse 1: La doctrine à un coup

Dans cette éventualité, les faucons ont travaillé pendant des années pour produire une seule « magnifique petite guerre » conforme à leurs vœux. GWB commence chaque journée par une méditation biblique, dit-on. Mais en période électorale (avec une élection présidentielle en Novembre 2004, le début de la campagne était hier matin), il y a d’autres voix à surveiller que celle du Seigneur. Or de nombreux facteurs pourraient se liguer pour ramener le candidat George Marcheur Buisson à des affaires internes plus pressantes.

D’abord l’argument: « It’s the economy, stupid« . C’est l’économie (qui fait l’élection), balourd, avait appris à ses dépens un père pourtant auréolé de la première victoire du Golfe. Son fils fera-t-il le même constat ? avant la première guerre d’Iran ou pendant la première guérilla mondiale qui risque fort de s’ensuivre ? Car, bien entendu, le caractère monopolistique de la puissance militaire US peut ouvrir l’ère de la guerre asymétrique universelle, où les  » faibles  » s’en prendraient par tous les moyens dissimulés et non conventionnels à un  » fort  » unique dont le défaut principal serait de s’exposer partout.

Il se pourrait donc que le Texan toxique considère qu’à trois guerres, « bonjour les dégâts ». Dans une Amérique qui se préoccupe surtout de son système de santé et où les sondages indiquent une chute spectaculaire des opinions positives sur la situation en Irak « libéré », annoncer que votre premier souci est d’en découdre avec l’Iran ou la Corée n’est pas un argument auquel l’électorat centriste soit très sensible.

Ce l’est encore moins quand une partie de vos troupes (les conservateurs modérés ou « paléos ») s’inquiète du poids pris par les « néos » ou critique les monstrueux déficits qu’implique le programme de réduction des impôts. L’hypothèse est la suivante: le trivial l’emporterait sur le martial, le démagogique sur le géostratégique et le souci de la prochaine réélection sur les plans des néo-conservateurs pour un « nouveau siècle américain« .

Ces derniers se sont vantés un peu vite d’avoir guéri l’Amérique de son syndrome vietnamien: pendant les semaines qui ont suivi la chute de Saddam l’opposition U.S. à la guerre a semblé paralysée. Elle était coincée entre le vieux principe « Don’t argue with succcess« , (on ne discute pas avec le succès), et la crainte de paraître unamerican, non patriote. Au « pire », elle pratiquait une rhétorique maximaliste: elle reprochait que la mariée ne soit pas assez belle (On n’a pas arrêté Saddam, Al Quaïda est toujours en activité, il n’y a toujours pas de Parlement…).

Mais si la guerre d’Irak ne faisait que commencer ? Au moment où nous écrivons ces lignes, en Juillet, l’opposition démocrate semble se ressaisir, notamment par la bouche du candidat aux primaires Howard Dean, assez agressif. Elle profite de l’impopularité des pertes quasi quotidiennes sur le terrain. L’affaire des « preuves » pour le moins « cosmétisées » par la Maison Blanche (et en particulier les prétendues tentatives de Saddam de se procurer de l’uranium enrichi au Niger) donnent aux démocrates qui avaient voté en faveur de la guerre une raison de proclamer qu’ils avaient été trompés. Au même moment, les sondages indiquent que la moitié des Américains environ commence à se persuader que les raisons d’entrer en guerre ont été exagérées. L’effet de parallélisme avec la situation de Tony Blair, empêtré dans son propre scandale des fausses preuves peut également jouer. On attendait le « pistolet fumant », qui devait, comme dans le feuilleton « Perry Mason », démontrer au jury, l’opinion mondiale, la culpabilité du méchant. Ce sont plutôt des balles dans le pied que se tirent les attorneys Bush . Le phénomène va-t-il encore s’amplifier ?

Donc, si les body bags continuent à revenir au rythme de plusieurs par semaine… Si les autorités d’occupation, dont les maladresses ont fini par décourager même leurs féaux du Conseil National Irakien, ne parviennent pas à refiler le mistigri à un gouvernement  » indigène  » vaguement plausible… Si les USA ne réussissent pas à associer des alliés à la coûteuse occupation du pays (1 Milliards de dollars par semaine)… Si tout cela se combine, l’humeur générale ne sera pas au bellicisme effréné…

Comme le fait remarquer Clyde Prestowitz, dans un article du Spectator du 5 Juillet « Pour que la guerre préemptive soit une stratégie crédible, elle doit reposer sur un renseignement parfait ou presque. Dans ses récents efforts pour augmenter leurs forces en Irak, les USA ont demandé un déploiement accru de troupes à sa coalition des volontaires et ils ont rencontré une réticence dont l’intensité les a surpris. Ce n’est pas une surprise. Qui a intérêt à rejoindre une coalition sur la base d’informations erronées et avec la probabilité de rencontrer des difficultés inopinées ?« . C’est effectivement un point central. En son principe, la guerre préemptive repose sur la dominance informationnelle et l’idéal de la « total information awareness », ce gigantesque système d’alerte destiné à déceler les tentatives terroristes. L’intelligence tient donc un rôle préventif, mobilisateur et probant qu’il n’a eu dans aucune guerre précédente. Mais si l’intelligence est idiote ou insuffisante (comme elle l’a été avant le 11 Septembre) ou si le politique lui fait dire ce qu’il veut, tout le système s’effondre. Et les dégâts collatéraux peuvent être immenses, qu’ils soient moraux (perte de crédibilité morale du pouvoir, revers électoraux) ou stratégiques (découragement des alliés qui n’ont pas envie d’aller faire la vaisselle sale après que les USA aient mangé le repas).

Hypothèse 2. Le triomphe du sixième sens.

Le sixième sens – le mot est d’Hannah Arendt – c’est le sens d’une réalité cachée que l’idéologie découvre en lieu et place du monde familier à la plupart des mortels. C’est surtout la façon dont l’idéologie substitue la première réalité à la seconde. L’idéologie, comme le montre une longue expérience, est non seulement à l’épreuve des faits, mais son délire d’interprétation se nourrit très bien des démentis du réel. C’est le vieux principe du « plus du même » qui amenait certains, constatant les échecs des expériences communistes à proclamer qu’elles n’avaient échoué que faute d’avoir été assez socialistes. On pourrait tout aussi bien parler d’une spirale de l’autiste Ce principe pourrait inspirer les partisans de la « W.W. IV » et les guider dans leur fuite en avant: puisque les événements nous échappent feignons de les organiser et réclamons d’autant plus fort l’application de nos principes. Le programme de reconfiguration de la planète par missiles démocratiques interposés devrait alors être accéléré. Chaque règlement de comptes entre seigneurs de la guerre afghans, chaque désordre en Irak, chaque attentat suicide en Palestine deviendrait un argument encore plus « damn’ serious » pour avancer vers la prochaine bataille. Dans cette hypothèse, la secte qui contrôle le cercle intérieur du pouvoir américain se durcirait encore. Elle gérerait la plus gigantesque machine à se procurer des ennemis qu’ait imaginé d’un cerveau humain: on justifie les thèses de l’adversaire (les projets de domination mondiales des  » croisés « , la guerre des civilisations), on décourage ses alliés par son mépris et on multiplie les lignes arrière, donc du même coup les cibles. La prophétie devient ainsi auto-réalisatrice. Même les paranoïaques ont des ennemis.

Le lecteur français est en droit de trouver tout cela paradoxal voire absurde. Nous l’invitions à lire ce qu’écrivent maintenant les néos pour comprendre quelle fièvre les saisit. Une grande partie de l’opinion américaine (dont peut-être G.W. Bush) reste persuadée que les guerres d’Afghanistan ou d’Irak visaient à prévenir un péril grave et imminent visant le territoire des États-Unis.

Les néo-conservateurs qui possèdent tous un Q. I. à trois chiffres inscrivent, eux, la guerre dans une perspective de « reconfiguration ». Leur jeu des « dominos démocratiques » est censé durer au moins autant que la guerre froide. Ils le rappellent volontiers par des proclamations du type « Notre route commence à Bagdad « , titre d’un livre de William Kristol. Pour lui,  » un avenir plein d’humanité passe par une politique étrangère américaine sûre d’elle, idéaliste, déterminée et convenablement financée. L’Amérique ne doit pas seulement être le policier ou le shérif du monde, elle doit être son phare et son guide…L’alternative à la domination américaine est un monde chaotique où il n’existe nulle autorité capable d’assurer la paix et la sécurité et de faire respecter les normes internationales.« 

Dans le même esprit, les grandes « think-tanks » conservatrices comme American Entreprise Institute sont en train de préparer leur argumentation pour la « prochaine ». Ainsi l’Iran: les installations atomiques de Natanz et Bushehr, le « projet Manhattan des mollahs », les membres d’al Quaïda qui auraient trouvé refuge en Iran, les réformateurs eux-mêmes qui seraient tentés par l’idée d’assurer la sécurité de leur pays par sa nucléarisation, la relative inefficacité des tentatives de déstabilisation du régime… Le dossier s’épaissit. Conclusion tirée par un chercheur néo-conservateur, Marc Gerecht dans Weekly Standard: « Nous pouvons donner sa chance à la diplomatie. Mais, à la fin, si nous nous détournons de l’action préemptive, la doctrine de l’axe du mal est morte ».

Or, si la secte continue à maintenir le pouvoir exécutif U.S. dans un état de quasi-isolement, elle est capable de trouver des justifications. Des gens aussi intelligents et qui préparent leur plan depuis si longtemps, plus de dix ans, ne vont pas se laisser arrêter par quelque chose d’aussi bête que la réalité. D’autant que les médias les ont aidés à répandre une vision très hollywoodienne des événements. La société du spectacle adore la guerre du spectacle et le spectacle de la guerre.

De plus, chez les néo-conservateurs, l’idéologie a un statut très particulier:

C’est d’abord l’influence derrière la puissance, la capacité quasi démiurgique donnée au producteur d’idées lorsqu’elles rencontrent des milliards et des missiles pour transformer la réalité. Leur pouvoir ne consiste pas à commander mais à commander la vision de ceux qui commandent.

C’est ensuite un acte de foi dans « le pouvoir des idées » en soi (un slogan d’Heritage): celui qui est suffisamment convaincu de la vérité de ses thèses est, selon eux, invincible.

Enfin le projet rencontre l’occasion et l’idée: pour eux, jamais pareille opportunité n’a été offerte à une seule Nation, donc à une doctrine, de peser ainsi sur l’Histoire. Pareille conjonction (monopuissance U.S.+ « réveil » de la conscience américaine) ne se rate pas.

Ce sont trois raisons de persévérer. La seule question est alors le maintien et l’étendue de du pouvoir très particulier des nouveaux idéologues. La seule bonne question est donc  » Jusqu’à quel point le délire est-il contagieux ? « 

Conclusion

Finalement nous pouvons envisager que la réponse suppose une course de vitesse entre trois facteurs :

  • Le facteur VPRC (la vitesse de propagation et de révélation du chaos)
  • La lassitude de l’opinion, qu’il s’agisse de l’opinion publique ou de l’opinion financière
  • La capacité de résistance au réel du système d’influence idéologique néo-conservateur

Ce fort degré d’incertitude ne doit nous inciter ni au moralisme creux ( » Que ces gens sont méchants: ils ne respectent pas l’ONU. « ), ni au catastrophisme ricanant (« Je vous l’avais bien dit: les Américains vont dans le mur. ») Il nous impose de penser une grande stratégie européenne. Car si quatrième guerre il y a, elle n’a pas de front. Elle sera aussi une guerre intérieure entre les forces de l’unification et la résistance de la singularité. Et l’enjeu sera peut-être, comme nous le suggère Sloterdjik l’espérance qu’elle devienne « le séminaire où les gens apprennent à réfléchir au-delà de l’Empire »

Même en admettant le postulat que la troisième ait été la guerre froide, la rencontre du chiffre 4 et de l’expression « guerre mondiale » appelle un bref historique.

A notre connaissance, c’est le sous-commandant Marcos qui ouvre le feu en 1997: « La fin de la troisième guerre mondiale, ou guerre froide, ne signifie nullement que le monde ait surmonté la bipolarité et retrouvé la stabilité sous l’hégémonie du vainqueur. Car, s’il y a eu un vaincu (le camp socialiste), il est difficile de nommer le vainqueur. Les États-Unis ? L’Union Européenne ? Le Japon ? Tous trois ? La défaite de « l’Empire du mal » ouvre de nouveaux marchés, dont la conquête provoque une nouvelle guerre mondiale, la quatrième… » (Le Monde Diplomatique, Août 1997). De la guerre sans vainqueur à la guerre sans bataille et de l’Empire du Mal à celui du Chaos: l’idée peut séduire, si l’on accepte une image qui reste du même ordre que « guerre des nerfs » ou  » guerre économique ».

Dans un registre plus mystique, Ben Laden déclarait, dans sa fameuse « proclamation du Djihad aux juifs et aux croisés » de 1998, que les crimes antérieurs des Américains constituaient « une claire déclaration de guerre à Dieu, à son Messager et aux musulmans« . Ben Laden a toujours considéré ses attentats comme des actes de légitime défense ou de juste rétorsion, en vertu du principe du talion (vous nous avez tué tant d’innocents, nous vous en tuons à notre tour). Il les tient pour justifiés en droit canon et en logique, dans le cadre d’une guerre universelle où l’Ouma est d’abord la victime.

« 911 », Crime inaugural

Tout change en effet le 11 Septembre 2001. Personne ne dit encore « guerre mondiale » mais beaucoup pensent déjà guerre globale ou guerre à la Terreur. En quelques heures, la formule se répand: « War on Terror« . Elle fleurit au bas des écrans de CNN ou dans les discours de G.W. Bush.

Nul n’y prend vraiment garde, mais ce changement sémantique annonce au moins trois changements stratégiques. Ils se révèleront avec le recul.

  • Postulat 1

S’il est temps de faire la guerre, c’est qu’on ne la faisait pas auparavant. Donc, on avait tort (« Nous étions en guerre sans le savoir« ). Traduction en termes politiques: Clinton s’est trompé. Les faucons tiennent leur leitmotiv: « Ne répétons pas les erreurs du passé. Cette fois, usons de notre monopole de la puissance dans conjoncture historique unique. ». Ils professent une double critique: ni idéalisme impuissant (Clinton), ni réalisme myope (Bush I). C’est l’occasion de marteler les erreurs du passé qu’il ne faudra plus reproduire selon eux:

  • traiter le terrorisme comme un crime ordinaire ;
  • rechercher les acteurs sans nommer les commanditaires ;
  • supposer qu’une réaction excessive serait pire que l’inaction ;
  • se contenter de ripostes limitées voire symboliques ou médiatiques ;
  • ne pas s’en prendre aux causes et aux sanctuaires ;
  • laisser croire à l’ennemi que les États-Unis manquent de volonté de résistance ou désir de vengeance ;
  • accréditer donc l’idée que l’Amérique est un tigre en papier…

Il était donc temps de devenir « damn’ serious« , sacrément sérieux. Les néo-conservateurs purs et durs ne ménagent pas leurs reproches même à Bush père. La guerre de 91 leur a laissé le souvenir de coïtus interruptus, des plus frustrants. Même Reagan ne trouve pas grâce à leurs yeux: le sursaut que constitua le bombardement de Tripoli en 1986 ne pouvait leur faire oublier l’abandon de Beyrouth après l’attentat contre les marines en 1983. A se demander si, suivant les critères de la virilité en vigueur dans ce milieu, une réplique d’une intensité inférieure à Nagasaki n’est pas déjà ambiguë. Le grand air de la repentance prélude à de plus martiales symphonies. Car ces sérieux stratèges avaient déjà dans leurs cartons de non moins sérieux projets.

L’usage du terme « guerre au Terrorisme » a donc des conséquences immédiates:

  • l’élévation d’un acteur non étatique et non territorial (donc un acteur à la fois « faible » et flou) au rang d’ennemi principal ;
  • l’attente d’une victoire par définition impossible (un acteur étatique peut se rendre ou être détruit, un territoire peut s’envahir, tandis que la fin du terrorisme coïncide quasiment avec celle de la violence politique) ;
  • le recours à l’ultima ratio, la puissance destructrice des armes, qui ne va pas tarder à s‘employer.

Cette « élévation » est assumée très clairement par des théoriciens, comme Charles Krauthammer, qui déclare qu’il serait stupide de considérer les terroristes comme des criminels irrationnels ou des nihilistes: ils font la guerre. Quatre jours après l’attentat, il écrit dans l’International Herald Tribune: « Vous déférez des criminels à la justice, mais vous faites pleuvoir un feu destructeur sur des combattants. Nous n’avons plus besoin de chercher le nom de l’ère de l’après-guerre froide. Elle sera désormais connue sous le nom d’âge du terrorisme. La terreur organisée à montré ce qu’elle pouvait faire: mettre à exécution le seul grand massacre de l’histoire des États-Unis, paralyser la plus grande puissance du globe…Ces gens sont des guerriers mortels et vicieux qui doivent être traités comme tels. »

  • Postulat 2

Dans Terrorisme, le principal n’est pas  » Terreur « , c’est  » isme « . Cette effroyable désinence désigne des maladies mentales contagieuses (comme communisme, islamisme.). Certes, il y a quelques millénaires que les dirigeants expliquent aux jeunes gens qui partent se battre combien l’ennemi représente le Péché, l’Hérésie, les Ennemis de Dieu, le Fanatisme, la Barbarie, le Fascisme, le Communisme. Le fait d’être doté d’un cerveau de plus de 1500 cm3 (sapiens) plus le langage articulé permet à notre espèce de tuer des idées en tuant des gens.

Mais le nouveau discours de guerre ne se contente pas de dire qu’il faut combattre l’ennemi par ce qu’il incarne le Mal. Ce qui a changé le 11 Septembre, c’est la façon de nommer un principe comme ennemi (et non plus de désigner un ennemi comme porteur d’un principe). En  » zappant  » ainsi le signifiant, on postule le caractère quasi métaphysique du combat qui commence. Le mauvais tour qu’avaient joué les soviétiques en privant l’Amérique d’ennemi, donc en la plongeant dans le spleen capitalo-informatique des années 90 se trouvait ainsi annulé. Les ennemis ne vont pas manquer.

Ce qui n’est pas sans soulever des questions. On peut défaire les Moldo-Valaques, massacrer les Hutus ou écraser le Parti Bleu dans une guerre civile, mais comment l’emporter contre le terrorisme qui est une méthode et non une entité ? Comme le note Emmanuel Todd « L’élévation du terrorisme au statut de force universelle institutionnalise un état de guerre permanent à l’échelle de la planète: une quatrième guerre mondiale… »

Le chef d’état-major de l’armée, le général Richard Myers déclarait que « le terrorisme est la première guerre mondiale de l’âge de l’information « . et David Rumsfeld que la victoire serait acquise le jour où le monde entier accepterait de ne plus s’en prendre au mode de vie américain. C’étaient déjà de sérieux indices que cette guerre-là allait impliquer tout un arrière-plan messianique: le passage de l’âge de la Terreur à l’âge de la Liberté.

  • Postulat 3

La guerre à « l’Axe du Mal », puis la « guerre préemptive » sont déjà en germe. Désigner la finalité du conflit puis ses objectifs et sa méthode: telle est la logique. En attendant peut-être que les stratèges U.S. n’adoptent le concept de  » guerre anti-chaos  » qui serait maintenant à l’étude à Washington. Dans tous les cas, c’est une guerre inaugurale: le crime sans précédent du « nine eleven » ouvre l’ère de la violence sans limites. Après la Shoah, une nouvelle atrocité emblématique constitue l’acte fondateur par excellence. Ceci sur le plan symbolique.

Car sur le plan stratégique, chacun sent bien, dès le 11 Septembre qu’une nouvelle doctrine va naître et qu’elle devra à la fois refléter ces changements radicaux et s’inscrire dans la continuité des efforts précédents (y compris ceux de l’époque Clinton) pour assurer le « contrôle de la globalisation » par les U.S.A. (shapping the globalization).

Côté continuité (et sans remonter jusqu’à la doctrine de Monroe, celle de Wilson, ou celle de Roosevelt), nous allons retrouver des idées déjà bien acceptés outre-Atlantique: la nouvelle guerre devra être « post-westphalienne » (c’est-à-dire ne plus se soucier de la notion d’États souverains ni d’équilibre, comme le faisaient les Européens depuis le traité de 1648 réglant les rapports entre puissances « civilisées »). Elle devra assurer la supériorité tous azimuts des États-Unis et contre d’éventuels compétiteurs (Russie, Chine, Europe ?) et contre de probables perturbateurs de l’ordre mondial (terroristes, États voyous ou États en faillite laissant se développer une violence « privée » insupportable). L’emploi de la force militaire devra être moral, technologique, unilatéral, « capacitant » (de nature à surpasser les moyens de tous les autres États de la planète). Faute d’être vraiment dissuasive face à des adversaires qui n’ont souvent rien à perdre, cette force sera assez efficace pour empêcher le développement du désordre qui menacerait le cours normal de la globalisation. Ces idées-là – répétons-le – sont déjà influentes dès le temps de Clinton, voire avant. Cela relativise l’importance du changement apporté par les néo-conservateurs ni en faire des boucs émissaires trop commodes.

Côté nouveauté: la guerre à venir sera décrite comme une nécessité tragique (quitte à oublier les vieilles rêveries sur la guerre « zéro mort »), comme une mission universelle historico-religieuse menée contre le Mal en soi et, enfin, comme la réponse à un danger sans précédent dans l’histoire du pays devenu vulnérable dans son propre sanctuaire. Pour emprunter une distinction très éclairante à Alexandre L. Delamare, toute stratégie se fonde traditionnellement sur la distinction entre menace latente et menace critique (celle qui justifie l’action armée immédiate). Or les stratèges U.S. vont confondre délibérément menace, menace critique, ressentiment à l’égard des États-Unis et existence du Mal en soi. Pour le dire de façon plus succincte, leur slogan semble être « A puissance absolue, hostilité absolue« .

Quand l’idée se répand, le mot suit vite. L’expression « quatrième guerre mondiale », version néo-conservatrice, apparaît à une date symptomatique. Dans un article de Commentary d’Octobre 2001, Eliot Cohen proposa d’abandonner la désignation trop restrictive de « guerre au terrorisme », car: « Une désignation plus précise serait la Quatrième Guerre mondiale. (…) Dans cette guerre, l’ennemi n’est pas le « terrorisme » (…) mais l’Islam militant. ».

Le slogan est repris par Norman Podhoretz,. Il en développe les conséquences: le changement des contours du monde, à commencer par les pays islamiques. Dès avant 1998, les connaisseurs des milieux néo-conservateurs savaient que l’Irak était sur « l’agenda », comme on dit outre-Atlantique. Cette fois, le professeur et expert de l’Hudson Insitute, annonce qu’après l’Afghanistan, il y aura l’Irak (Commentary de Février 2002). Il y ajoute aussi l’Iran, la Libye, le Soudan, la Syrie et quelques autres (Liban, autorité palestinienne, Égypte, Arabie Saoudite..).

Pareil programme constitue pour son modeste auteur un « minimum » (un programme que seuls des gens de mauvaise foi pourraient confondre avec une guerre au monde musulman ou avec une guerre des civilisations). Tout cela comporte donc le renversement de cinq ou six dictatures arabes ou musulmanes en guise d’échauffement. Cela laisse rêveur sur ce qu’espèrent les « maximalistes ». Leur liste à eux inclut peut-être San Marin, Bélize et le royaume de Mustang.

Le thème de la « World War Four » (W.W. IV) est surtout popularisé par James Woolsey, ancien directeur de la CIA et classé plutôt démocrate. Dans un discours de Novembre 2002 puis des articles, il développe l’idée de « gagner la quatrième guerre mondiale« . Contre qui ? Réponse: les « fascistes » du Baas irakien, les mollahs d’Iran et les islamistes sunnites, surtout les whahabites, tous trois en guerre depuis longtemps avec cette « civilisation libérale » que l’Amérique incarne et qu’elle avait sauvé lors des trois précédentes guerres mondiales. Donc, « ouvrant les yeux » pour la quatrième fois en un siècle, l’Amérique devrait s’engager dans un affrontement décisif. Il n’oppose pas des pays mais il constitue une guerre « de la liberté contre la tyrannie ». Woolsey, dans une conférence à U.C.L.A. en Avril denier interpellait Moubarak et la famille royale saoudienne: il voulait « les rendre nerveux« . Ailleurs, il déclare: « Nous sommes conscients d’inquiéter les terroristes, les dictateurs et les autocrates. Nous voulons qu’ils soient inquiets. Nous voulons qu’ils comprennent que l’Amérique est aujourd’hui en marche, et que nous sommes du côté de ceux qu’ils redoutent le plus: leurs propres peuples. ». Du reste, le sens de l’histoire, qui se mesure selon Woolsey, par l’accroissement du nombre des démocraties depuis la première guerre mondiale, va dans ce sens. Ce n’était donc pas la fin de l’Histoire à la Fukuyama, c’était sa montée vers son apogée, sa lutte finale.

On peut, bien entendu, sourire de telles déclarations. On peut s’en débarrasser grâce aux catégories familières comme le « manichéisme », le « messianisme » ou « l’unilatéralisme » typiquement U.S., ou autres naïvetés dont nous, bons Européens, serions guéris depuis longtemps. Mais la théorie « W.W. IV » mérite une analyse plus poussée. Ne serait-ce qu’en raison de ses implications stratégiques.

Une guerre sans pareille

C’est une théorie des « deux guerres » ou si l’on préfère de la guerre « anti-guerre ». Par « théorie des deux guerres« , nous entendons qu’elle établit une distinction essentielle entre ce conflit et tous les autres. Il y a vingt-trois siècles, les moralistes chinois opposaient la guerre royale, telle que la menaient les ancêtres, celle des princes châtiant les félons et s’imposant par leur ascendant moral, à des guerres hégémoniques où la force militaire décidait d’affaires d’intérêt. Nombre de traditions culturelles ou religieuses opèrent une distinction entre des guerres essentielles et d’autres plus ordinaires, des guerres où tout est permis et celles où subsistent les lois. Selon le cas, c’est milchemet mitzvah contre guerre séculière dans le judaïsme, Djihad contre ahl, dans l’Islam, guerre courtoise contre « guerre guerroyante » pendant notre propre Moyen Age La guerre que viennent de commencer les États-Unis est, dans l’esprit de ses promoteurs, différente par le caractère crucial de ses motivations spirituelles.

La WW IV leur semble doublement morale. Elle l’est par les conséquences éthiques qu’elle aura en amont (démocratiser et moraliser le monde pour que ce soit  » un endroit plus sûr « ). Elle l’est par le réarmement moral qu’elle suppose en aval. Tout en mettant sa puissance au service du Bien l’Amérique redécouvre la fierté de son identité et de ses valeurs. Ainsi, non seulement, le vrai, le bien, le juste seront d’un seul côté, mais ce sera surtout une guerre destinée à préserver la possibilité même du vrai, du bien et du juste. C’est-à-dire, la sécurité absolue des USA.

« L’Amérique n’a pas d’Empire à étendre, ni d’utopie à établir. » déclarait Bush dans son fameux discours de West Point. En de nombreuses occasions, il réaffirme que son pays ne cherchait pas à acquérir des avantages, mais visait à créer les conditions de l’épanouissement mondial de la démocratie. La guerre devient une façon altruiste de prolonger l’éthique par d’autres moyens. Définissant les USA comme un « mastodonte doté d’une conscience », Robert Kagan, l’auteur de « la puissance et la faiblesse » précise même l’idée de son président: « Les États-Unis sont à tous égards une société libérale progressiste et, dans la mesure où ils croient à la puissance, les Américains pensent que celle-ci doit servir à promouvoir les principes d’une civilisation libérale et d’un ordre mondial libéral. » Le mastodonte n’est pas seulement idéaliste, il est franc !

Au regard de cette guerre essentielle, dont l’enjeu n’est donc rien moins que l’avènement d’une civilisation, les autres, les petites, les archaïques, les lointaines, la bonne trentaine annuelle de carnages qui font quand même chacune plus de leur millier de morts par an, même si les médias n’en font pas nécessairement leur première page, ces guerres sont des accidents de l’histoire. C’est un témoignage de l’incompréhensible bordel tribal qui règne chez des gens qui n’ont pas encore atteint le stade de la civilisation libérale.

Ceci représente une évolution de plus par rapport aux années Clinton. A l’époque, c’était plutôt la paix qui était considérée comme l’ordre normal et moderne des choses, les divers conflits de basse intensité, asymétriques, non conventionnels, ou autres. étant, des résistances provisoires et culturelles à l’élargissement du modèle. Désormais c’est la guerre de tous contre tous et de tous contre l’Amérique-Léviathan qui semble plutôt la norme. Dans tous les cas, nous sommes à des années-lumière de la conception classique de la guerre: l’emploi du bras armé par des entités souveraines afin de résoudre leurs griefs.

La guerre préemptive est, pour le dire autrement, une guerre-procès où la procédure inquisitoire tient de plus en plus de place (au grand dam des services de renseignement transformés en procureurs malgré eux). Le procès porte sur l’arme du crime (les ADM) ou sur la complicité présumée (avec al Quaïda) donc sur des faits matériels susceptibles d’être matériellement prouvés. Ce qui ne manque pas de poser problème si l’on songe que le même argument (ADM+ liens avec al Quaïda) ressert pour justifier une opération contre l’Iran. La nouvelle doctrine stratégique tend à confondre le militaire et le policier: les États-Unis tendent devenir Globocop, le flic global, chargé d’arrêter tous les fauteurs de troubles sur la planète. Mais il ne sent pas embarrassé de la charge de la preuve: le procès est déjà instruit et il préfère y opposer la charge de la puissance. La guerre préemptive doit désarmer les méchants: leur intention criminelle étant déjà établie, la possession (même virtuelle) de l’arme du crime, suffit à les condamner. Si ce n’est lui (Saddam, Rafsanjani ou autre), c’est donc son frère (Oussama) à qui il ne manquera pas de la donner. Et cela même s’ils sont séparés par des querelles mineures (comme le fait d’être laïque, wahhabite ou chiites, choses qui ne comptent guère dans le monde islamique, comme chacun sait).

  • Soit dit en passant, on peut se demander si les fameuses W.M.D. alias A.D.M. (armes de destruction massive)

a) Si ce sont des armes: Saddam n’y a pas fait appel, même pour sauver son régime dans la dernière bataille. Contre qui comptait-il s’en servir ?

b) Si elles sont tellement « de destruction ». Au cours des dix dernières années hors les attentats de la secte Aum (relativement bénins par rapport au monstrueux massacre que pourrait théoriquement provoquer la diffusion de produits toxiques dans un métro surpeuplé) et quelques cas d’empoisonnement, ni le nucléaire, ni le biologique, ni le chimique n’ont pu infliger des dommages significatifs suivant les critères militaires. Alors que cela est si facile sur le papier. Pendant le même temps, les violences politiques ont produit des dizaines de milliers de morts avec des Kalachnikovs, des machettes ou des ceintures d’explosifs. La seule vraie arme des destruction massive pourrait bien être le cutter qu’employaient les kamikazes du 11 Septembre pour détourner des avions.

c) Ce qu’il y a de massif dans tout cela. Les A.D.M. n’étaient pas assez massives et volumineuses pour que les dizaines de milliers d’Américains qui les recherchent sur le territoire irakien en trouvent le moindre gramme. Comme le faisait remarquer Hans Blix dans une conférence donnée peu avant son départ à la retraite: « Je me demande comment on peut être certain à 100% de l’existence de quelque chose et à 0% de son emplacement ! »

C’est une guerre défensive. Comme le déclare Bush dans le document sur la nouvelles stratégie U.S. présenté 17 septembre 2002: « Les graves dangers auxquels fait face notre Nation sont dans la rencontre du radicalisme et de la technologie. ». Cette rencontre peut se concrétiser grâce aux États de l’Axe du Mal. Ce qui ne manque pas d’ironie: la disparition de la menace soviétique (menace émanant d’un acteur qui, il est vrai, pouvait être dissuadé), instaure la menace universelle permanente. En politique intérieure, la tradition juridique européenne considère que le souverain est celui qui suspend le cours régulier de la loi, proclame l’état d’exception, et recourt à la violence en lieu du droit (et pour refonder ledit droit). Il faut bien reconnaître que c’est une sorte de théorie de l’état d’exception planétaire permanent qui s’élabore là devant nos yeux.

Le fameux slogan de Condoleeza Rice: « c’est la mission qui fait la coalition, pas la coalition qui fait la mission » implique qu’il est inutile de rechercher la légitimité internationale. Les U.S.A. n’éprouvent pas le besoin matériel, ni ne reconnaissent l’impératif moral de se plier aux décisions du concert des Nations. Ce concert ne joue pas le même air que les USA et cela accréditerait l’idée que les Nations sont souveraines. Contre la légitimité de l’Onu, on fait appel à la légitimité du futur Léviathan planétaire à édifier. Contre la volonté apparente des peuples à leur liberté réelle (celle de s’affranchir de l’autoritarisme). En ce sens, il est tout aussi vrai de décrire la guerre US comme ultra-souverainiste (seuls comptent les intérêts U.S.) que comme anti-souverainiste. Dans la même logique, la querelle des « uni  » et des  » multi  » (unilatéralisme ou multilatéralisme, monde unipolaire ou monde multipolaire) est surréaliste aux yeux des faucons: la question ne se pose même pas. Pour eux il y a l’Amérique et « ROW » (rest of the world), comme pour les Chinois il y avait l’Empire et les terres barbares.

Le tout se résout dans ce que William Kristol appelle « un internationalisme typiquement américain ». Il doit faire une heureuse synthèse entre l’idéalisme de Wilson et le goût de Teddy Roosevelt pour le « gros bâton ». Ou si l’on préfère la formule de GWB, c’est « l’union de nos valeurs et de nos intérêts nationaux« : réalisme des moyens et idéalisme des fins.

Les clintoniens voulaient élargir le modèle américain à la planète pour désarmer tous leurs ennemis (des gens qui votent et qui surfent sur le Net ne peuvent pas vraiment rester mauvais). Les bushites veulent désarmer tous leurs ennemis même virtuels afin d’empêcher la planète de menacer le modèle américain. Pour cela, il faut, selon eux, se libérer de deux erreurs symétriques. Erreur de droite: croire qu’on peut s’entendre avec l’Ennemi pour équilibrer les puissances. Erreur de gauche: ne pas oser désigner l’ennemi pour ne pas avoir à employer sa propre puissance. Désormais on nomme l’ennemi, on ne l’endigue plus, on le change. Et on change le monde avec. Il sera parfait ou chaotique.

C’est, nous l’avons dit, une guerre paranoïaque. Les néo-conservateurs sont persuadés que le monde ne sera devenu sûr pour l’Amérique que le jour où il ressemblera à l’Amérique. Quant à leurs alliés fondamentalistes chrétiens, il ne faut guère les pousser pour qu’ils délirent sur Amageddon, le Millenium, les prophéties et l’affrontement final contre le Malin. Or il est très difficile de discuter avec un parti dont le Secrétaire Général s’appelle Dieu.

Il se pourrait bien, après tout que les U.S.A. ne soient pas la  » puissance bienveillante  » qu’ils imaginent. Ils deviendraient alors la puissance pathétique, obsédée par le grand Malheur. Elle se rêve entre chute et châtiment, entourée d’un monde hostile puisque radicalement autre. Cette altérité est d’autant plus scandaleuse pour des gens qui considèrent que l’ennemi est quelqu’un qui est guidé par la  » haine de la liberté « .

Cette guerre est urgente. Le 11 Septembre aurait révélé une vérité cachée: L’Ennemi est partout. Il est invisible par nature. Il hait les principes de Bien et de démocratie, il complote contre le mode de vie américain. Son hostilité envers les U.S.A. est de l’ordre des fins et non des moyens. Rien ne pourra donc l’apaiser et il n’y a rien à négocier, ni moyen de le dissuader. L’existence de cet adversaire mauvais par essence constitue à elle seule l’imminence du péril. Celle-ci justifie la promptitude de l’attaque, donc la guerre préemptive. Il faut  » affronter les pires menaces avant qu’elles n’apparaissent  » suivant la formule de William Kristol.

Pour ne prendre qu’un exemple, Donald Rumsfeld témoigne de ce changement dans son discours au Sénat du 9 Juillet 2003. Le Secrétaire d’État (qui, quelques semaines plus tôt déclarait à Vanity Fair que le prétexte des A.D.M. avait été choisi pour des  » raisons bureaucratiques « ) dit cette fois:  » La coalition n’est pas intervenue en Irak parce que nous aurions découvert de nouvelles preuves dramatiques que l’Irak cherchait à se doter d’ADM. Nous sommes intervenus parce que nous avons considéré les preuves dans une nouvelle perspective, à travers le prisme de notre expérience du 11 Septembre « . De même que la beauté est dans l’œil du spectateur, il semble que le danger soit dans l’œil lucide du faucon. Et finalement que Saddam ait possédé, ait autrefois possédé, ait partiellement détruit, ait détruit sans pouvoir prouver qu’il l’avait fait, ait prévu de posséder ou ait eu la capacité de posséder éventuellement des ADM, rien de cela n’a plus d’importance. Car, comme conclut finement Rumsfeld:  » une chose dont je suis sûr, c’est que maintenant, il ne cherche plus à s’en procurer « . 

La guerre est menée au nom des peuples qui la subissent. Mao croyait que la Révolution était au bout du fusil, les faucons attachent la démocratie à la queue du missile. L’Empire Américains, terme que l’on n’hésite plus guère à employer, est présenté comme un empire bienveillant, un empire malgré lui. Un Empire anti-impérialiste, en somme. Mais aussi un Empire sans périphérie ni Barbares.

Des idées et des missiles

Rien de ce que nous venons d’exposer n’est secret. Au contraire, les néo-conservateurs aiment annoncer ce qu’ils feront. Surtout, ils adorent rappeler combien ils avaient annoncé ce qu’ils feraient. Leur abondante littérature ne peut être taxée ni d’ésotérisme, ni d’hypocrisie. Ils nous laissent donc surtout devant un problème d’anticipation (celle de ses chances de succès). En règle générale, les intellectuels européens interprètent à l’aide de deux figures bien connues: l’idéologie/dissimulation ou l’idéologie/délire.

Dans le premier cas, le discours est un rideau de fumée. L’universalisme proclamé dissimule la réalité des intérêts particuliers. Dans une version plus raffinée de cette théorie, les producteurs d’idées ne sont pas de simples hypocrites: chaque groupe tend à confondre avec des lois éternelles ou des principes transcendant la représentation partielle qu’il se fait de la réalité.

La thèse de l’idéologie/délire assimile idéologie et sommeil de la Raison et considère qu’une poignée de lunatique s’est emparée du pouvoir et qu’il est temps que la prochaine élection présidentielle U.S. balaie ces va-t-en-guerre.

En l’occurrence, aucune de ces deux méthodes ne nous suffit.

Soutenir que la politique étrangère actuelle des U.S.A. inspirée par les néo-conservateurs est le cache-sexe des intérêts pétroliers ou du lobby militaro-industriel est pour le moins réducteur: il n’est nullement évident que les gros pétroliers soient enchantés de la situation actuelle. Ni que leur but principal soit d’assurer la primauté américaine en matière énergétique à l’horizon 2040 et face aux compétiteurs chinois et européens.

Quant à l’explication par la libido ravagée des maniaques de la chaise électrique ou par l’imaginaire johnwaynesque des faucons, elle est un peu courte. Et ne parlons pas des explications pseudo-culturelles à la Robert Kagan: les Américains « aiment » la puissance, les Européens « préfèrent » rester faibles. Les uns viennent de Mars, les autres de Vénus.

L’idéologie est une entité qui possède une autonomie relative – et dans sa genèse et son évolution. Elle se pose en opposition à des idéologies adverses – et comme variable historique. L’idéologie, c’est aussi une force en marche, une idée qui circule de tête en tête et qui a besoin de vecteurs et relais. Elle repose sur des machineries du faire-croire. Toute idéologie veut changer le monde sous couleur de l’interpréter. Mais certaines configurations stratégiques et techniques lui donnent plus ou moins de poids et de conséquences. Comme le rappelle Régis Debray: « L’idéologie n’est pas l’antithèse d’un savoir ou d’une réalité, comme illusion, méconnaissance ou fausse conscience, mais la forme et le moyen d’une organisation collective. Ce n’est pas une modalité du voir, mais une contrainte du faire. »

Concrètement, cela nous amène à énoncer deux hypothèses, au demeurant rigoureusement contradictoires. Et même si la première semble beaucoup plus vraisemblable que la seconde, on aurait tort de négliger cette dernière.

  • Hypothèse 1: La doctrine à un coup.

Dans cette éventualité, les faucons ont travaillé pendant des années pour produire une seule « magnifique petite guerre » conforme à leurs vœux. GWB commence chaque journée par une méditation biblique, dit-on. Mais en période électorale (avec une élection présidentielle en Novembre 2004, le début de la campagne était hier matin), il y a d’autres voix à surveiller que celle du Seigneur. Or de nombreux facteurs pourraient se liguer pour ramener le candidat George Marcheur Buisson à des affaires internes plus pressantes.

D’abord l’argument: « It’s the economy, stupid« . C’est l’économie (qui fait l’élection), balourd, avait appris à ses dépens un père pourtant auréolé de la première victoire du Golfe. Son fils fera-t-il le même constat ? avant la première guerre d’Iran ou pendant la première guérilla mondiale qui risque fort de s’ensuivre ? Car, bien entendu, le caractère monopolistique de la puissance militaire US peut ouvrir l’ère de la guerre asymétrique universelle, où les  » faibles  » s’en prendraient par tous les moyens dissimulés et non conventionnels à un  » fort  » unique dont le défaut principal serait de s’exposer partout.

Il se pourrait donc que le Texan toxique considère qu’à trois guerres, « bonjour les dégâts ». Dans une Amérique qui se préoccupe surtout de son système de santé et où les sondages indiquent une chute spectaculaire des opinions positives sur la situation en Irak « libéré », annoncer que votre premier souci est d’en découdre avec l’Iran ou la Corée n’est pas un argument auquel l’électorat centriste soit très sensible.

Ce l’est encore moins quand une partie de vos troupes (les conservateurs modérés ou « paléos ») s’inquiète du poids pris par les « néos » ou critique les monstrueux déficits qu’implique le programme de réduction des impôts. L’hypothèse est la suivante: le trivial l’emporterait sur le martial, le démagogique sur le géostratégique et le souci de la prochaine réélection sur les plans des néo-conservateurs pour un « nouveau siècle américain« .

Ces derniers se sont vantés un peu vite d’avoir guéri l’Amérique de son syndrome vietnamien: pendant les semaines qui ont suivi la chute de Saddam l’opposition U.S. à la guerre a semblé paralysée. Elle était coincée entre le vieux principe « Don’t argue with succcess« , (on ne discute pas avec le succès), et la crainte de paraître unamerican, non patriote. Au « pire », elle pratiquait une rhétorique maximaliste: elle reprochait que la mariée ne soit pas assez belle (On n’a pas arrêté Saddam, Al Quaïda est toujours en activité, il n’y a toujours pas de Parlement…).

Mais si la guerre d’Irak ne faisait que commencer ?

Au moment où nous écrivons ces lignes, en Juillet, l’opposition démocrate semble se ressaisir, notamment par la bouche du candidat aux primaires Howard Dean, assez agressif. Elle profite de l’impopularité des pertes quasi quotidiennes sur le terrain. L’affaire des « preuves » pour le moins « cosmétisées » par la Maison Blanche (et en particulier les prétendues tentatives de Saddam de se procurer de l’uranium enrichi au Niger) donnent aux démocrates qui avaient voté en faveur de la guerre une raison de proclamer qu’ils avaient été trompés. Au même moment, les sondages indiquent que la moitié des Américains environ commence à se persuader que les raisons d’entrer en guerre ont été exagérées. L’effet de parallélisme avec la situation de Tony Blair, empêtré dans son propre scandale des fausses preuves peut également jouer. On attendait le « pistolet fumant », qui devait, comme dans le feuilleton « Perry Mason », démontrer au jury, l’opinion mondiale, la culpabilité du méchant. Ce sont plutôt des balles dans le pied que se tirent les attorneys Bush . Le phénomène va-t-il encore s’amplifier ?

Donc, si les body bags continuent à revenir au rythme de plusieurs par semaine… Si les autorités d’occupation, dont les maladresses ont fini par décourager même leurs féaux du Conseil National Irakien, ne parviennent pas à refiler le mistigri à un gouvernement  » indigène  » vaguement plausible… Si les USA ne réussissent pas à associer des alliés à la coûteuse occupation du pays (1 Milliards de dollars par semaine)… Si tout cela se combine, l’humeur générale ne sera pas au bellicisme effréné…

Comme le fait remarquer Clyde Prestowitz, dans un article du Spectator du 5 Juillet « Pour que la guerre préemptive soit une stratégie crédible, elle doit reposer sur un renseignement parfait ou presque. Dans ses récents efforts pour augmenter leurs forces en Irak, les USA ont demandé un déploiement accru de troupes à sa coalition des volontaires et ils ont rencontré une réticence dont l’intensité les a surpris. Ce n’est pas une surprise. Qui a intérêt à rejoindre une coalition sur la base d’informations erronées et avec la probabilité de rencontrer des difficultés inopinées ?« . C’est effectivement un point central. En son principe, la guerre préemptive repose sur la dominance informationnelle et l’idéal de la « Total Information Awareness », ce gigantesque système d’alerte destiné à déceler les tentatives terroristes. L’intelligence tient donc un rôle préventif, mobilisateur et probant qu’il n’a eu dans aucune guerre précédente. Mais si l’intelligence est idiote ou insuffisante (comme elle l’a été avant le 11 Septembre) ou si le politique lui fait dire ce qu’il veut, tout le système s’effondre. Et les dégâts collatéraux peuvent être immenses, qu’ils soient moraux (perte de crédibilité morale du pouvoir, revers électoraux) ou stratégiques (découragement des alliés qui n’ont pas envie d’aller faire la vaisselle sale après que les USA aient mangé le repas).

  • Hypothèse 2. Le triomphe du sixième sens.

Le sixième sens – le mot est d’Hannah Arendt – c’est le sens d’une réalité cachée que l’idéologie découvre en lieu et place du monde familier à la plupart des mortels. C’est surtout la façon dont l’idéologie substitue la première réalité à la seconde. L’idéologie, comme le montre une longue expérience, est non seulement à l’épreuve des faits, mais son délire d’interprétation se nourrit très bien des démentis du réel. C’est le vieux principe du « plus du même » qui amenait certains, constatant les échecs des expériences communistes à proclamer qu’elles n’avaient échoué que faute d’avoir été assez socialistes. On pourrait tout aussi bien parler d’une spirale de l’autiste Ce principe pourrait inspirer les partisans de la « W.W. IV » et les guider dans leur fuite en avant: puisque les événements nous échappent feignons de les organiser et réclamons d’autant plus fort l’application de nos principes. Le programme de reconfiguration de la planète par missiles démocratiques interposés devrait alors être accéléré. Chaque règlement de comptes entre seigneurs de la guerre afghans, chaque désordre en Irak, chaque attentat suicide en Palestine deviendrait un argument encore plus « damn’ serious » pour avancer vers la prochaine bataille. Dans cette hypothèse, la secte qui contrôle le cercle intérieur du pouvoir américain se durcirait encore. Elle gérerait la plus gigantesque machine à se procurer des ennemis qu’ait imaginé d’un cerveau humain: on justifie les thèses de l’adversaire (les projets de domination mondiales des  » croisés « , la guerre des civilisations), on décourage ses alliés par son mépris et on multiplie les lignes arrière, donc du même coup les cibles. La prophétie devient ainsi auto-réalisatrice. Même les paranoïaques ont des ennemis.

Le lecteur français est en droit de trouver tout cela paradoxal voire absurde. Nous l’invitions à lire ce qu’écrivent maintenant les néos pour comprendre quelle fièvre les saisit. Une grande partie de l’opinion américaine (dont peut-être G.W. Bush) reste persuadée que les guerres d’Afghanistan ou d’Irak visaient à prévenir un péril grave et imminent visant le territoire des États-Unis.

Les néo-conservateurs qui possèdent tous un Q. I. à trois chiffres inscrivent, eux, la guerre dans une perspective de « reconfiguration ». Leur jeu des « dominos démocratiques » est censé durer au moins autant que la guerre froide. Ils le rappellent volontiers par des proclamations du type « Notre route commence à Bagdad « , titre d’un livre de William Kristol. Pour lui,  » un avenir plein d’humanité passe par une politique étrangère américaine sûre d’elle, idéaliste, déterminée et convenablement financée. L’Amérique ne doit pas seulement être le policier ou le shérif du monde, elle doit être son phare et son guide…L’alternative à la domination américaine est un monde chaotique où il n’existe nulle autorité capable d’assurer la paix et la sécurité et de faire respecter les normes internationales.« 

Dans le même esprit, les grandes « think-tanks » conservatrices comme American Entreprise Institute sont en train de préparer leur argumentation pour la « prochaine ». Ainsi l’Iran: les installations atomiques de Natanz et Bushehr, le « projet Manhattan des mollahs », les membres d’al Quaïda qui auraient trouvé refuge en Iran, les réformateurs eux-mêmes qui seraient tentés par l’idée d’assurer la sécurité de leur pays par sa nucléarisation, la relative inefficacité des tentatives de déstabilisation du régime… Le dossier s’épaissit. Conclusion tirée par un chercheur néo-conservateur, Marc Gerecht dans Weekly Standard: « Nous pouvons donner sa chance à la diplomatie. Mais, à la fin, si nous nous détournons de l’action préemptive, la doctrine de l’axe du mal est morte ».

Or, si la secte continue à maintenir le pouvoir exécutif U.S. dans un état de quasi-isolement, elle est capable de trouver des justifications. Des gens aussi intelligents et qui préparent leur plan depuis si longtemps, plus de dix ans, ne vont pas se laisser arrêter par quelque chose d’aussi bête que la réalité. D’autant que les médias les ont aidés à répandre une vision très hollywoodienne des événements. La société du spectacle adore la guerre du spectacle et le spectacle de la guerre.

De plus, chez les néo-conservateurs, l’idéologie a un statut très particulier:

C’est d’abord l’influence derrière la puissance, la capacité quasi démiurgique donnée au producteur d’idées lorsqu’elles rencontrent des milliards et des missiles pour transformer la réalité. Leur pouvoir ne consiste pas à commander mais à commander la vision de ceux qui commandent.

C’est ensuite un acte de foi dans « le pouvoir des idées » en soi (un slogan d’Heritage): celui qui est suffisamment convaincu de la vérité de ses thèses est, selon eux, invincible.

Enfin le projet rencontre l’occasion et l’idée: pour eux, jamais pareille opportunité n’a été offerte à une seule Nation, donc à une doctrine, de peser ainsi sur l’Histoire. Pareille conjonction (monopuissance U.S.+ « réveil » de la conscience américaine) ne se rate pas.

Ce sont trois raisons de persévérer. La seule question est alors le maintien et l’étendue de du pouvoir très particulier des nouveaux idéologues. La seule bonne question est donc  » Jusqu’à quel point le délire est-il contagieux ? « 

Conclusion

Finalement nous pouvons envisager que la réponse suppose une course de vitesse entre trois facteurs :

  • Le facteur VPRC (la vitesse de propagation et de révélation du chaos) ;
  • La lassitude de l’opinion, qu’il s’agisse de l’opinion publique ou de l’opinion financière ;
  • La capacité de résistance au réel du système d’influence idéologique néo-conservateur.

Ce fort degré d’incertitude ne doit nous inciter ni au moralisme creux ( » Que ces gens sont méchants: ils ne respectent pas l’ONU. « ), ni au catastrophisme ricanant (« Je vous l’avais bien dit: les Américains vont dans le mur. ») Il nous impose de penser une grande stratégie européenne. Car si quatrième guerre il y a, elle n’a pas de front. Elle sera aussi une guerre intérieure entre les forces de l’unification et la résistance de la singularité. Et l’enjeu sera peut-être, comme nous le suggère Sloterdjik l’espérance qu’elle devienne « le séminaire où les gens apprennent à réfléchir au-delà de l’Empire »

François-Bernard Huyghe

Voir également:

[1] Docteur d’État en Sciences Politiques, François-Bernard Huyghe est Chercheur en Sciences de l’Information et de la Communication. Il enseigne notamment au Celsa Paris IV, à HEC, ainsi qu’à l’École de guerre économique à Paris. Ses recherches actuelles portent sur les rapports entre information, conflit et technologie. Il a publié notamment « L’Information, c’est la guerre » (Panoramiques) et « l’Ennemi à l’ère numérique, Chaos, Information, Domination » (Presses Universitaires de France) et Écran / Ennemi: Terrorismes et guerre de l’Information » (www.00h00.com). F.-B. Huyghe est aussi connu pour avoir fondé l’Observatoire d’infostratégie dont la renommée a dépassé largement les frontières des pays membres de l’Union européenne.

[2] L’Observatoire d’infostratégie a pour vocation de réunir des chercheurs, des praticiens ou des journalistes qui s’intéressent à la guerre de l’information au sens large. Et ce, pour la comprendre, pas pour la pratiquer pour une cause militante. Il n’est donc pas question, dans le cadre de l’Observatoire ou du site Vigirak, de sortir du travail d’analyse, de diffuser des informations illégales ou dangereuses, d’aider quelque partie (ou parti) que ce soit ou bien entendu de propager des thèses « conspirationnistes ». L’Observatoire d’infostratégie n’est donc pas une usine à rumeurs pour activistes électroniques de tous poils (NDLR).